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Œuvres complètes de Marmontel, tome 8: Les Incas, ou la destruction de l'empire du Pérou

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CHAPITRE V.

Le peuple et les Incas se tiennent rangés en silence au-delà du parvis. Le roi seul monte les degrés du vestibule où l'attend le grand-prêtre, qui ne doit révéler qu'à lui les secrets du sombre avenir[41].

[41] Il ne lui était pas permis de divulguer ce qu'il savait de science divine. (Garcil.)

Le ciel était serein, l'air calme et sans vapeurs; et l'on eût pris dans ce moment l'horizon du couchant pour celui de l'aurore. Mais bientôt, du sein de la mer pacifique, s'élève au-dessus de Palmar[42] un nuage pareil à des vagues sanglantes; présage épouvantable dans ce jour solennel. Le grand-prêtre en frémit; cependant il espère qu'avant le coucher du soleil ces vapeurs vont se dissiper. Elles redoublent, elles s'entassent comme les sommets des montagnes, et en s'élevant, elles semblent défier le dieu qui s'avance, de rompre la vaste barrière qu'elles opposent à son cours. Il descend avec majesté, et, des rayons qui l'environnent, perçant de tous côtés ces flots de pourpre, il les entr'ouvre; mais soudain l'abyme est comblé. Vingt fois il écarte les vagues, qui vingt fois retombent sur lui. Submergé, renaissant, il épuise les traits de sa défaillante lumière, et lassé du combat, il reste enseveli comme dans une mer de sang.

[42] Promontoire sous l'équateur.

Un signe encore plus terrible se manifeste dans le ciel: c'est un de ces astres que l'on croyait errants, avant que l'œil perçant de l'astronomie eût démêlé leur route dans l'immensité de l'espace. Une comète, semblable à un dragon qui vomit des feux, et dont la brûlante crinière se hérisse autour de sa tête, paraît venir de l'orient et voler après le soleil. Ce n'est dans le céleste azur qu'une étincelle aux yeux du peuple; mais le grand-prêtre, plus attentif, y croit distinguer tous les traits de ce monstre prodigieux: il lui voit respirer la flamme; il lui voit secouer ses ailes embrasées; il voit sa brûlante prunelle suivre, du haut des cieux, la trace du soleil, dans l'ardeur de l'atteindre et de le dévorer. Mais dissimulant la terreur dont ce prodige le pénètre: «Prince, dit-il au roi, suivez-moi dans le temple;» et là, recueilli en lui-même, après avoir été quelque temps immobile et en silence devant l'Inca, il lui parle en ces mots:

«Digne fils du dieu que je sers, si l'avenir était inévitable, ce dieu bienfaisant nous épargnerait la douleur de le prévoir; et sans nous affliger d'avance du pressentiment de nos maux, il laisserait à l'esprit humain son aveuglement salutaire, et au temps son obscurité. Puisqu'il daigne nous éclairer, ce n'est pas inutilement; et les malheurs qu'il nous annonce peuvent encore se détourner. Ne vous effrayez point de ceux qui vous menacent. Ils sont affreux, s'il en faut croire les signes que je viens d'observer dans le ciel. Ces signes ne s'accordent pas: l'un me dit que c'est du couchant que doit venir une guerre sanglante; l'autre m'annonce un ennemi terrible, qui fond sur nous de l'orient: mais l'un et l'autre est un avis de ce dieu qui veille sur nous. Prince, armez-vous donc de constance. Être innocent et courageux, ne pas mériter son malheur, et le souffrir; voilà la tâche que la nature impose à l'homme: le reste est au-dessus de nous.»

Le prêtre consterné n'en dit pas davantage; et le monarque, renfermant la tristesse au fond de son cœur, sortit du temple, et se montra au peuple avec un front calme et serein. «Notre dieu, lui dit-il, sera toujours le même; il veille au sort de son empire, et il protége ses enfants.»

Alors on lui vint annoncer que des infortunés, chassés de leur patrie, lui demandaient l'hospitalité. «Qu'ils paraissent, répond l'Inca: jamais les malheureux ne trouveront mon cœur inaccessible, ni mon palais fermé pour eux.»

Les étrangers s'avancent: c'est le triste débris de la famille de Montezume, fuyant le joug des Espagnols, et qui, de rivage en rivage, cherche un refuge impénétrable aux poursuites de ses tyrans.

Un jeune cacique se présente à la tête de ces illustres fugitifs. A sa démarche, à sa noble assurance, on reconnaît en lui, tout suppliant qu'il est, l'habitude de commander. Un chagrin profond et cruel paraît empreint sur son visage; mais sa beauté, quoique ternie, est touchante dans sa langueur: en intéressant, elle étonne; et l'altération de ses traits annonce moins l'abattement, que la souffrance d'une ame fière et indignée de son malheur.

L'Inca lui dit: «Jeune étranger, apprenez-moi qui vous êtes, d'où vous venez, et quel coup du sort vous fait chercher un asyle en ces lieux.»

«Inca, lui répond Orozimbo (c'était le nom du mexicain), tu vois en nous les déplorables restes d'un empire au moins aussi vaste, aussi florissant que le tien. Cet empire est détruit. Le sort ne nous laissait que la fuite ou que l'esclavage; nous avons préféré la fuite. Deux hivers nous ont vus errants sur les montagnes. Las de vivre dans les forêts et parmi les bêtes féroces, nous avons pris la résolution d'aller chercher des hommes moins malheureux que nous, et moins cruels que nos tyrans. Il y a trois mois qu'à la merci des flots, nous parcourons, à travers mille écueils, les détours d'un rivage immense. Les maux que nous avons soufferts nous auraient accablés; le bruit de tes vertus a soutenu notre espérance. On te dit juste et bienfaisant; nous venons éprouver si la renommée en impose. Après toi, notre unique ressource, celle qui, dans le malheur, ne manque jamais qu'à des lâches, c'est le courage de mourir.»

«Étrangers, reprit le monarque, vous n'aurez pas en vain mis votre confiance en moi. Venez dans mon palais vous reposer et réparer vos forces. Je suis impatient d'entendre le récit de votre infortune, mais je désire encore plus de vous la faire oublier.»

Le cacique et ses compagnons, conduits au palais de l'Inca, y sont servis avec respect; mais il défend qu'on étale à leurs yeux une vaine magnificence: car l'ostentation de la prospérité est une insulte pour les malheureux. Un bain pur, des vêtements frais, une table abondante et simple, des asyles pour le sommeil, où règne un tranquille silence, sont les premiers secours de l'hospitalité qu'exerce envers eux ce monarque.

Le lendemain il les reçoit au milieu de sa famille, vertueuse et paisible cour, les fait asseoir autour de son trône, et parlant au jeune Orozimbo avec tous les ménagements que l'on doit aux infortunés, il l'invite à soulager son cœur du poids accablant de ses peines, en lui racontant ses malheurs.

«Le souvenir en est cruel, dit le cacique mexicain, avec un triste et profond soupir; mais je te dois l'effort d'en retracer la désolante image. Écoute-moi, généreux prince, et puisse l'exemple de ma patrie t'apprendre à garantir ces bords du fléau qui l'a ravagée.» A ces mots, le silence règne dans l'assemblée des Incas; et le cacique reprend ainsi.

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