Voyage à l'Ile-de-France (2/2)
CONSEILS A UN JEUNE COLON DE L'ILE-DE-FRANCE.
La première année se passera dans des travaux continuels, et souvent au milieu des pluies journalières qui feront moisir tous les meubles de votre habitation. Vous verrez votre maïs croître avec rapidité, et s'élever à onze ou douze pieds de hauteur. Ses épis seront vides ; alors ne vous découragez pas. Augmentez la grandeur de vos carrés, et vous verrez les nuages, comme je les ai vus souvent, filer le long de vos bois en épaisses vapeurs ; et, par un phénomène assez étonnant le soleil brillera sur votre champ tandis que la pluie tombera dans vos bois.
Si votre habitation est située dans un fond, il faut vous résoudre à semer du riz qui croît dans l'eau, et la fataque qui sert de pâturage aux bestiaux ; car il faut préférer une riche prairie à un champ marécageux. Comme cette terre porte deux récoltes, au lieu de semer dans la saison pluvieuse, vous semerez dans la saison sèche. Cependant, une des meilleures nourritures et des plus abondantes est le manioc et la patate ; dès la première année faites bêcher votre terre et plantez-y vos racines, ce qui ne vous empêchera pas de semer du maïs et de recueillir deux récoltes.
Alors votre famille est augmentée, vos nègres ont des enfans, vos troupeaux sont multipliés. Ayez soin que vos enfans soient chaudement vêtus, de peur de les voir saisis de convulsions de nerfs occasionnées par le froid ; lorsqu'ils seront attaqués des vers, vous battrez de l'huile de palma-christi avec du vin blanc, et vous la leur ferez avaler.
Il sera temps dès-lors de songer à rendre votre habitation moins sauvage, car elle n'offre que des arbres sans fruits et une cabane couverte de feuilles. Vous ferez apporter des arbres équarris. Vous les poserez par assises les uns sur les autres. Vous tournerez votre bâtiment du côté du vent du sud-est. Une salle et quatre cabinets aux quatre coins feront votre maison. A quelque distance, deux autres pavillons sur la droite et sur la gauche sont destinés pour la cuisine et pour le magasin des provisions. Du côté de la cour, les toits de ces trois pavillons seront vos greniers.
Choisissez de préférence le bord du ruisseau qui doit borner votre cour ; c'est la disposition générale imaginée par les habitans. Mais voici ce qu'ils ne font pas, et que je vous conseille de faire. Votre maison sera entre cour et jardin ; votre cour sera sous le vent, et bordée des cases de vos nègres, de hangards pour loger les bestiaux, d'un poulailler, de votre magasin et de votre cuisine, avec assez d'intervalle des cases aux pavillons. Au lieu d'un mur de bambous, qui croissent à la hauteur des plus grands arbres et ne donnent que de bien faible bois, la cour sera plantée d'arbres fruitiers, de bananiers, de mangliers, que les nègres aiment beaucoup, et ce sera le jardin commun de vos noirs ; car il faut que vous inspiriez à vos nègres un intérêt commun, après leur avoir inspiré de l'attachement pour vous. Il arrivera encore qu'ils se surveilleront les uns les autres pour la sûreté de ce bien public. Au reste, ce sera dans cet enclos que, tous les dimanches, ils aimeront à s'assembler et à danser bien avant dans la nuit. Vous choisirez ce jour pour leur donner des récompenses et un bon repas au coucher du soleil ; ceux-là en seront exclus qui auront manqué à leurs devoirs, et vous les punirez par cette privation, à laquelle ils seront très-sensibles. On a vu un habitant, M. Harmand, ancien militaire, en faire des compagnies très-bien exercées, qui entendaient la manœuvre, et regardaient le dimanche comme un jour de grande fête. Mais comme ces fêtes militaires sont très-coûteuses, et dérangent l'ordre établi dans l'habitation, bornez-vous à inspirer à vos esclaves la joie et la gaîté.
Le terrain ordinaire d'une habitation a besoin de cinquante noirs pour être mis en valeur. Votre habitation ainsi disposée pour être un jour celle d'une famille considérable, vous diviserez le terrain en un carré coupé au centre par des avenues de bananiers. Vous laisserez de grands bouquets de bois alentour pour les abriter des vents, et en attendant que vous puissiez cultiver ce jardin avec les légumes nécessaires, vous le semerez de graines comme le reste de votre terre.
Si des noirs marrons, pressés par la faim, rôdent autour de votre habitation, ce que vos noirs affidés vous diront, ne souffrez pas que la nécessité les oblige à vous voler, mais engagez vos gens à leur donner d'abord à manger ; ensuite vous leur ferez proposer de venir à vous, ce qu'ils feront sur la foi de vos gens qui vous connaissent pour un homme juste. Alors vous leur proposerez de travailler à votre défriché moyennant une certaine nourriture, ce que très-probablement ils accepteront.
Croyez que ces conditions leur plairont ; car il est à ma connaissance que beaucoup de noirs marrons venaient à la ville se louer à nos soldats la nuit. Ils allaient leur chercher du bois de leur ajoupa moyennant quelques vivres ; ils passaient quelquefois des semaines entières avec eux, sans défiance, parce que c'étaient des malheureux comme eux, qu'ils appelaient quelquefois des nègres blancs.
Quand vous les aurez bien apprivoisés, ne les livrez jamais à leurs maîtres : votre honneur, non pas aux yeux des habitans, mais au jugement de votre conscience, y est intéressé. Alors, si leurs maîtres sont des hommes raisonnables, et que les fautes des noirs ne viennent que d'étourderie, tâchez d'arranger leur accord : que si vous voyez de la répugnance dans l'esclave, ne l'y forcez pas. Les Athéniens ne permettaient pas qu'on remît un esclave fugitif entre les mains d'un maître irrité. J'ai vu de ces infortunés, ramenés et cruellement punis, se livrer à des actes de fureur. Un jour une femme plaça l'enfant de son maître dans son lit et y mit le feu.
Sans doute que parmi ces malheureux vous en trouverez de laborieux, et que vous les gagnerez par de petits bienfaits. Vous leur ferez voir que vos noirs sont chaudement vêtus, bien nourris, jamais frappés ; qu'ils ont des femmes, qu'ils vivent tranquilles ; et vous leur proposerez d'en augmenter le nombre, puisqu'avec plus de travail ils sont beaucoup plus mal. Une fois que vous aurez bien éprouvé un esclave, proposez à son maître de vous le vendre ; certainement il vous le vendra à bon marché, et quoique vous n'ayez pas d'argent, il vous donnera des termes pour le payer même en grains, si vous l'aimez mieux. Voilà donc comment vous tirerez parti de vos ennemis, car la reconnaissance apprivoise le cœur humain. Les habitans disent que les nègres sont des ingrats, parce qu'ils fuient ceux mêmes qui leur accordent des secours passagers ; mais il ne faut point oublier les coups de fouet, les travaux forcés. Ces souvenirs sont restés dans leurs cœurs. Le parfum de la rose passe vite, mais la piqûre de son épine reste long-temps.
O hommes qui rêvez des républiques! voyez comme vos semblables abusent de l'autorité lorsque les lois la leur confient. Voyez la Pologne, dont les paysans sont si malheureux, la pauvre noblesse si humiliée. Voyez les colonies, où coule le sang humain, où l'on entend le bruit des fouets. Ce sont pourtant vos semblables, qui parlent d'humanité comme vous, qui lisent les livres des philosophes, qui crient contre le despotisme, et qui sont des bourreaux lorsqu'ils ont le pouvoir. Dans un pays où les mœurs sont corrompues, il faut un gouvernement absolu : la force d'un maître, aidée de la force de la loi, s'opposera à toutes les injustices du peuple et des grands : j'aime mieux les excès d'un seul que les crimes de tous.