Œuvres complètes de Marmontel, tome 8: Les Incas, ou la destruction de l'empire du Pérou
AU ROI DE SUÈDE.
Sire,
Cet hommage de la reconnaissance ne sera point souillé par l'adulation. C'est à la Suède, heureuse de vous avoir remis le dépôt de sa liberté, à la Suède, où règne à-présent la tranquillité, la concorde, la douce autorité des lois, à la place des factions et des troubles de l'anarchie; c'est à ce peuple trop long-temps divisé par des intérêts étrangers, et tout-à-coup éclairé sur les siens, réuni, rendu à lui-même, enfin délivré des entraves qui retenaient captives sa force et sa vertu, c'est à lui, Sire, à vous louer.
J'espère bien consigner dans les fastes de vos augustes alliés cette grande et première époque du règne de VOTRE MAJESTÉ, cette révolution si évidemment nécessaire au bonheur de vos États, Sire, puisqu'elle s'est faite sans violence d'un côté, et sans résistance de l'autre. Mais ce témoignage, que je rendrai au libérateur, au bienfaiteur de la Suède, ne sera publié que lorsque je ne vivrai plus, et que la tombe, inaccessible à l'espérance et à la crainte, garantira ma sincérité.
Aujourd'hui, Sire, c'est de ma propre gloire que je m'occupe, en suppliant VOTRE MAJESTÉ de permettre que cet ouvrage paraisse au jour sous ses auspices, comme un monument des bontés dont elle daigne m'honorer.
Que dis-je? Est-ce à moi, Sire, est-ce à ma vaine gloire que je dois penser dans ce moment? La moitié du globe opprimée, dévastée par le fanatisme, est le tableau que je présente aux yeux de VOTRE MAJESTÉ; je rouvre la plus grande plaie qu'ait jamais faite au genre humain le glaive des persécuteurs; je dénonce à la religion le plus grand crime que le faux zèle ait jamais commis en son nom: puis-je ne pas m'oublier moi-même?
C'est l'humanité, Sire, outragée et foulée aux pieds par son plus cruel ennemi, que je mets aujourd'hui sous la protection d'un roi sensible et juste, ou plutôt de tous les bons rois, de tous les rois qui vous ressemblent. Les attentats du fanatisme ne sont pas de ceux qu'il suffit de déférer à la rigueur des lois: car les lois ne sont plus quand le fanatisme domine. Tous les autres crimes ont à redouter ou le châtiment ou l'opprobre; les siens portent un caractère qui en impose à l'autorité, à la force, à l'opinion: un saint respect les garantit trop souvent de la peine, et toujours de la honte; leur atrocité même imprime une religieuse terreur; et si quelquefois ils sont punis, ils n'en sont que plus révérés. Le fanatisme se regarde comme l'ange exterminateur. Chargé des vengeances du ciel, il ne reconnaît ni frein, ni loi, ni juge sur la terre. Au trône il oppose l'autel, aux rois il parle au nom d'un dieu, aux cris de la nature et de l'humanité il répond par des anathèmes. Alors tout se tait devant lui; l'horreur qu'il inspire est muette. Tyran des ames et des esprits, il y étouffe le sentiment et la lumière naturelle; il en chasse la honte, la pitié, le remords; plus d'opprobre, plus de supplice capable de l'intimider: tout est pour lui gloire et triomphe. Que lui opposer, même du haut du trône qu'il regarde du haut des cieux? Peuples et rois, tout se confond devant celui qui ne distingue parmi les hommes que ses esclaves et ses victimes. C'est sur-tout aux rois qu'il s'adresse, soit pour en faire ses ministres, soit pour en faire des exemples plus éclatants de ses fureurs: car ils ne sont sacrés pour lui, qu'autant qu'il est sacré pour eux. Aussi les a-t-on vus cent fois le servir en le détestant, et de peur d'attirer sa rage sur eux-mêmes, lui laisser dévorer sa proie, et lui livrer des millions d'hommes pour l'assouvir et l'appaiser. Quel ennemi, Sire, pour les souverains, pour les pères des nations, qu'un monstre qui, jusques dans leurs bras, déchire leurs enfants, sans qu'ils osent les lui arracher! C'est donc aux rois à se liguer d'un bout du monde à l'autre, pour l'étouffer dès sa naissance, ou plutôt avant sa naissance, avec la superstition qui en est le germe et l'aliment.
Vous êtes né, Sire, pour donner de grands exemples à vos pareils; mais peut-être ne serez-vous jamais plus utile et plus cher au monde, qu'en invitant les rois à soutenir, d'une protection éclatante, les écrivains qui prémunissent les générations futures contre les séductions et les fureurs du fanatisme, et qui jettent dans les esprits cette lumière vraiment céleste, ces grands principes d'humanité et de concorde universelle, ces maximes enfin d'indulgence et d'amour, dont la religion, ainsi que la nature, a fait l'abrégé de ses lois et l'essence de sa morale.
Je suis avec le plus profond respect,
SIRE,
DE VOTRE MAJESTÉ,
Le très-humble et très-obéissant serviteur,
Marmontel.