Voyage à l'Ile-de-France (2/2)
VOYAGE
A L'ILE-DE-FRANCE.
LETTRE XX.
DÉPART DE BOURBON. ARRIVÉE AU CAP.
Nous sortîmes à dix heures du soir de la baie de Saint-Paul. La mer y est plus calme, et le mouillage plus sûr qu'à Saint-Denis, dont la rade est gâtée par une quantité prodigieuse d'ancres abandonnées par les vaisseaux. Leurs câbles s'y coupent fort promptement ; cependant les marins préfèrent Saint-Denis.
Dans un coup de vent du large on ne peut sortir de la baie de Saint-Paul ; et si un vaisseau était jeté en côte, tout l'équipage périrait, la mer brisant sur un sable fort élevé.
Le 23, nous perdîmes Bourbon de vue. Les services que nous avions reçus de monsieur et mademoiselle de Crémon pendant notre séjour, les vents favorables, une bonne table, et la société d'un capitaine très-honnête, M. de Rosbos, nous disposaient au plaisir de retrouver l'Indien.
Nous plaignions les passagers de ce vaisseau, qui avaient eu à éprouver le mauvais temps et la disette de vivres.
On compte neuf cents lieues de Bourbon au Cap. Le 6 janvier 1771, nous vîmes le matin la pointe de Natal, à dix lieues devant nous. Nous comptions dans trois jours être à bord de l'Indien. Nous avions eu jusqu'à ce jour vent arrière. Il fit calme le soir, et une chaleur étouffante. A minuit le ciel était très-enflammé d'éclairs, et l'horizon couvert partout de grands nuages redoublés. La mer étincelait de poissons qui s'agitaient autour du vaisseau.
A trois heures de nuit, le vent contraire s'éleva de l'ouest avec tant de violence, qu'il nous obligea de mettre à la cape sous la misaine. La tempête jeta à bord un petit oiseau semblable à une mésange. L'arrivée des oiseaux de terre sur les vaisseaux est toujours signe d'un très-mauvais temps, car c'est une preuve que le foyer de la tempête est fort avant dans les terres.
Le troisième jour du coup de vent, nous nous aperçûmes que notre mât de misaine avait fait un effort à quatre pieds au-dessus du gaillard ; on serra la voile, on relia le mât de cordages et de pièces de bois, et nous tînmes la cape sous la grande voile.
La mer était monstrueuse et nous cachait l'horizon. On fut fort surpris de voir, à une portée de canon, un vaisseau hollandais manœuvrant comme nous : il fut impossible de lui parler. Le cinquième jour, le vent s'apaisa. On examina notre mât de misaine, qui se trouva absolument rompu. Cet accident nous fit redoubler de vœux pour l'arrivée au Cap.
Le gros temps nous avait fait perdre du chemin, suivant l'ordinaire ; il succéda du calme, qui nous fit perdre du temps.
Le 12, nous retrouvâmes le vaisseau hollandais, et nous lui parlâmes. Il eut la précaution de ne se laisser approcher que ses mèches allumées et ses canons détapés : il venait de Batavia ; il allait au Cap.
Enfin, le 16 janvier, nous eûmes l'après-midi la vue du Cap, à tribord. Nous louvoyâmes toute la nuit. Le 17 au matin, il s'éleva une brise très-violente ; le ciel était couvert d'une brume épaisse qui nous cachait absolument la terre. Nous allions manquer l'entrée de la baie, lorsque nous aperçûmes par notre travers, dans un éclairci, un coin de la montagne de la Table ; alors nous serrâmes le vent, et vers midi nous nous trouvâmes près de la côte, qui est très-élevée. Elle est absolument dépouillée d'arbres ; sa partie supérieure est à pic, formée de couches de rochers parallèles ; le pied est arrondi en croupe. Elle ressemble à d'anciennes murailles de fortifications avec leur talus.
Nous longeâmes la terre. A midi, nous nous trouvâmes derrière la montagne du Lion, qui, de loin, ressemble à un lion en repos. Sa tête est détachée, et formée d'un gros rocher, dont les assises représentent la crinière. Le corps est composé de croupes de différentes collines. De la tête du Lion on signale les vaisseaux par un pavillon.
En cet endroit le vent nous manqua, parce que le Lion nous mettait à l'abri ; il fallait, pour entrer dans la baie, passer entre l'île Roben, que nous voyions à gauche devant nous, et une langue de terre appelée la pointe aux Pendus, qui se trouve au pied du Lion. Nous en étions à deux portées de canon, et notre impatience redoublait. C'est de là que l'on aperçoit les vaisseaux en rade, et l'Indien n'en devait pas être le moins remarquable.
Enfin, la marée nous avançant peu à peu, nous vîmes, des hunes, se développer successivement douze vaisseaux qui étaient au mouillage ; mais aucun d'eux ne portait le pavillon français : c'était la flotte de Batavia.
Nous jetâmes l'ancre à l'entrée de la baie. A trois heures après midi, le capitaine du port vint à bord, et nous assura que l'Indien n'avait point paru.
Nous voyions, au fond de la baie, la montagne de la Table, la terre la plus élevée de toute cette côte. Sa partie supérieure est de niveau, et escarpée de tous côtés, comme un autel ; la ville est au pied, sur le bord de la baie. Il s'amasse souvent sur la Table une brume épaisse, entassée et blanche comme la neige. Les Hollandais disent alors que la nappe est mise. Le commandant de la rade hisse son pavillon ; c'est un signal aux vaisseaux de se tenir sur leurs gardes, et une défense aux chaloupes de se mettre en mer. Il descend de cette nappe des tourbillons de vent mêlé de brouillard semblable à de longs flocons de laine. La terre est obscurcie de nuages de sable, et souvent les vaisseaux sont contraints d'appareiller. Dans cette saison, cette brise ne s'élève guère que sur les dix heures du matin, et dure jusqu'au soir. Les marins aiment beaucoup la terre du Cap, mais ils en craignent la rade, qui est encore plus dangereuse depuis le mois d'avril jusqu'en septembre.
En 1722, toute la flotte des Indes y périt à l'ancre, à l'exception de deux vaisseaux. Depuis ce temps, il n'est plus permis à aucun Hollandais d'y mouiller au-delà du 6 mars. Ils vont à Falsebaye, où ils sont à l'abri.
On avait essayé de joindre la pointe aux Pendus à l'île Roben, pour faire de la rade un port qui n'eût qu'une ouverture ; mais on a fait des travaux inutiles.
Je comptais descendre le soir même ; la brise m'en empêcha.
De grand matin, la Normande alla mouiller plus près de la ville. Elle est formée de maisons blanches bien alignées, qui ressemblent de loin à de petits châteaux de cartes.
Au lever du soleil, trois chaloupes joliment peintes nous abordèrent. Elles étaient envoyées par des bourgeois qui nous invitaient à descendre chez eux pour y loger. Je descendis dans la chaloupe d'un Allemand, qui m'assura que, pour mon argent, je serais très-bien chez M. Nedling, aide-de-camp de la bourgeoisie.
En traversant la rade, je réfléchissais à l'embarras singulier où j'allais me trouver, sans habits, sans argent, sans connaissances, chez des Hollandais, à l'extrémité de l'Afrique. Mais je fus distrait de mes réflexions par un spectacle nouveau. Nous passions auprès de quantité de veaux marins, couchés sans inquiétude sur des paquets de goêmon flottant semblable à ces longues trompes avec lesquelles les bergers rappellent leurs troupeaux ; des pingoins nageaient tranquillement à la portée de nos rames, les oiseaux marins venaient se reposer sur les chaloupes, et je vis même, en descendant sur le sable, deux pélicans qui jouaient avec un gros dogue, et lui prenaient la tête dans leur large bec.
Je concevais une bonne opinion d'une terre dont le rivage était hospitalier, même aux animaux.
Au Cap, ce 20 janvier 1771.