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Œuvres complètes de Marmontel, tome 8: Les Incas, ou la destruction de l'empire du Pérou

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CHAPITRE XXXVII.

La citadelle de Cannare fut la prison du roi captif. Le vainqueur y laissa une garde fidèle sous le sévère Corambé. Il envoya Palmore gouverner en son nom les états de Cusco; et lui, rendant, sur son passage, aux vallons de Riobamba, de Muliambo, d'Iliniça, les laboureurs qu'il en avait tirés, il retourne à Quito sans pompe, accompagné du lit funèbre qui portait son malheureux fils.

L'arrivée d'Ataliba fut le tableau le plus touchant d'une désolation publique. Sa famille éplorée vient au-devant de lui; un peuple nombreux l'accompagne: mais aucune voix ne s'élève pour féliciter le vainqueur, on n'est occupé que du père; et si la nuit dérobait à ses yeux tout ce peuple qui l'environne, aux gémissements échappés à travers un vaste silence, il se croirait dans un désert, où quelques malheureux égarés et plaintifs implorent le secours du ciel.

Dans cette foule, et au milieu de la famille de l'Inca, paraît une femme éperdue. Ses voiles déchirés, sa tête échevelée, son sein meurtri, ses yeux égarés, sa pâleur, les convulsions de la douleur dans tous les traits de son visage, ses mains qu'elle tend vers le ciel, tout annonce une mère, et une mère au désespoir.

Du plus loin que l'Inca la voit, il descend de son siége, il va au-devant d'elle; et la recevant dans ses bras: «Ma bien-aimée, lui dit-il, le soleil notre père a rappelé ton fils; il dispose de ses enfants. Heureux celui que l'innocence, la vertu, la gloire, l'amour accompagnent jusqu'au tombeau! Il a fait la moisson, il quitte le champ de la vie. Ton fils a peu vécu pour nous, mais assez pour lui-même: il emporte avec lui ce que les ans donnent à peine, et ce qu'un instant peut ravir, les regrets et l'amour du monde. Affligeons-nous de lui survivre: l'homme à plaindre est celui qui pleure, et non pas celui qui est pleuré. Mais, par un excès de douleur, n'accusons pas la destinée; ne reprochons pas au soleil d'avoir repris un de ses dons.» Vérités consolantes pour de moindres douleurs, mais trop faible soulagement pour le cœur d'une mère! Elle demande à voir son fils; on apporte à ses pieds ce que la mort lui en a laissé; et à l'instant, avec un cri qui part du fond de ses entrailles, elle se jette sur ce corps inanimé, elle l'embrasse, elle le serre étroitement, elle l'inonde de ses larmes, jusqu'à ce qu'elle-même, étouffée, expirante, elle ait perdu le sentiment de la vie et de la douleur.

L'Inca, dans les bras d'Alonzo, sentait rouvrir, à cette vue, toutes les plaies de son cœur; le jeune homme mêlait ses larmes aux larmes de son ami; et les neveux de Montezume, témoins de la désolation d'une auguste famille, pensaient à leurs propres malheurs.

Aciloé (c'était le nom de cette mère infortunée) fut portée dans son palais; et l'Inca se rendit au temple, où le corps de son fils, arrosé de parfums, fut déposé, en attendant le jour destiné à ses funérailles.

Après un humble sacrifice pour rendre grâces au soleil, l'Inca sortit du temple; et sous le portique, où son peuple l'environnait, il éleva la voix et demanda silence. «Ma cause était juste, dit-il, et notre dieu l'a protégée; mais l'aveugle ardeur de mes troupes à nous venger, mon fils et moi, a déshonoré ma victoire; et c'est moi qui porte la peine des excès commis en mon nom. Peuple, je veux bien expier ce qu'on a fait d'injuste et d'inhumain. Mais c'est assez pour votre roi d'être malheureux; n'achevez pas de l'accabler en le croyant coupable. Il ne l'est point. J'étais expirant à Cannare, lorsqu'on y a versé tant de sang; j'étais éloigné de Cusco, lorsqu'on l'a saccagée; et j'ai détesté ces fureurs. Je vous conjure, au nom du dieu qui m'en punit, de m'en épargner le reproche. Puisse mon nom être effacé de la mémoire des hommes, avant qu'on y ajoute le surnom de cruel! Le roi mon frère, que le sort a mis entre mes mains, sera, malgré lui-même, un exemple de ma clémence. Cependant si le cri de la calamité retentit jusqu'à vous, et s'il vous fait entendre qu'Ataliba fut violent et sanguinaire; ô mon peuple! élevez la voix, et répondez qu'Ataliba fut malheureux.»

Le soir même, avec Alonzo, soulageant son ame oppressée: «Mon ami, lui dit-il, tu sais toute l'horreur que nos discordes m'inspiraient; l'événement a passé mes craintes; et dans cet abyme de maux, je vois trop s'accomplir mes funestes pressentiments. Vouloir la guerre, c'est vouloir tous les crimes et tous les malheurs à-la-fois. Dire à des meurtriers, qu'on assemble pour l'être, d'user de modération, c'est dire aux torrents des montagnes de suspendre leur chûte et de régler leur cours. Aucun roi ne sera jamais plus résolu que je l'étais à réprimer l'emportement et les abus de la victoire; et voilà cependant que des millions d'hommes me regardent comme un fléau.»

«Hélas! prince, lui dit Alonzo, l'homme, en proie à ses passions, est si faible contre lui-même et si peu sûr de se dompter! comment pourrait-il s'assurer d'une multitude effrénée, à qui lui-même il a donné l'affreuse liberté du mal! Mais tout cet empire est témoin que l'inflexible roi de Cusco vous a forcé de tirer le glaive. Ne vous accablez point vous-même d'un injuste reproche; et si les malheureux que la guerre a faits, vous accusent, laissez à vos vertus répondre de votre innocence, et repoussez l'injure par la clémence et les bienfaits.»

Ces mots consolants relevèrent le courage d'Ataliba; et sa douleur fut suspendue jusqu'au jour qu'il avait marqué pour les funérailles de son fils. C'était la fête du soleil, lorsque, repassant l'équateur, il rentre dans notre hémisphère, et revient donner le printemps et l'été aux climats du nord. C'était aussi la fête de la paternité.

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