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Voyage à l'Ile-de-France (2/2)

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LETTRE XXIV.
SUITE DE MON JOURNAL AU CAP.

Je fus invité par M. Serrurier, premier ministre des églises, à aller voir la bibliothèque. C'est un édifice fort propre. J'y remarquai surtout beaucoup de livres de théologie qui n'y ont jamais occasionné de disputes, car les Hollandais ne les lisent pas. A l'extrémité du jardin de la Compagnie, il y a une ménagerie où l'on voit une grande quantité d'oiseaux. Les pélicans que j'avais vus sur le rivage à mon arrivée, étaient les commensaux de cette maison ; mais on les en avait chassés parce qu'ils mangeaient les petits canards. Ils allaient, le jour, pêcher dans la rade, et revenaient coucher le soir à terre.

Le 10 février, on signala un navire français ; c'était l'Alliance, un de ceux que l'ouragan avait forcés d'appareiller de Bourbon. Il avait perdu son artimon dans la tempête. Il ne put nous donner aucune nouvelle de l'Indien. Il prit quelques vivres et continua sa route pour l'Amérique, sans réparer la perte de son mât. Les Hollandais en ont de grandes provisions qu'ils conservent en les enterrant dans le sable, mais ils les vendent fort cher. Le mât de misaine de la Normande lui coûta mille écus.

Le 11, la Digue, flûte du roi, partie de l'Ile-de-France il y avait un mois, vint relâcher pour faire quelques provisions. Je connaissais le capitaine, M. Le Fer. Il me dit qu'il ne serait pas plus de huit jours au mouillage, et que de là il ferait route pour Lorient. Je ne comptais plus revoir l'Indien ni mes effets ; cette occasion me parut favorable ; je résolus d'en profiter.

Je fis part de ma résolution à M. Berg et à M. de Tolback : ils me réitérèrent l'un et l'autre l'offre de leur bourse. Un soir, soupant chez le gouverneur, on parla du vin de Constance. M. de Tolback me demanda si je n'en emporterais pas en Europe. Je lui répondis naturellement que le désordre arrivé dans mon économie ne me permettait pas de faire cette emplette, à laquelle j'avais destiné une somme pour en faire présent à une personne à qui j'étais fort attaché. Il me dit qu'il voulait me tirer de cet embarras en me donnant une alverame de vin rouge ou blanc, ou toutes les deux à la fois si cela me faisait plaisir. Je lui répondis qu'une seule suffisait, et que je la présenterais de sa part à celui auquel je la destinais. « Non, dit-il, c'est vous à qui je la donne, afin que vous vous souveniez de moi. Je ne vous demande, pour toute reconnaissance, que de m'écrire à votre arrivée. » Il me l'envoya le lendemain. M. Berg, de son côté, à qui j'avais beaucoup parlé des honnêtetés que j'avais reçues de monsieur et de mademoiselle de Crémon, me dit qu'il se chargeait de ma reconnaissance, et qu'il leur enverrait de ma part vingt-quatre bouteilles de vin de Constance.

Dans une situation où je manquais de tout, je trouvais mon sort heureux d'avoir rencontré parmi des étrangers, des hommes si obligeans.

J'arrêtai avec le capitaine de la Digue mon passage en France, à raison de six cents livres. Il devait partir quelques jours après. J'usai, avec beaucoup de circonspection, du crédit de M. Berg. Je me fis faire un habit uni et un peu de linge. C'était-là tout l'équipage d'un officier qui revenait des Indes orientales. Non seulement j'avais perdu tous mes effets, mais je me trouvais endetté de plus de quatorze cents livres.

A peine j'avais fait mes arrangemens, que le vaisseau l'Africain vint mouiller au Cap ; il venait y chercher des vivres ; il était parti de l'Ile-de-France vers la mi-janvier. Il nous apportait des nouvelles de l'Indien : voici ce que nous en apprîmes.

Ce malheureux vaisseau avait perdu tous ses mâts dans la tempête ; et après avoir tenu la mer plus d'un mois, il était enfin retourné à l'Ile-de-France, en si mauvais état, qu'on l'avait désarmé. Il avait reçu des coups de mer par ses hauts, qui avaient mouillé une partie de sa cargaison, et inondé la sainte-barbe au point que les malles des passagers y flottaient. Un honnête homme, appelé M. de Moncherat, m'écrivait qu'il s'était chargé de visiter les miennes à leur arrivée, et qu'à l'exception de ce qui était dans ma chambre, il y avait eu peu de dommage.

On nous raconta un événement bien étrange arrivé sur l'Indien. Entre les mauvais sujets qui viennent à l'Ile-de-France, on y avait fait passer un homme de bonne maison, appelé M. de ****. Il avait assassiné, en France, son beau-frère. Dans la traversée, il eut une querelle avec le subrécargue de son vaisseau. En arrivant à terre, en plein jour, sur la place publique, sans autre formalité, il le perça de son épée, et lui en rompit la lame dans le corps. Il s'enfuit dans les bois, d'où on le ramena en prison. Son procès fut fait, et il allait être condamné au supplice lorsqu'on fit, la nuit, un trou au mur de sa prison, par où il s'évada.

Cet événement était arrivé deux mois avant mon départ.

Pendant la tempête qu'essuya l'Indien, le mât de misaine rompit, et tomba à la mer. On se hâtait d'en couper les cordages, lorsqu'on vit au milieu des lames, un matelot accroché à la hune de ce mât flottant. Il criait : Sauvez-moi, sauvez-moi, je suis ****. En effet, c'était ce misérable. Au retour de l'Indien à l'Ile-de-France, on le fit encore évader. M. de Tolback disait à ce sujet : « Qui doit être pendu ne peut pas se noyer. »

On n'avait reçu aucune nouvelle de l'Amitié, qui avait probablement péri.

Ce fut pour moi un grand bonheur de recevoir mes effets à la veille de mon départ, et de n'être plus sur l'Indien, qui probablement resterait long-temps à l'Ile-de-France.

La Digue différa son départ jusqu'au 2 mars. Je payai toute ma dépense avec mes lettres de change sur le trésor des colonies, à six mois de vue, et j'y perdis vingt-deux pour cent d'escompte.

Je pris congé du gouverneur, et de M. Berg, qui me donna beaucoup de curiosités naturelles. Je lui avais fait part de quelques-unes des miennes. Mademoiselle Berg me donna trois perruches à tête grise, grosses comme des moineaux ; elles venaient de Madagascar. Mon hôtesse me fit une provision de fruits, et me souhaita, en pleurant, ainsi que sa famille, un heureux voyage.

Je quittai à regret de si bonnes gens, et ces jardins d'arbres fruitiers d'Europe, que je laissais au mois de mars, chargés de fruits. J'avais cependant un grand plaisir à imaginer que j'allais les retrouver couverts de fleurs en Europe, et que dans un an j'aurais eu deux étés sans hiver ; mais, ce qui vaut encore mieux que les beaux pays et les douces saisons, j'allais revoir ma patrie et mes amis.

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