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Œuvres complètes de Marmontel, tome 8: Les Incas, ou la destruction de l'empire du Pérou

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CHAPITRE II.

Le premier des Incas, fondateur de Cusco, avait institué, en l'honneur du soleil, quatre fêtes qui répondaient aux quatre saisons de l'année[25]; mais elles rappelaient à l'homme des objets plus intéressants, la naissance, le mariage, la paternité, et la mort.

[25] Quoique les saisons ne soient pas distinctes dans les climats du Pérou, on ne laissait pas d'y diviser l'année par les deux solstices et les deux équinoxes: ce qui répond à nos quatre saisons.

La fête qu'on célébrait alors était celle de la naissance; et les cérémonies de cette fête consacraient l'autorité des lois, l'état des citoyens, l'ordre et la sûreté publique.

D'abord il se forme autour de l'Inca vingt cercles de jeunes époux qui lui présentent, dans des corbeilles, les enfants nouvellement nés. Le monarque leur donne le salut paternel. «Enfants, dit-il, votre père commun, le fils du soleil, vous salue. Puisse le don de la vie vous être cher jusqu'à la fin! puissiez-vous ne jamais pleurer le moment de votre naissance! Croissez, pour m'aider à vous faire tout le bien qui dépend de moi, et à vous épargner ou adoucir les maux qui dépendent de la nature.»

Alors les dépositaires des lois en déploient le livre auguste. Ce livre est composé de cordons de mille couleurs[26]; des nœuds en sont les caractères; et ils suffisent à exprimer des lois simples comme les mœurs et les intérêts de ces peuples. Le pontife en fait la lecture; le prince et les sujets entendent de sa bouche quels sont leurs devoirs et leurs droits.

[26] Ces cordons s'appelaient Quippos, et ceux qui les gardaient Quippocamaïs, chargés des Quippos.

La première de ces lois leur prescrit le culte. Ce n'est qu'un tribut solennel de reconnaissance et d'amour: rien d'inhumain, rien de pénible; des prières, des vœux, quelques offrandes pures; des fêtes où la piété se concilie avec la joie: tel est ce culte, la plus douce erreur, la plus excusable, sans doute, où pût s'égarer la raison.

La seconde loi s'adresse au monarque: elle lui fait un devoir d'être équitable comme le soleil, qui dispense à tous sa lumière; d'étendre, comme lui, son heureuse influence, et de communiquer à ce qui l'environne sa bienfaisante activité; de voyager dans son empire, car la terre fleurit sous les pas d'un bon roi; d'être accessible et populaire, afin que, sous son règne, l'homme injuste ne dise pas: que m'importent les cris du faible? de ne point détourner la vue à l'approche des malheureux, car s'il est affligé d'en voir, il se reprochera d'en faire; et celui-là craint d'être bon, qui ne veut pas être attendri. Elle lui recommande un amour généreux, un saint respect pour la vérité, guide et conseil de la justice, et un mépris mêlé d'horreur pour le mensonge, complice de l'iniquité. Elle l'exhorte à conquérir, à dominer par les bienfaits, à épargner le sang des hommes, à user de ménagement et de patience envers les rebelles, de clémence envers les vaincus.

La même loi s'adresse encore à la famille des Incas: elle les oblige à donner l'exemple de l'obéissance et du zèle, à user avec modestie des priviléges de leur rang, à fuir l'orgueil et la mollesse; car l'homme oisif pèse à la terre, et l'orgueilleux la fait gémir.

La troisième imposait aux peuples le plus inviolable respect pour la famille du soleil, une obéissance filiale envers celui de ses enfants qui régnait sur eux en son nom, un dévouement religieux au bien commun de son empire.

Après cette loi, venait celle qui cimentait les nœuds du sang et de l'hymen, et qui, sur des peines sévères, assurait la foi conjugale[27] et l'autorité paternelle, les deux supports des bonnes mœurs.

[27] L'Inca lui seul, afin d'étendre et de perpétuer la branche aînée de la famille du Soleil, pouvait épouser plusieurs femmes.

La loi du partage des terres prescrivait aussi le tribut. De trois parties égales du terrain cultivé, l'une appartenait au soleil, l'autre à l'Inca, et l'autre au peuple. Chaque famille avait son apanage; et plus elle croissait en nombre, plus on étendait les limites du champ qui devait la nourrir. C'est à ces biens que se bornaient les richesses d'un peuple heureux. Il possédait en abondance les plus précieux des métaux, mais il les réservait pour décorer ses temples et les palais de ses rois. L'homme, en naissant, doté par la patrie[28], vivait riche de son travail, et rendait en mourant ce qu'il avait reçu. Si le peuple, pour vivre dans une douce aisance, n'avait pas assez de ses biens, ceux du soleil y suppléaient[29]. Ces biens n'étaient point engloutis par le luxe du sacerdoce; il n'en restait dans les mains pures des saints ministres des autels que ce qu'en exigeaient les besoins de la vie: non que la loi leur en fixât l'usage, mais leur piété modeste et simple ne voyait rien que d'avilissant dans le faste et dans la mollesse; ils avaient mis leur dignité dans l'innocence et la vertu.

[28] A chaque enfant mâle, une portion de terrain égale à celle du père; à chaque fille, une moitié.

[29] La laine des troupeaux du Soleil et de l'Inca était distribuée au peuple. Le coton se distribuait de même dans les pays où il fallait être plus légèrement vêtu.

La loi du tribut n'exigeait que le travail et l'industrie. Ce tribut se payait d'abord à la nature: jusqu'à cinq lustres accomplis, le fils se devait à son père, et l'aidait dans tous ses travaux. Les champs des orphelins, des veuves, des infirmes étaient cultivés par le peuple[30]. Au nombre des infirmités était comprise la vieillesse: les pères qui avaient la douleur de survivre à leurs enfants, ne languissaient pas sans secours; la jeunesse de leur tribu était pour eux une famille: la loi les consolait du malheur de vieillir. Quand le soldat était sous les armes, on cultivait pour lui son champ; ses enfants jouissaient du droit des orphelins, sa femme de celui des veuves; et s'il mourait dans les combats, l'État lui-même prenait pour eux les soins d'un père et d'un époux.

[30] Le peuple occupé à ces travaux se nourrissait à ses dépens.

Le peuple cultivait d'abord le domaine du soleil, puis l'héritage de la veuve, de l'orphelin, et de l'infirme; après cela, chacun vaquait à la culture de son champ. Les terres de Inca terminaient les travaux: le peuple s'y rendait en foule, et c'était pour lui une fête. Paré comme aux jours solennels, il remplissait l'air de ses chants[31].

[31] Le refrain de ces chants était Hailli, triomphe.

La tâche des travaux publics était distribuée avec une équité qui la rendait légère. Aucun n'en était dispensé; tous y apportaient le même zèle. Les temples et les forteresses, les ponts d'osier qui traversaient les fleuves, les voies publiques, qui s'étendaient du centre de l'empire jusqu'à ses frontières, étaient des monuments, non pas de servitude, mais d'obéissance et d'amour. Ils ajoutaient à ce tribut celui des armes, dont on faisait d'effrayants amas pour la guerre: c'étaient des haches, des massues, des lances, des flèches, des arcs, de frêles boucliers: vaine défense, hélas! contre ses foudres de l'Europe qu'ils virent bientôt éclater!

Tout, dans les mœurs, était réduit en lois: ces lois punissaient la paresse et l'oisiveté[32], comme celles d'Athènes; mais, en imposant le travail, elles écartaient l'indigence; et l'homme, forcé d'être utile, pouvait du moins espérer d'être heureux. Elles protégeaient la pudeur, comme une chose inviolable et sainte; la liberté, comme le droit le plus sacré de la nature; l'innocence, l'honneur, le repos domestique, comme des dons du ciel qu'il fallait révérer.

[32] Chez les Péruviens, ni les aveugles, ni les muets, n'étaient dispensés du travail; les enfants mêmes, dès l'âge de cinq ans, étaient occupés à éplucher le coton et à égrener le maïs.

La loi qui faisait grâce aux enfants encore dans l'âge de l'innocence, portait sa rigueur sur les pères, et punissait en eux le vice qu'ils avaient nourri, ou qu'ils n'avaient point étouffé. Mais jamais le crime des pères ne retombait sur les enfants: le fils du coupable puni le remplaçait sans honte et sans reproche; on ne lui en retraçait l'exemple que pour l'instruire à l'éviter.

Ce fut par-tout le caractère de la théocratie d'exagérer la rigueur des peines: mais chez un peuple laborieux, occupé, satisfait de son égalité, sûr d'un bien-être simple et doux, sans ambition, sans envie, exempt de nos besoins fantasques et de nos vices raffinés, ami de l'ordre, qui n'était que le bonheur public distribué sur tous, attaché par reconnaissance au gouvernement juste et sage qui faisait sa félicité, l'habitude des bonnes mœurs rendait les lois comme inutiles: elles étaient préservatives, et presque jamais vengeresses.

On en voyait l'exemple dans cette loi terrible, qui regardait la violation du vœu des vierges du soleil. O! comment, chez un peuple si modéré, si doux, pouvait-il exister une loi si cruelle? Le fanatisme ne croit jamais venger assez le dieu dont il est le ministre; et c'était lui qui, chez ce peuple, le plus humain qui fût au monde, avait prononcé cette loi. Pour expier l'injure d'un amour sacrilége, et appaiser un dieu jaloux, non-seulement il avait voulu que l'infidèle prêtresse fût ensevelie vivante[33], et le séducteur dévoué au supplice le plus honteux; il enveloppait dans le crime la famille des criminels: pères, mères, frères et sœurs, jusqu'aux enfants à la mamelle, tout devait périr dans les flammes; le lieu même de la naissance des deux impies devait être à jamais désert. Aussi quand le pontife, en prononçant la loi, nomma le crime et dit quelle en serait la peine, il frissonna, glacé d'horreur; son front pâlit, ses cheveux blancs se hérissèrent sur sa tête, et ses regards, attachés à la terre, n'osèrent de long-temps se tourner vers le ciel.

[33] C'est une chose remarquable, que la superstition eût imaginé le même supplice à Rome et à Cusco, pour punir la même faiblesse dans les vierges de Vesta et dans celles du Soleil.

Après la lecture des lois, le monarque levant les mains: «O soleil, dit-il, ô mon père! si je violais tes lois saintes, cesse de m'éclairer; commande au ministre de ta colère, au terrible Illapa[34], de me réduire en poudre, et à l'oubli de m'effacer de la mémoire des mortels. Mais, si je suis fidèle à ce dépôt sacré, fais que mon peuple, en m'imitant, m'épargne la douleur de te venger moi-même; car le plus triste des devoirs d'un monarque, c'est de punir.»

[34] Sous le nom d'Illapa étaient compris l'éclair, le tonnerre, et la foudre. On les appelait les exécuteurs de la justice du Soleil.

Alors les Incas, les caciques, les juges, les vieillards députés du peuple, renouvellent tous la promesse de vivre et de mourir fidèles au culte et aux lois du soleil.

Les surveillants s'avancent à leur tour: leur titre[35] annonce l'importance des fonctions dont ils sont chargés: ce sont les envoyés du prince qui, revêtus d'un caractère aussi inviolable que la majesté même, vont observer dans les provinces les dépositaires des lois, voir si le peuple n'est point foulé; et au faible à qui le puissant a fait injure ou violence, à l'indigent qu'on abandonne, à l'homme affligé qui gémit, ils demandent: Quel est le sujet de ta plainte? qui cause ta peine et tes pleurs? Ils s'avancent donc, et ils jurent, à la face du soleil, d'être équitables comme lui. L'Inca les embrasse, et leur dit: «Tuteurs du peuple, c'est à vous que son bonheur est confié. Soleil, ajoute-t-il, reçois le serment des tuteurs du peuple. Punis-moi, si je cesse de protéger en eux la droiture et la vigilance; punis-moi, si je leur pardonne la faiblesse ou l'iniquité.»

[35] Cucui-riroc, ceux qui ont l'œil à tout.

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