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Œuvres complètes de Marmontel, tome 8: Les Incas, ou la destruction de l'empire du Pérou

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LES INCAS.

CHAPITRE PREMIER.

L'empire du Mexique était détruit; celui du Pérou fleurissait encore; mais, en mourant, l'un de ses monarques l'avait partagé entre ses deux fils. Cusco avait son roi, Quito avait le sien. Le fier Huascar, roi de Cusco, avait été cruellement blessé d'un partage qui lui enlevait la plus belle de ses provinces, et ne voyait dans Ataliba qu'un usurpateur de ses droits. Cependant un reste de vénération pour la mémoire du roi son père réprimait son ressentiment; et au sein d'une paix trompeuse et peu durable, tout l'empire allait célébrer la grande fête du soleil[19].

[19] A l'équinoxe de septembre. On appelait cette fête Citua Raïmi. Voyez Garcilasso, liv. 2, chap. 22.

Le jour marqué pour cette fête, était celui où le dieu des incas, le soleil, en s'éloignant du nord, passait sur l'équateur, et se reposait, disait-on, sur les colonnes de ses temples. La joie universelle annonce l'arrivée de ce beau jour; mais c'est sur-tout dans les murs de Quito, dans ses délicieux vallons, que cette sainte joie éclate. De tous les climats de la terre, aucun ne reçoit du soleil une si favorable et si douce influence; aucun peuple aussi ne lui rend un hommage plus solennel.

Le roi, les incas, et le peuple, sur le vestibule du temple où son image est adorée, attendent son lever dans un religieux silence. Déja l'étoile de Vénus, que les Indiens nomment l'astre à la brillante chevelure[20], et qu'ils révèrent comme le favori du soleil, donne le signal du matin. A peine ses feux argentés étincellent sur l'horizon, un doux frémissement se fait entendre autour du temple. Bientôt l'azur du ciel pâlit vers l'orient; des flots de pourpre et d'or peu-à-peu s'y répandent, la pourpre à son tour se dissipe, l'or seul, comme une mer brillante, inonde les plaines du ciel. L'œil attentif des Indiens observe ces gradations, et leur émotion s'accroît à chaque nuance nouvelle. On dirait que la naissance du jour est un prodige nouveau pour eux; et leur attente est aussi timide que si elle était incertaine.

[20] Chasca, chevelue.

Soudain la lumière à grands flots s'élance de l'horizon vers les voûtes du firmament; l'astre qui la répand s'élève; et la cime du Cayambur[21] est couronnée de ses rayons. C'est alors que le temple s'ouvre, et que l'image du soleil, en lames d'or, placée au fond du sanctuaire, devient elle-même resplendissante à l'aspect du dieu qui la frappe de son immortelle clarté. Tout se prosterne, tout l'adore; et le pontife[22], au milieu des incas et du chœur des vierges sacrées, entonne l'hymne solennelle, l'hymne auguste, qu'au même instant des millions de voix répètent, et qui, de montagne en montagne, retentit des sommets de Pambamarca jusques par-delà le Potose.

[21] Cayamburo ou Cayamburco, montagne au nord de Quito.

[22] Le sacerdoce résidait dans la famille des incas. Le grand-prêtre du soleil devait être oncle ou frère du roi. On l'appelait Villuma ou Villacuma, diseur d'oracles.

CHŒUR DES INCAS.

Ame de l'univers! toi qui, du haut des cieux, ne cesses de verser au sein de la nature, dans un océan de lumière, la chaleur, et la vie, et la fécondité; soleil, reçois les vœux de tes enfants et d'un peuple heureux qui t'adore.

LE PONTIFE, seul.

O roi, dont le trône sublime brille d'un éclat immortel, avec quelle imposante majesté tu domines dans le vaste empire des airs! Quand tu parais dans ta splendeur, et que tu agites sur ta tête ton diadème étincelant, tu es l'orgueil du ciel et l'amour de la terre. Que sont-ils devenus, ces feux qui parsemaient les voiles de la nuit? Ont-ils pu soutenir un rayon de ta gloire? Si tu ne t'éloignais, pour leur céder la place, ils resteraient ensevelis dans l'abyme de ta lumière; ils seraient dans le ciel comme s'ils n'étaient pas.

CHŒUR DES VIERGES.

O délices du monde! heureuses les épouses qui forment ta céleste cour[23]! que ton réveil est beau! quelle magnificence dans l'appareil de ton lever! quel charme répand ta présence! les compagnes de ton sommeil soulèvent les rideaux de pourpre du pavillon où tu reposes, et tes premiers regards dissipent l'immense obscurité des cieux. O! quelle dut être la joie de la nature, lorsque tu l'éclairas pour la première fois! Elle s'en souvient; et jamais elle ne te revoit sans ce tressaillement qu'éprouve une fille tendre au retour d'un père adoré, dont l'absence l'a fait languir.

[23] Il nous reste une hymne péruvienne, adressée à une fille céleste, qui, dans la mythologie du pays, faisait l'office des Hyades. On va voir dans cette hymne quel était le tour et le caractère de la poésie des Péruviens: «Belle fille, ton malin frère vient de casser ta petite urne, où étaient enfermés l'éclair, le tonnerre et la foudre, et d'où ils se sont échappés. Pour toi, tu ne verses sur nous que la neige et les douces pluies. C'est le soin que t'a confié celui qui régit l'univers.»

LE PONTIFE, seul.

Ame de l'univers! sans toi le vaste océan n'était qu'une masse immobile et glacée; la terre, qu'un stérile amas de sable et de limon; l'air, qu'un espace ténébreux. Tu pénétras les éléments de ta chaleur vive et féconde; l'air devint fluide et subtil, les ondes souples et mobiles, la terre fertile et vivante; tout s'anima, tout s'embellit: ces éléments, qu'un froid repos tenait dans l'engourdissement, firent une heureuse alliance: le feu se glisse au sein de l'onde; l'onde, divisée en vapeurs, s'exhale et se filtre dans l'air; l'air dépose au sein de la terre les germes précieux de la fécondité; la terre enfante et reproduit sans cesse les fruits de cet amour, sans cesse renaissant, que tes rayons ont allumé.

CHŒUR DES INCAS.

Ame de l'univers, ô soleil! es-tu seul l'auteur de tous les biens que tu nous fais? n'es-tu que le ministre d'une cause première, d'une intelligence au-dessus de toi? Si tu n'obéis qu'à ta volonté, reçois nos vœux reconnaissants; mais si tu accomplis la loi d'un être invisible et suprême[24], fais passer nos vœux jusqu'à lui: il doit se plaire à être adoré dans sa plus éclatante image.

[24] Ce dieu inconnu s'appelait Pacha-Camac, celui qui anime le monde. Les Incas avaient laissé subsister son temple dans la vallée de son nom, à trois lieues de Lima, où il était adoré. Les Indiens, ses adorateurs, ne lui offraient point de sacrifices.

LE PEUPLE.

Ame de l'univers, père de Manco, père de nos rois, ô soleil! protége ton peuple, et fais prospérer tes enfants!

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