Œuvres complètes de Marmontel, tome 8: Les Incas, ou la destruction de l'empire du Pérou
PRÉFACE.
Toutes les nations ont eu leurs brigands et leurs fanatiques, leurs temps de barbarie, leurs accès de fureur. Les plus estimables sont celles qui s'en accusent. Les Espagnols ont eu cette sincérité, si digne de leur caractère.
Jamais l'histoire n'a rien tracé de plus touchant, de plus terrible, que les malheurs du Nouveau-Monde dans le livre de Las-Casas[1]. Cet apôtre de l'Inde, ce vertueux prélat, ce témoin qu'a rendu célèbre sa sincérité courageuse, compare les Indiens à des agneaux[2], et les Espagnols à des tigres, à des loups dévorants, à des lions pressés d'une longue faim. Tout ce qu'il dit dans son livre, il l'avait dit aux rois, au conseil de Castille, au milieu d'une cour vendue à ces brigands qu'il accusait. Jamais on n'a blâmé son zèle; on l'a même honoré: preuve bien éclatante que les crimes qu'il dénonçait n'étaient ni permis par le prince, ni avoués par la nation.
[1] La découverte des Indes Occidentales, publiée en Espagne en 1542, traduite en français, et imprimée à Paris, en 1687.
[2] Christophe Colomb rendait aux Indiens le même témoignage. «Je jure, disait-il à Ferdinand dans une de ses lettres, je jure à votre majesté qu'il n'y a pas au monde un peuple plus doux.»
On sait que la volonté d'Isabelle, de Ferdinand, de Ximenès, de Charles-Quint, fut constamment de ménager les Indiens: c'est ce qu'attestent toutes les ordonnances, tous les réglements faits pour eux[3].
[3] «Ce que je vous pardonne le moins, disait Isabelle à Christophe Colomb, c'est d'avoir ôté, malgré mes défenses, la liberté à un grand nombre d'Indiens.»
Le réglement de Ximenès portait que les Indiens seraient séparés des Espagnols; qu'on les occuperait utilement, mais sans rigueur; qu'on en formerait plusieurs villages; qu'on assignerait à chaque famille un héritage qu'elle cultiverait à son profit, en payant un tribut équitablement imposé.
Dans une assemblée de théologiens et de jurisconsultes, qui se tint à Burgos, le roi catholique, Ferdinand, déclara que les habitants du Nouveau-Monde étaient libres, et qu'on devait les traiter comme tels. «Votre majesté, dit Las-Casas à Charles-Quint, ordonna encore la même chose l'an 1523.» Même décision en 1529, d'après une conférence et de longs débats dans le conseil.
Quant à ces crimes, dont l'Espagne s'est lavée en les publiant elle-même et en les dévouant au blâme, on va voir que par-tout ailleurs les mêmes circonstances auraient trouvé des hommes capables des mêmes excès.
Les peuples de la zone tempérée, transplantés entre les tropiques, ne peuvent, sous un ciel brûlant, soutenir de rudes travaux. Il fallait donc, ou renoncer à conquérir le Nouveau-Monde, ou se borner à un commerce paisible avec les Indiens, ou les contraindre, par la force, de travailler à la fouille des mines et à la culture des champs.
Pour renoncer à la conquête, il eût fallu une sagesse que les peuples n'ont jamais eue, et que les rois ont rarement. Se borner à un libre échange de secours mutuels eût été le plus juste: par de nouveaux besoins et de nouveaux plaisirs, l'Indien serait devenu plus laborieux, plus actif; et la douceur eût obtenu de lui ce que n'a pu la violence. Mais le fort, à l'égard du faible, dédaigne ces ménagements: l'égalité le blesse; il domine, il commande, il veut recevoir sans donner. Chacun, en abordant aux Indes, était pressé de s'enrichir; et l'échange était un moyen trop lent pour leur impatience. L'équité naturelle avait beau leur crier: «Si vous ne pouvez pas vous-mêmes tirer du sein d'une terre sauvage les productions, les métaux, les richesses qu'elle renferme, abandonnez-la; soyez pauvres, et ne soyez pas inhumains.» Fainéants et avares, ils voulurent avoir, dans leur oisiveté superbe, des esclaves et des trésors. Les Portugais avaient déja trouvé l'affreuse ressource des nègres; les Espagnols ne l'avaient pas: les Indiens, naturellement faibles, accoutumés à vivre de peu, sans désirs, presque sans besoins, amollis dans l'oisiveté, regardaient comme intolérables les travaux qu'on leur imposait; leur patience se lassait et s'épuisait avec leur force; la fuite, leur seule défense, les dérobait à l'oppression; il fallut donc les asservir. Voilà tout naturellement les premiers pas de la tyrannie.
Les Castillans qui passèrent dans l'Inde avec Christophe Colomb, étaient la lie de la nation, le rebut de la populace[4]. La misère, l'avidité, la dissolution, la débauche, un courage déterminé, mais sans frein comme sans pudeur, mêlé d'orgueil et de bassesse, formaient le caractère de cette soldatesque, indigne de porter les drapeaux et le nom d'un peuple noble et généreux. A la tête de ces hommes perdus, marchaient des volontaires sans discipline et sans mœurs, qui ne connaissaient d'honneur que celui de la bravoure, de droit que celui de l'épée, d'objet digne de leurs travaux que le pillage et le butin; et ce fut à ces hommes que l'amiral Colomb eut la malheureuse imprudence d'abandonner les peuples qui se livraient à lui.
[4] On y joignit les malfaiteurs.
Les habitants de l'île Haïti[5] avaient reçu les Castillans comme des dieux. Enchantés de les voir, empressés à leur plaire, ils venaient leur offrir leurs biens avec la plus naïve joie et un respect qui tenait du culte. Il dépendait des Castillans d'en être toujours adorés. Mais Colomb voulut aller lui-même porter à la cour d'Espagne la nouvelle de ses succès. Il partit[6], et laissa dans l'île, au milieu des Indiens, une troupe de scélérats qui leur prirent de force leurs filles et leurs femmes, en abusèrent à leurs yeux, et par toute sorte d'indignités, leur ayant donné le courage du désespoir, se firent massacrer.
[5] L'île espagnole, ou Saint-Domingue.
[6] Il eut peur qu'un de ses lieutenants, appelé Pinçon, qui s'était détaché de lui avec son navire, n'allât le premier en Espagne porter la nouvelle de la découverte, et s'en attribuer l'honneur.
Colomb, à son retour, apprit leur mort: elle était juste; il aurait dû la pardonner: il la vengea par une perfidie. Il tendit un piége au cacique[7] qui avait délivré l'île de ces brigands, le fit prendre par trahison, le fit embarquer pour l'Espagne. Toute l'île se souleva; mais une multitude d'hommes nus, sans discipline et sans armes, ne put tenir contre des hommes vaillants, aguerris, bien armés: le plus grand nombre des Insulaires fut égorgé, le reste prit la fuite, ou subit le joug des vainqueurs. Ce fut là que Colomb apprit aux Espagnols à faire poursuivre et dévorer les Indiens par des chiens affamés, qu'on exerçait à cette chasse[8].
[7] Le cacique s'appelait Caonabo. Le navire où il était embarqué, et cinq autres navires prêts à mettre à la voile, furent brisés et engloutis par une horrible tempête, avant d'être sortis du port.
[8] «Ils leur sautaient à la gorge avec d'horribles hurlements, les étranglaient d'abord, et les mettaient en pièces après les avoir terrassés.» (Las-Casas.) Croirait-on que les historiens ont pris plaisir à faire un magnifique éloge de l'un de ces chiens, appelé Bézerillo, «lequel, pour sa férocité et sa sagacité singulière à distinguer un Indien d'avec un Espagnol, avait la même portion qu'un soldat, non-seulement en vivres, mais en or, en esclaves, etc.»? Les autres chiens n'avaient que la demi-paie; mais ils se nourrissaient de la chair des Indiens qu'ils égorgeaient, ou que l'on égorgeait pour eux. «On a vu, dit Las-Casas, des Espagnols assez inhumains pour donner à manger de petits enfants à leurs chiens affamés. Ils prenaient ces enfants par les deux jambes, et les mettaient en quartiers.»
Les Indiens, assujétis, gémirent quelque temps sous les dures lois que les vainqueurs leur imposaient. Enfin, excédés, rebutés, ils se sauvèrent sur les montagnes. Les Espagnols les poursuivirent, et en tuèrent un grand nombre; mais ce massacre ne remédiait point à la nécessité pressante où l'on était réduit: plus de cultivateurs, et dès-lors plus de subsistance. On distribua aux Espagnols des terres que les Indiens furent chargés de cultiver pour eux. La contrainte fut effroyable. Colomb voulut la modérer; sa sévérité révolta une partie de sa troupe: les coupables, selon l'usage, noircirent leur accusateur et le perdirent à la cour.
Celui qui vint prendre la place de Colomb[9], et qui le renvoya en Espagne chargé de fers, pour avoir voulu mettre un frein à la licence, se garda bien de l'imiter: il vit que le plus sûr moyen de s'attacher des hommes ennemis de toute discipline, c'était de donner un champ libre au désordre et au brigandage, dont il partagerait les fruits. Ce fut là sa conduite.
[9] François de Bovadilla.
De la corvée à la servitude le passage est facile: ce tyran le franchit. Les malheureux insulaires, dont on fit le dénombrement, furent divisés par classes, et distribués comme un bétail dans les possessions espagnoles, pour travailler aux mines et cultiver les champs. Réduits au plus dur esclavage, ils y succombaient tous, et l'île allait être déserte. La cour, informée de la dureté impitoyable du gouverneur, le rappela; et par un événement qu'on regarde comme une vengeance du ciel, à peine fut-il embarqué qu'il périt à la vue de l'île. Vingt-un navires chargés de l'énorme quantité d'or qu'il avait fait tirer des mines, furent abymés avec lui. Jamais l'océan, dit l'histoire, n'avait englouti tant de richesses; j'ajouterai, ni un plus méchant homme.
Son successeur[10] fut plus adroit, et ne fut pas moins inhumain. La liberté avait été rendue aux insulaires; et dès-lors le travail des mines et leur produit avaient cessé. Le nouveau tyran écrivit à Isabelle, calomnia les Indiens, leur fit un crime de s'enfuir à l'approche des Espagnols, et d'aimer mieux être vagabonds, que de vivre avec des chrétiens, pour se faire enseigner leur loi: comme s'ils eussent été obligés de deviner, observe Las-Casas, qu'il y avait une loi nouvelle.
[10] Nicolas Ovando.
La reine donna dans le piége. Elle ne savait pas qu'en s'éloignant des Espagnols, les Indiens fuyaient de cruels oppresseurs; elle ne savait pas que, pour aller chercher et servir ces maîtres barbares, il fallait que les Indiens quittassent leurs cabanes, leurs femmes, leurs enfants, laissassent leurs terres incultes, et se rendissent au lieu marqué à travers des déserts immenses, exposés à périr de fatigue et de faim. Elle ordonna qu'on les obligerait à vivre en société et en commerce avec les Espagnols, et que chacun de leurs caciques serait tenu de fournir un certain nombre d'hommes pour les travaux qu'on leur imposerait.
Il n'en fallut pas davantage. C'est la méthode des tyrans subalternes, pour s'assurer l'impunité, de surprendre des ordres vagues, qui servent au besoin de sauve-garde au crime, comme l'ayant autorisé. Le gouverneur s'étant délivré, par la plus noire trahison, du seul peuple de l'île qui pouvait se défendre[11], tout le reste fut opprimé[12]; et dans les mines de Cibao il en périt un si grand nombre, que l'île fut bientôt changée en solitude. Ce fut là comme le modèle de la conduite des Espagnols dans tous les pays du Nouveau-Monde. De l'exemple on fit un usage, et de l'usage un droit de tout exterminer.
[11] Le peuple de Xaragua.
[12] «Ceux qu'Ovando avait mis à la tête des troupes, avec ordre d'ôter pour jamais aux Indiens le pouvoir de lui causer de l'inquiétude, les réduisirent à de si cruelles extrémités, que ces malheureux s'enfonçaient de rage leurs flèches dans le corps, les retiraient, les mordaient, les brisaient, et en jetaient les débris aux chrétiens, dont ils croyaient s'être vengés par cette insulte.» (Herrera.)
Or, que dans ces contrées, comme par-tout ailleurs, le fort ait subjugué le faible; que pour avoir de l'or on ait versé du sang; que la paresse et la cupidité aient fait réduire en servitude des peuples enclins au repos, pour les forcer aux travaux les plus durs, ce sont des vérités communes. On sait que l'amour des richesses et de l'oisiveté engendre les brigands; on sait que dans l'éloignement les lois sont sans appui, l'autorité sans force, la discipline sans vigueur; que les rois qu'on trompe de près, on les trompe encore mieux de loin; qu'il est aisé d'en obtenir, par le mensonge et la surprise, des ordres dont ils frémiraient, s'ils en prévoyaient les abus.
Mais ce qui n'est pas dans la nature des hommes, même les plus pervers, c'est ce que je vais rappeler. La plume m'est tombée de la main plus d'une fois en l'écrivant; mais je supplie le lecteur de se faire un moment la violence que je me suis faite. Il m'importe, avant d'exposer le dessein de mon ouvrage, que l'objet en soit bien connu. C'est Barthélemi de Las-Casas qui raconte ce qu'il a vu, et qui parle au conseil des Indes.
«Les Espagnols, montés sur de beaux chevaux, armés de lances et d'épées, n'avaient que du mépris pour des ennemis si mal équipés; ils en faisaient impunément d'horribles boucheries; ils ouvraient le ventre aux femmes enceintes, pour faire périr leur fruit avec elles; ils faisaient entre eux des gageures, à qui fendrait un homme avec le plus d'adresse d'un seul coup d'épée, ou à qui lui enlèverait la tête de meilleure grâce de dessus les épaules; ils arrachaient les enfants des bras de leur mère, et leur brisaient la tête en les lançant contre des rochers… Pour faire mourir les principaux d'entre ces nations, ils élevaient un échafaud de perches. Après les y avoir étendus, ils allumaient sous l'échafaud un petit feu, pour faire mourir lentement ces malheureux, qui rendaient l'ame avec d'horribles hurlements, pleins de rage et de désespoir. Je vis un jour quatre ou cinq des plus illustres de ces insulaires qu'on brûlait de la sorte; mais, comme les cris effroyables qu'ils jetaient dans les tourments étaient incommodes à un capitaine espagnol, et l'empêchaient de dormir, il commanda qu'on les étranglât promptement. Un officier dont je connais le nom, et dont on connaît les parents à Séville, leur mit un bâillon à la bouche, pour les empêcher de crier, et pour avoir le plaisir de les faire griller à son aise, jusqu'à ce qu'ils eussent rendu l'ame dans ce tourment. J'ai été témoin oculaire de toutes ces cruautés, et d'une infinité d'autres que je passe sous silence.»
Le volume d'où j'ai tiré cet amas d'abominations, n'est qu'un recueil de récits tout semblables; et quand on a lu ce qui s'est passé dans l'île espagnole, on sait ce qui s'est pratiqué dans toutes les îles du Golfe; sur les côtes qui l'environnent, au Mexique, et dans le Pérou.
Quelle fut la cause de tant d'horreurs dont la nature est épouvantée? Le fanatisme: il en est seul capable; elles n'appartiennent qu'à lui.
Par le fanatisme, j'entends l'esprit d'intolérance et de persécution, l'esprit de haine et de vengeance, pour la cause d'un Dieu que l'on croit irrité, et dont on se fait les ministres. Cet esprit régnait en Espagne, et il avait passé en Amérique avec les premiers conquérants. Mais, comme si on eût craint qu'il ne se ralentît, on fit un dogme de ses maximes, un précepte de ses fureurs. Ce qui d'abord n'était qu'une opinion, fut réduit en système. Un pape y mit le sceau de la puissance apostolique, dont l'étendue était alors sans bornes: il traça une ligne d'un pôle à l'autre, et de sa pleine autorité, il partagea le Nouveau-Monde entre deux couronnes exclusivement[13]. Il réservait au Portugal tout l'orient de la ligne tracée; donnait tout l'occident à l'Espagne, et autorisait ses rois à subjuguer, avec l'aide de la divine clémence, et amener à la foi chrétienne les habitants de toutes les îles et terre-ferme qui seraient de ce côté-là. La bulle[14] est de l'année 1493, la première du pontificat d'Alexandre VI.
[13] On sait que François Ier demandait à voir l'article du testament d'Adam qui avait exclu le roi de France du partage du Nouveau-Monde.
[14] Decretum et indultum Alexandri Sexti, super expeditione in Barbaros Novi Orbis, quos Indos vocant.
Or on va voir quel fut le système élevé sur cette base, et que de tous les crimes des Borgia, cette bulle fut le plus grand.
Le droit de subjuguer les Indiens une fois établi, on envoya d'Espagne en Amérique une formule pour les sommer de se rendre[15]. Dans cette formule, approuvée et vraisemblablement dictée par des docteurs en théologie, il était dit que Dieu avait donné le gouvernement et la souveraineté du monde à un homme appelé Pierre; qu'à lui seul avait été attribué le nom de Pape, parce qu'il est père et gardien de tous les hommes; que ceux qui vivaient en ce temps-là lui obéissaient et l'avaient reconnu pour le maître du monde; qu'au même titre, l'un de ses successeurs avait fait donation aux rois de Castille de ces îles et terre-ferme de la mer océane; que tous les peuples auxquels cette donation avait été notifiée, s'étaient soumis au pouvoir de ces rois, et avaient embrassé le christianisme de bonne volonté, sans condition ni récompense. «Si vous faites de même, ajoutait l'Espagnol qui parlait dans cette formule, vous vous en trouverez bien, comme presque tous les habitants des autres îles s'en sont bien trouvés… Mais, au contraire, si vous ne le faites pas, ou si par malice vous apportez du retardement à le faire, je vous déclare et vous assure qu'avec l'aide de Dieu, je vous ferai la guerre à toute outrance; que je vous attaquerai de toutes parts et de toutes mes forces; que je vous assujettirai sous le joug de l'obéissance de l'église et du roi. Je prendrai vos femmes et vos enfants, je les rendrai esclaves, je les vendrai, ou les emploierai suivant la volonté du roi; j'enlèverai vos biens et vous ferai tous les maux imaginables; comme à des sujets rebelles et désobéissants; et je proteste que les massacres et tous les maux qui en résulteront, ne viendront que de votre faute, non de celle du roi, ni de la mienne, ni des seigneurs qui m'ont accompagné.»
[15] Le premier qui employa cette formule fut Alfonse Ojeda, en 1510. «Elle a servi, dit Herrera, dans toutes les autres occasions où les Castillans ont voulu s'ouvrir l'entrée de quelques pays.»
Ainsi fut réduit en système le droit d'asservir, d'opprimer, d'exterminer les Indiens; et toutes les fois que cette grande cause fut débattue devant les rois d'Espagne, le conseil vit en même temps des théologiens réclamer, au nom du ciel, les droits de la nature, et des théologiens opposer à ces droits l'intérêt de la foi, l'exemple des Hébreux, celui des Grecs et des Romains, et l'autorité d'Aristote, lequel décidait, disait-on, que les Indiens étaient nés pour être esclaves des Castillans[16].
[16] Dans la fameuse conférence de Barthélemi de Las-Casas avec l'évêque du Darien, Dom Juan de Quévédo, l'évêque osa déclarer que les Indiens lui avaient tous paru nés pour la servitude.
Le docteur Sépulvéda, gagné par les grands de la cour, qui avaient des possessions dans l'Inde, fit un livre où il soutenait que les guerres des Espagnols dans le Nouveau-Monde étaient non-seulement permises, mais nécessaires pour y établir la foi, et que les Espagnols étaient fondés en droit pour subjuguer les Indiens.
Las-Casas, que l'on mit aux prises avec ce docteur forcené, répondait que les Indiens étaient capables de recevoir la foi, de prendre de bonnes habitudes, et d'exercer les actes de toutes les vertus; mais qu'il fallait les y engager par la persuasion et par de bons exemples; et il proposait pour modèles les apôtres et les martyrs. Mais Sépulvéda lui opposa le Compelle intrare, et le Deutéronome, où il est dit: «Quand vous vous présenterez pour attaquer une place, vous offrirez d'abord la paix aux habitants, et s'ils l'acceptent, et qu'ils vous livrent les portes de la ville, vous ne leur ferez aucun mal, et vous les recevrez au nombre de vos tributaires; mais s'ils prennent les armes pour se défendre, vous les passerez tous au fil de l'épée, sans épargner les femmes ni les enfants.»
Or, dès qu'une question de cette importance dégénère en controverse, on sent quelle est, dans les conseils, l'incertitude et l'irrésolution sur le parti que l'on doit prendre, et combien le plus violent a d'avantage sur le plus modéré[17]. La cause de la justice et de la vérité n'a pour elle que leurs amis, et c'est le petit nombre; la cause des passions a pour elle tous les hommes qu'elle intéresse ou qu'elle peut intéresser, d'autant plus ardents à saisir l'opinion favorable au désordre, qu'elle les sauve de la honte, leur assure l'impunité, et les délivre du remords.
[17] On en vit un exemple lorsque les moines Jéronimites furent chargés, en qualité de commissaires, de faire exécuter le réglement de Ximenès. Ce réglement portait que les départements où l'on avait distribué les Indiens, seraient abolis. Cet article, d'où dépendait le salut des Indiens, fut sans effet; et la servitude subsista par la faiblesse et l'infidélité de ces indignes commissaires.
C'est cette opinion, combinée avec l'orgueil et l'avarice, qui, dans l'ame des Castillans, ferma, pour ainsi dire, tout accès à l'humanité; en sorte que les Indiens ne furent à leurs yeux qu'une espèce de bêtes brutes, condamnées par la nature à obéir et à souffrir; qu'une race impie et rebelle, qui, par ses erreurs et ses crimes, méritait tous les maux dont on l'accablerait; en un mot, que les ennemis d'un Dieu qui demandait vengeance, et auquel on se croyait sûr de plaire en les exterminant.
Je laisse à la cupidité, à la licence, à la débauche, toute la part qu'elles ont eue aux forfaits de cette conquête; je n'en réserve au fanatisme que ce qui lui est propre, la cruauté froide et tranquille, l'atrocité qui se complaît dans l'excès des maux qu'elle invente, la rage aiguisée à plaisir[18]. Est-il concevable en effet que la douceur, la patience, l'humilité des Indiens, l'accueil si tendre et si touchant qu'ils avaient fait aux Espagnols, ne les eussent point désarmés, si le fanatisme ne fût venu les endurcir et les pousser au crime? Et à quelle autre cause imputer leur furie? Le brigandage, sans mélange de superstition, peut-il aller jusqu'à déchirer les entrailles aux femmes enceintes, jusqu'à égorger les vieillards et les enfants à la mamelle, jusqu'à se faire un jeu d'un massacre inutile, et une émulation diabolique de la rage des Phalaris? La nature, dans ses erreurs, peut quelquefois produire un semblable monstre; mais des troupes d'hommes atroces pour le plaisir de l'être, des colonies d'hommes-tigres passent les bornes de la nature. Les forcenés! en égorgeant, en faisant brûler tout un peuple, ils invoquaient Dieu et ses saints! Ils élevaient treize gibets et y attachaient treize Indiens, en l'honneur, disaient-ils, de Jésus-Christ et des douze apôtres! Était-ce impiété, ou fanatisme? Il n'y a point de milieu; et l'on sait bien que les Espagnols, dans ce temps-là comme dans celui-ci, n'étaient rien moins que des impies. J'ai donc eu raison d'attribuer au fanatisme ce que toute la malice du cœur humain n'eût jamais fait sans lui; et à qui se refuserait encore à l'évidence, je demanderais si les Espagnols, en guerre avec des catholiques, en auraient donné la chair à dévorer à leurs chiens? s'ils auraient tenu boucherie ouverte des membres de Jésus-Christ?
[18] Les cruautés que les sauvages du Canada exercent sur leurs captifs sont réciproques, et du moins leur furie est aiguisée par la vengeance. Mais que des hommes soient pires que des tigres envers des hommes plus doux que des agneaux, c'est ce que la nature n'a jamais produit sans le concours du fanatisme; et il faut croire que les Espagnols qui passaient en Amérique, étaient une espèce de monstres unique dans l'univers, ou reconnaître une cause qui les avait dénaturés.
Les partisans du fanatisme s'efforcent de le confondre avec la religion: c'est là leur sophisme éternel. Les vrais amis de la religion la séparent du fanatisme, et tâchent de la délivrer de ce serpent caché et nourri dans son sein. Tel est le dessein qui m'anime.
Ceux qui pensent que la victoire est décidée sans retour en faveur de la vérité, que le fanatisme est aux abois, que les autels qu'il embrassait ne sont plus pour lui un asyle, regarderont mon ouvrage comme tardif et superflu: fasse le ciel qu'ils aient raison! Je serais indigne de défendre une si belle cause, si j'étais jaloux du succès qu'elle aurait eu avant moi et sans moi. Je sais que l'esprit dominant de l'Europe n'a jamais été si modéré; mais je répète ici ce que j'ai déja dit, qu'il faut prendre le temps où les eaux sont basses, pour travailler aux digues.
Le but de cet ouvrage est donc, et je l'annonce sans détour, de contribuer, si je le puis, à faire détester de plus en plus ce fanatisme destructeur; d'empêcher, autant qu'il est en moi, qu'on ne le confonde jamais avec une religion compâtissante et charitable, et d'inspirer pour elle autant de vénération et d'amour, que de haine et d'exécration pour son plus cruel ennemi.
J'ai mis sur la scène, d'après l'histoire, des fourbes et des fanatiques; mais je leur ai opposé de vrais chrétiens. Barthélemi de Las-Casas est le modèle de ceux que je révère: c'est en lui que j'ai voulu peindre la foi, la piété, le zèle pur et tendre, enfin l'esprit du christianisme dans toute sa simplicité. Fernand de Luques, Davila, Vincent de Valverde, Requelme, sont les exemples du fanatisme qui dénature l'homme et qui pervertit le chrétien: c'est en eux que j'ai mis ce zèle absurde, atroce, impitoyable, que la religion désavoue, et qui, s'il était pris pour elle, la ferait détester. Voilà, je crois, mon intention assez clairement exposée, pour convaincre de mauvaise foi ceux qui feraient semblant de s'y être mépris.