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Œuvres complètes de Marmontel, tome 8: Les Incas, ou la destruction de l'empire du Pérou

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CHAPITRE XIX.

Là, tout ce qui s'offre à leurs yeux annonce un peuple industrieux et riche. Pizarre fait dire à ce peuple qu'il recherche son amitié; et bientôt il le voit s'assembler en foule sur le port. Il voit son navire entouré de radeaux[77] chargés de présents: ce sont des grains, des fruits, et des breuvages, dont les vases d'or sont remplis. Sensible à la bonté, à la magnificence de ce peuple doux et paisible, Pizarre s'applaudit d'avoir enfin trouvé des hommes; mais ses compagnons s'applaudissent d'avoir trouvé de l'or.

[77] Ces radeaux s'appelaient des balzes.

Les Indiens, sans défiance comme sans artifice, sollicitaient les Castillans à descendre sur le rivage. Pizarre le permit, mais seulement à deux des siens, à Candie et à Molina. A peine sont-ils descendus, qu'une foule empressée et caressante les environne. Le cacique lui-même les conduit dans sa ville, les introduit dans son palais, et leur fait parcourir les demeures tranquilles de ses Indiens fortunés. Ces hommes simples les reçoivent comme des amis tendres reçoivent des amis; et avec l'ingénuité, la sécurité de l'enfance, ils leur étalent ces richesses qu'ils auraient dû ensevelir.

«Quoi de plus touchant, disait Molina, que l'innocence de ce peuple?—Il est vrai qu'il est simple, et facile à civiliser, disait Candie;» et cependant, le crayon à la main, au milieu des sauvages, il levait le plan de la ville et des murs qui l'environnaient. Les Indiens, enchantés de l'art ingénieux avec lequel sa main traçait comme l'ombre de leurs murailles, ne se lassaient pas d'admirer ce prodige nouveau pour eux. Ils étaient loin de soupçonner que ce fût une perfidie. «Que faites-vous? lui demande Alonzo.—J'examine, répond Candie, par où l'on peut les attaquer.—Les attaquer? Quoi! dans le moment même qu'ils vous comblent de biens, qu'ils se livrent à vous sans crainte et sur la foi de l'hospitalité, vous méditez le noir projet de les surprendre dans leurs murs! Êtes-vous assez lâche?…—Et vous, reprit Candie, êtes-vous assez insensé pour croire qu'on passe les mers et qu'on vienne d'un monde à l'autre pour s'attendrir, comme des enfants, sur l'imbécillité d'un peuple de sauvages? On ferait de belles conquêtes avec vos timides vertus.—Peut-être, dit Alonzo. Mais est-ce bien Pizarre qui fait lever le plan de ces murs?—C'est lui-même.—J'en doute encore.—Vous m'insultez.—Je l'estime trop pour vous croire.» Et à ces mots, l'impétueux jeune homme arrache des mains de Candie le dessin qu'il avait tracé.

Tout-à-coup, se lançant l'un à l'autre un regard de colère, ils écartent la foule; et l'épée étincelle comme un éclair dans leurs vaillantes mains. Les sauvages, persuadés que ce combat n'était qu'un jeu, applaudissaient d'abord, avec les regards de la joie et les signes naïfs de l'admiration, à l'adresse dont l'un et l'autre paraient les coups les plus rapides. Mais, lorsqu'ils virent le sang couler, ils jetèrent des cris perçants de douleur et d'effroi; et leur roi, se précipitant lui-même entre les deux épées, s'écrie: «Arrête! arrête! C'est mon hôte, c'est mon ami, c'est le sang de ton frère que tu fais couler.» On s'empresse, on les retient, on les désarme, on les mène sur le vaisseau.

Pizarre, instruit de leur querelle, les reprit tous les deux; mais, quelque égalité qu'il affectât dans ses reproches, Alonzo crut s'apercevoir que Candie était approuvé. Un noir chagrin s'empara de son ame. Il se rappela les conseils du vertueux Barthélemi; il se retraça le supplice du vieillard indien qu'on avait fait brûler, la guerre injuste et meurtrière qu'on avait livrée à ces peuples, l'avidité impatiente de ses compagnons à la vue de l'or. Enfin l'exemple du passé ne lui fit voir dans l'avenir que le meurtre et que le ravage; et dès-lors il se repentit de s'être engagé si avant.

Comme il était chéri des Indiens, c'était lui que Pizarre chargeait le plus souvent d'aller pourvoir aux besoins du navire. Un jour qu'il était descendu, il fut accueilli par ce peuple avec une amitié si naïve et si tendre, qu'il ne put retenir ses pleurs. «Dans quelques mois peut-être, disait-il en lui-même, les fertiles bords de ce fleuve, ces champs couverts de moissons, ces vallons peuplés de troupeaux, seront tous ravagés; les mains qui les cultivent seront chargées de chaînes; et de ces Indiens si doux et si paisibles, des milliers seront égorgés, et le reste, réduit au plus dur esclavage, périra misérablement dans les travaux des mines d'or. Peuple innocent et malheureux! non, je ne puis t'abandonner; je me sens attaché à toi, comme par un charme invincible. Je ne trahis point ma patrie en me déclarant l'ennemi des brigands qui la déshonorent, et en cherchant moi-même à lui gagner les cœurs.» Telle fut sa résolution; et il écrivit à Pizarre: «J'aime les Indiens; je reste parmi eux, parce qu'ils sont bons et justes. Adieu. Vous trouverez en moi un médiateur, un ami, si vous respectez avec eux les droits de la nature; un ennemi, si, par la force, le brigandage et la rapine, vous violez ces droits sacrés.»

Pizarre, affligé de la perte d'Alonzo, le fit presser de revenir. On le trouva au milieu des sauvages, éclairant leur raison, et jouissant de leurs caresses. «Racontez à Pizarre ce que vous avez vu, dit-il à ceux qui venaient le chercher; et que mon exemple lui apprenne que le plus sûr moyen de captiver ces peuples, c'est d'être juste et bienfaisant.»

L'un des regrets de Pizarre, en quittant ces bords, fut d'y laisser ce vaillant jeune homme. Mais celui-ci n'avait jamais été plus heureux que dans ce moment. Se voyant au milieu d'un peuple naturellement simple et doux, il jouissait du calme des passions; il respirait l'air pur de l'innocence; il prenait plaisir à l'entendre célébrer les vertus des Incas, enfants du soleil, et mettre au rang de leurs bienfaits l'heureuse révolution qui s'était faite dans ses mœurs, lorsque, par la raison, plus que par la force des armes, les Incas l'avaient obligé de suivre leur culte et leurs lois. Alonzo, à son tour, leur donnait une idée de nos mœurs et de nos usages, des progrès de nos connaissances, et des prodiges de nos arts. Ce merveilleux les étonnait. Le cacique lui demanda ce qui l'avait engagé à se séparer de ses amis, et à demeurer sur ces bords. «Ceux avec qui je suis venu, lui répondit Alonzo, m'ont dit: Allons faire du bien aux habitants du Nouveau-Monde; aussitôt je les ai suivis. J'ai vu qu'ils ne pensaient qu'à vous faire du mal, et je les ai abandonnés.» Il lui raconta le sujet de sa querelle avec Candie. L'Indien en fut pénétré de reconnaissance pour lui. Il le regardait avec une admiration douce et tendre; et il disait tout bas: «Il en est digne, il en est plus digne que moi.» L'heure du sommeil approchait; le cacique prit congé d'Alonzo; mais, en s'en allant, il retournait vers lui les yeux, et levait les mains vers le ciel.

Le lendemain, il vient le trouver dès l'aurore. «Éveille-toi, roi de Tumbès, lui dit-il en lui présentant son diadème et ses armes, éveille-toi; reçois de ma main la couronne. J'y ai bien pensé, je te la dois. J'ai ton courage et ta bonté, mais je n'ai pas tes lumières. Prends ma place, règne sur nous. Je serai ton premier sujet. L'Inca l'approuvera lui-même.» Alonzo, confondu de voir dans un sauvage cet exemple inoui de modestie et de magnanimité, sentit, ce que l'orgueil ignore, que la véritable grandeur et la simplicité se touchent, et qu'il est rare qu'un cœur droit ne soit pas un cœur élevé. Il rendit grâces au cacique, et lui dit: «Tu es juste et bon: tu dois être aimé de ton peuple. Laissons-lui son roi. D'autres soins doivent occuper ton ami.»

Bientôt après, il vit venir les plus heureuses mères, celles qui pouvaient s'applaudir d'avoir les filles les plus belles, et qui, les menant par la main, les lui présentaient à l'envi. «Daigne agréer, lui disaient-elles, cette jeune et douce compagne. Elle excelle à filer la laine, elle en fait les plus beaux tissus; elle est sensible, elle t'aimera. Tous les matins, à son réveil, elle soupire après un époux; et du moment qu'elle t'a vu, tu es l'époux que son cœur désire. Tous mes enfants ont été beaux; les siens le seront encore plus: car tu seras leur père; et jamais nos campagnes n'ont rien vu de si beau que toi.»

Molina se fût livré sans peine aux charmes de la beauté, de l'innocence, et de l'amour. Mais se donner une compagne, c'était lui-même s'engager; et ses desseins demandaient un cœur libre. Il avait appris du cacique qu'au-delà des montagnes, deux Incas, deux fils du soleil se partageaient un vaste empire; et dès-lors il avait formé la résolution de se rendre à leur cour. «L'Inca, roi de Cusco, lui disait le cacique, est superbe, inflexible; il se fait redouter. Celui de Quito, bien plus doux, se fait adorer de ses peuples. Je suis du nombre des caciques que son père a mis sous ses lois.» Alonzo, pour se rendre à la cour de Quito, demanda deux fidèles guides. Le cacique aurait bien voulu le retenir encore. «Quoi! si-tôt, tu veux nous quitter! lui disait-il. Et dans quel lieu seras-tu plus aimé, plus révéré que parmi nous?—Je vais pourvoir à ton salut, lui répondit Alonzo, et engager l'Inca à prendre avec moi ta défense; car vos ennemis vont dans peu revenir sur ces bords. Mais ne t'alarme point. Je viendrai moi-même, à la tête des Indiens, te secourir.» Ce zèle attendrit le cacique; et les larmes de l'amitié accompagnèrent ses adieux. Lui-même il choisit les deux guides que son ami lui demandait; et avec eux Alonzo, traversant les vallées, suivit la rive du Dolé, qui prend sa source vers le nord.

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