Voyage à l'Ile-de-France (2/2)
LETTRE XXVII.
OBSERVATIONS SUR L'ASCENSION. DÉPART. ARRIVÉE
EN FRANCE.
Mes réflexions sur l'Ascension m'avaient mené assez loin : c'est qu'on jouit des objets agréables, et que les tristes font réfléchir. Aussi l'homme heureux ne raisonne guère ; il n'y a que celui qui souffre qui médite, pour trouver au moins des rapports utiles dans les maux qui l'environnent. Il est si vrai que la nature a fait, du plaisir, le ressort de l'homme, que quand elle n'a pu le placer dans son cœur, elle l'a mis dans sa tête.
Quoique l'Ascension soit sans terre et sans eau, elle ne tient point sur le globe une place inutile. La tortue y trouve, trois mois de l'année, à faire ses pontes loin du bruit. C'est un animal solitaire qui fuit les rivages fréquentés. Un vaisseau qui mouille ici pendant vingt-quatre heures, la chasse de la baie pendant plusieurs jours ; et s'il tire du canon, elle ne reparaît pas de plusieurs semaines. Les frégates et les fous ont plus de familiarité, parce qu'ils ont moins d'expérience ; mais sur les côtes habitées, ils choisissent les pics les plus inaccessibles, et ne se laissent point approcher. L'Ascension est pour eux une république : les mœurs primitives s'y conservent, et l'espèce s'y multiplie, parce qu'aucun tyran n'y peut vivre. Sans doute la mère commune des êtres a voulu qu'il existât des sables stériles au milieu de la mer, des terres désolées, mais protégées par les élémens, comme des lieux de refuge et des asiles sacrés où les animaux pussent goûter des biens qui ne leur sont pas moins chers qu'aux hommes, le repos et la liberté.
Cette île a encore sa franchise naturelle, que de si belles contrées ont perdue. Quoique située entre l'Afrique et l'Amérique, elle a échappé à l'esclavage qui a flétri ces deux vastes continens. Elle est commune à toutes les nations, et n'appartient à aucune. Il est rare cependant d'y voir mouiller d'autres vaisseaux que des anglais et des français, qui s'y arrêtent en revenant des Indes. Les Hollandais, qui relâchent au Cap, n'ont pas besoin de chercher de nouveaux vivres.
L'air de l'Ascension est très-pur. J'y ai couché deux nuits à l'air, sans couverture : j'y ai vu tomber de la pluie, et les nuages s'arrêter au sommet de la Montagne verte, qui ne m'a paru guère plus élevée que Montmartre. C'est sans doute un effet de l'attraction, qui est plus sensible sur la mer que sur la terre.
Lorsqu'on débarque dans cette île quelque matelot scorbutique, on le couvre de sable, et il éprouve un soulagement très-prompt. Quoique je me portasse bien, je me tins quelque temps les jambes dans cette espèce de bain sec, et j'éprouvai, pendant plusieurs jours, une agitation extraordinaire dans mon sang ; je n'en sais pas trop la raison. Je crois cependant que ce sable n'étant formé que de parties calcaires, il aspire sur la peau où il s'attache, les humeurs internes ; à peu près comme ces pierres absorbantes que l'on pose sur les piqûres des bêtes venimeuses, en tirent le venin. Il serait à souhaiter que quelque habile médecin essayât sur d'autres maladies, un remède que le seul instinct a appris aux matelots scorbutiques.
Nous passâmes encore cette nuit à terre. A dix heures du soir, je fus me baigner dans une petite anse, qui est entre la grande et le débarquement. Elle est entourée d'une chaîne de rochers en demi-cercle. Au fond de cette anse, le sable est élevé de plus de quinze pieds, et va en pente jusqu'à la mer. A l'entrée, il y a plusieurs bancs de rochers à fleur d'eau. La mer, qui était fort agitée, s'y brisait avec un bruit terrible, et venait se développer bien avant dans la petite baie. Je me tenais accroché aux angles des rochers, et les vagues, en roulant, venaient me passer quelquefois jusque sur la tête.
Le 24 au matin, la barre se trouva très-grosse. La Digue mit son pavillon, et nous fit signal de départ. Il n'était plus possible à la chaloupe de mettre à terre au lieu ordinaire du débarquement. Elle fut prendre dans la baie une douzaine de tortues qu'on avait réservées, et revint ensuite mouiller un grappin à une demi-portée de fusil du lieu où nous étions. Les matelots les plus vigoureux se mirent tout nus ; et, profitant de l'instant où la lame quittait le rivage, ils portaient en courant les effets et les passagers.
J'ai fait remarquer à l'officier qu'elle était suffisamment chargée. Il restait vingt hommes à terre, il y en avait autant sur son bord. Il voulut épargner au canot un second voyage : on continua d'embarquer. Sur ces entrefaites, une lame monstrueuse, soulevant la chaloupe, fit casser son grappin, et la jeta sur le sable. Huit ou dix hommes qui étaient dans l'eau jusqu'à la ceinture, pensèrent en être écrasés. Si elle était venue en travers, elle était perdue : heureusement elle s'échoua sur l'arrière. Deux ou trois vagues consécutives la mâtèrent presque debout ; et dans ce mouvement, elle embarqua de son avant une grande quantité d'eau : la frayeur prit à plusieurs passagers qui étaient dessus, ils se jetèrent à la mer et pensèrent se noyer ; enfin, tous nos matelots réunis faisant effort tous à la fois, parvinrent à la remettre à flot.
Le canot revint quelque temps après embarquer ce qui était resté ; peu s'en fallut que le même accident ne lui arrivât.
Si ce double malheur fût survenu, nous eussions été fort à plaindre : le vaisseau eût continué sa route, et nous n'eussions trouvé ni eau ni bois dans cette île. On prétend cependant qu'il se trouve quelques flaques d'eau dans les rochers au pied de la Montagne verte. On assure qu'il y a aussi des cabris fort maigres, qui y vivent d'une espèce de chiendent. On y avait planté des cocotiers, qui n'y ont pas réussi. Il est probable que ces cabris affamés en auront mangé les germes.
J'observai à l'Ascension que la partie du sud-est était toute formée de laves, et celle du nord-ouest de collines de cendres, d'où je conclus que les vents étaient au sud-est lorsque ce volcan sortit de la mer, et qu'ils soufflaient lentement ; sans quoi ils auraient dispersé les cendres de ces mornes, au lieu de les rassembler. J'en présumai aussi que le foyer des volcans n'était point allumé par les révolutions de l'atmosphère, et que les orages de la terre étaient indépendans de ceux de l'air.
Ils paraîtraient plutôt dépendre des eaux. De tous les volcans que je connais, il n'y en a pas un qui ne soit dans le voisinage de la mer, ou d'un grand lac. J'ai fait autrefois cette observation en cherchant à expliquer leur cause. Elle fut le résultat de mon opinion, qui pourrait être bonne, puisqu'elle est confirmée par la nature.
J'ai trouvé, sur les rochers de l'Ascension, l'espèce d'huître appelée la feuille. Le sable, comme je l'ai dit, n'est formé que de débris de madrépores et de coquilles, dans lesquels je reconnus quelques pétoncles, de petits buccins et le manteau-ducal. Nous prîmes, au pied des rochers, des requins et des bourses de toutes les couleurs. Il y a aussi des carangues, et entre autres des morènes, espèce de serpent marin, qu'on dit être un excellent poisson ; ses arêtes sont bleues.
Nous appareillâmes le même jour, 24 mars, à cinq heures du soir. Nous vécûmes de tortues près d'un mois. On les conserva vivantes tout ce temps-là, en les mettant tantôt sur le ventre, tantôt sur le dos, et on les arrosait d'eau de mer plusieurs fois par jour.
La chair de tortue est une bonne nourriture, mais on s'en lasse bien vite. Cette chair est toujours dure, et les œufs sont d'un goût très-médiocre.
Nous repassâmes la Ligne avec des calmes et quelques orages. Les courans portaient sensiblement au nord : il y a apparence que c'étaient des contre-courans du courant général du nord. Plus d'une fois, il nous firent faire, sans vent, 10 lieues en 24 heures. Le 28 avril, nous vîmes une éclipse de lune, dont le milieu à 11 heures de nuit ; nous étions par le 32e degré de latitude nord. Nous éprouvâmes, à cette hauteur, plusieurs jours de calme. On prétend que ces calmes sont comme autant de limites entre différens règnes des vents. Depuis le 28e degré nord jusqu'au 32e, nous trouvâmes la mer couverte d'une plante marine, appelée grappe-de-raisin ; elle était remplie de petits crabes et de frai de poisson. C'est peut-être un moyen dont la nature se sert pour peupler les rivages des îles, d'animaux qui ne pourraient s'y transporter autrement ; les poissons des côtes ne se rencontrent jamais en pleine mer.
Nous avions vu, avec une grande joie, l'étoile polaire reparaître sur l'horizon ; et, chaque nuit, nous la voyions s'élever avec un nouveau plaisir. Cette vue me rendait les promenades de nuit très-agréables. Un soir, à 10 heures, comme je me promenais sur le gaillard d'arrière, je vis le contre-maître parler avec beaucoup d'agitation à l'officier de quart. Celui-ci fit allumer une lanterne, et le suivit sur le gaillard d'avant. Je m'y acheminai comme eux. Nous ne fûmes pas peu étonnés de voir sortir de l'écoutille un torrent de fumée noire et épaisse. Les matelots de quart étaient couchés tranquillement sur une voile en avant du mât de misaine, et quand on les eut appelés, ils furent saisis de frayeur. Les plus hardis descendirent par l'écoutille avec la lanterne, en criant que nous étions perdus. Nous nous occupâmes à chercher des seaux de tous côtés, mais nous n'en trouvâmes pas un seul. Les uns voulaient sonner la cloche pour appeler tout le monde, d'autres voulaient faire jouer la pompe de l'avant pour en porter l'eau, à tout hasard dans l'entrepont.
Nous étions tous rangés, la tête baissée, autour de l'écoutille, en attendant notre arrêt. La fumée redoublait, et nous vîmes même briller de la flamme. Dans le moment, une voix sortit de cet abîme, et nous dit que c'était le feu qui avait pris à du bois qu'on avait mis sécher dans le four. Cet instant d'inquiétude nous parut un siècle. Triste condition des marins! au milieu du plus beau temps, dans la sécurité la plus parfaite, au moment de revoir la patrie, un misérable accident pouvait nous faire périr du genre de mort le plus effroyable.
Le 16 mai, on exerça les matelots à tirer au blanc, sur une bouteille suspendue à l'extrémité de la grande vergue : on essaya les canons ; nous en avions cinq. Cet exercice militaire se faisait dans la crainte d'être attaqués par les Saltins. Heureusement nous n'en vîmes point. Nous avions de si mauvais fusils, qu'à la première décharge l'un d'eux creva près de moi, dans la main d'un matelot, et le blessa dangereusement.
Le 17, j'aperçus en plein midi, sur la mer, une longue bande verdâtre dirigée nord et sud. Elle était immobile ; elle avait près d'une demi-lieue de longueur. Le vaisseau passa à son extrémité sud : la mer n'y était point houleuse. J'appelai le capitaine, qui jugea, ainsi que ses officiers, que c'était un haut-fond : il n'est pas marqué sur les cartes. Nous étions par la hauteur des Açores.
Le 20 mai, nous trouvâmes un vaisseau anglais allant en Amérique. Il nous apprit que nous étions par les 23 degrés de longitude, ce qui nous mettait 140 lieues plus à l'ouest que nous ne croyions.
Le 22 mai, par les 46 degrés 45 minutes de latitude nord, nous crûmes voir un récif où la mer brisait. Comme il faisait calme, on mit le canot à la mer. C'était un banc d'écume formé par des lits de marée. Deux heures après, nous trouvâmes un mât de hune garni de tous ses agrès. On crut le reconnaître pour appartenir à un vaisseau anglais, que la tempête avait obligé de couper ses mâts. Nous l'embarquâmes avec plaisir ; car nous manquions de bois à brûler, et, qui pis est, de vivres. Depuis huit jours, on ne faisait plus qu'un repas en vingt-quatre heures.
Pendant plusieurs jours le ciel fut couvert à midi, de sorte que nous ignorions notre latitude. Le 28, il s'éleva un très-gros temps : le vaisseau tint la cape sous ses basses voiles. A onze heures du matin, nous aperçûmes un petit navire devant nous. Nous gouvernâmes sur lui, et nous le rangeâmes sous le vent. Il y avait, sur son bord, sept hommes qui pompaient de toutes leurs forces : l'eau sortait de tous les dalots de son pont. Nous roulions l'un et l'autre panne sur panne, et dans quelques arrivées, les lames pensèrent le jeter sur nos lisses. Le patron, en bonnet rouge, nous cria, dans son porte-voix, qu'il était parti de Bordeaux depuis vingt-quatre heures, qu'il allait en Irlande, et il se hâta de s'éloigner. On jugea que c'était un contrebandier, la coutume étant sur mer comme sur terre, d'avoir mauvaise opinion des gens qui sont en mauvais ordre.
Vers une heure après midi le vent s'apaisa ; les nuages se partagèrent en deux longues bandes, et le soleil parut. On appareilla toutes les voiles ; on plaça des matelots en sentinelle sur les barres du perroquet, et on mit le cap au nord-est pour tâcher d'avoir connaissance de terre avant le soir.
A quatre heures nous vîmes un petit chasse-marée : on le questionna ; il ne put rien nous répondre ; le mauvais temps l'avait mis hors de route. A cinq heures on cria terre! terre à bâbord! nous courûmes aussitôt sur le gaillard d'avant ; quelques-uns grimpèrent dans les haubans. Nous vîmes distinctement, à l'horizon, des rochers qui blanchissaient : on assura que c'étaient les rochers de Pennemarck. Nous mîmes, le soir, en travers, et nous fîmes des bords toute la nuit. Au point du jour, nous aperçûmes la côte à trois lieues devant nous ; mais personne ne la reconnaissait. Il faisait calme ; nous brûlions d'impatience d'arriver. Enfin on aperçut une chaloupe : nous la hélâmes ; on nous répondit C'est un pilote. Quelle joie d'entendre une voix française sortir de la mer! Chacun s'empressait, sur les lisses, à voir monter le pilote à bord. Bonjour, mon ami, lui dit le capitaine, quelle est cette terre? C'est Belle-Ile, mon ami, répondit ce bon homme. Aurons-nous du vent? S'il plaît à Dieu, mon ami.
Il avait de gros pain de seigle, que nous mangeâmes de grand appétit, parce qu'il avait été cuit en France.
Le calme dura tout le jour, vers le soir le vent fraîchit. L'équipage passa la nuit sur le pont : on fit petites voiles. Le matin nous longeâmes l'île de Grois, et nous vînmes au mouillage.
Les commis des fermes, suivant l'usage, montèrent sur le vaisseau ; après quoi, une infinité de barques de pêcheurs nous abordèrent. On acheta du poisson frais ; on se hâta de préparer un dernier repas ; mais on se levait, on se rasseyait, on ne mangeait point ; nous ne pouvions nous lasser d'admirer la terre de France.
Je voulais débarquer avec mon équipage ; on appelait en vain les matelots ; ils ne répondaient plus. Ils avaient mis leurs beaux habits : ils étaient saisis d'une joie muette ; ils ne disaient mot : quelques-uns parlaient tout seuls.
Je pris mon parti ; j'entrai dans la chambre du capitaine pour lui dire adieu. Il me serra la main, et me dit, les larmes aux yeux : J'écris à ma mère. De tous côtés je ne voyais que des gens émus. J'appelai un pêcheur, et je descendis dans sa barque. En mettant pied à terre, je remerciai Dieu de m'avoir enfin rendu à une vie naturelle.