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Voyage à l'Ile-de-France (2/2)

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LETTRE XXI.
AU CAP. VOYAGE A CONSTANCE ET A LA MONTAGNE DE LA TABLE.

Les rues du Cap sont très-bien alignées. Quelques-unes sont arrosées de canaux, et la plupart sont plantées de chênes. Il m'était fort agréable de voir ces arbres couverts de feuilles au mois de janvier. La façade des maisons était ombragée de leur feuillage et les deux côtés de la porte étaient bordés de siéges en brique ou en gazon, où des dames fraîches et vermeilles étaient assises. J'étais ravi de voir enfin une architecture et des physionomies européennes.

Je traversai, avec mon guide, une partie de la place, et j'entrai chez madame Nedling, grosse hollandaise fort gaie. Elle prenait le thé au milieu de sept ou huit officiers de la flotte, qui fumaient leur pipe. Elle me fit voir un appartement fort propre, et m'assura que tout ce qui était dans la maison était à mon service.

Quand on a vu une ville hollandaise, on les a toutes vues : de même, chez les habitans, l'ordre d'une maison est celui de toutes les autres. Voici quelle était la police de celle de madame Nedling. Il y avait toujours dans la salle de compagnie une table couverte de pêches, de melons, d'abricots, de raisins, de poires, de fromages, de beurre frais, de pain, de vin, de tabac et de pipes. A huit heures, on servait le thé et le café ; à midi, un dîner très-abondant en gibier et en poisson. A quatre heures, le thé et le café ; à huit, un souper comme le dîner. Ces bonnes gens mangeaient toute la journée.

Le prix de ces pensions n'allait pas autrefois à une demi-piastre, ou cinquante sous de France, par jour ; mais des marins français, pour se distinguer des autres nations, le mirent à une piastre, et c'est aujourd'hui pour eux leur taux ordinaire.

Ce prix est excessif, vu l'abondance des denrées : il est vrai que ces endroits sont beaucoup plus honnêtes que nos meilleures auberges. Les domestiques de la maison sont à votre disposition ; on invite à dîner qui l'on veut ; on peut passer quelques jours à la campagne de l'hôte, se servir de sa voiture, tout cela sans payer.

Après dîner, je fus voir le gouverneur, monsieur de Tolback, vieillard de quatre-vingts ans, que son mérite avait placé à la tête de cette colonie depuis cinquante ans. Il m'invita à dîner pour le lendemain. Il avait appris ma position, et y parut sensible.

Je fus me promener ensuite au jardin de la Compagnie. Il est divisé en grands carrés arrosés par un ruisseau. Chaque carré est bordé d'une charmille de chêne de vingt pieds de hauteur. Ces palissades mettent les plantes à l'abri du vent, qui est toujours très-violent ; on a même eu la précaution de défendre les jeunes arbres des avenues par des éventails de roseau.

Je vis dans ce jardin des plantes de l'Asie et de l'Afrique, mais surtout des arbres de l'Europe couverts de fruits, dans une saison où je ne leur avais jamais vu de feuilles.

Je me rappelai qu'un officier de la marine du roi, appelé le vicomte du Chaila, m'avait donné en partant de l'Ile-de-France une lettre pour M. Berg, secrétaire du conseil. J'avais cette lettre dans ma poche, n'ayant pas eu le temps de la mettre avec mes autres papiers sur l'Indien : je fus saluer M. Berg, et je lui remis la lettre de mon ami.

Il me reçut parfaitement bien, et m'offrit sa bourse. Je me servis de son crédit pour les choses dont j'avais un besoin indispensable. Je lui proposai de me faire passer sur un des vaisseaux de l'Inde : six partaient incessamment pour la Hollande, et les six autres au commencement de mars.

Il m'assura que la chose était impossible, qu'ils avaient, là-dessus, des défenses très-expresses de la Compagnie de Hollande. Le gouverneur m'en avait dit autant ; il fallut donc se résoudre à rester au Cap aussi long-temps qu'il plairait à ma destinée. J'y avais été conduit par un événement imprévu, j'espérais en sortir par un autre.

C'était pour moi une distraction bien agréable qu'une société tranquille, un peuple heureux, et une terre abondante en toutes sortes de biens.

Le fils de M. Berg m'invita à venir à Constance, vignoble fameux situé à quatre lieues de là. Nous fûmes coucher à sa campagne, située derrière la montagne de la Table : il y a deux petites lieues de la ville. Nous y arrivâmes par une très-belle avenue de châtaigniers. Nous y vîmes des vignobles près d'être vendangés, des vergers, des bois de chênes, et une abondance extrême de fruits et de légumes.

Le lendemain, nous continuâmes notre route à Constance : c'est un coteau qui regarde le nord (qui est ici le côté du soleil à midi). En approchant, nous traversâmes un bois d'arbres d'argent ; cet arbre ressemble à nos pins, et sa feuille à celle de nos saules. Elle est revêtue d'un duvet blanc très-éclatant.

Cette forêt paraît argentée. Lorsque les vents l'agitent et que le soleil l'éclaire, chaque feuille brille comme une lame de métal. Nous passâmes sous ces rameaux si riches et si trompeurs, pour voir des vignes moins éclatantes, mais bien plus utiles.

Une grande allée de vieux chênes nous conduisit au vignoble de Constance. On voit sur le frontispice de la maison une mauvaise peinture de la Constance, grande fille assez laide, qui s'appuie sur une colonne. Je croyais que c'était une figure allégorique de la vertu hollandaise : mais on me dit que c'était le portrait d'une demoiselle Constantia, fille d'un gouverneur du Cap. Il avait fait bâtir cette maison avec de larges fossés, comme un château fort. Il se proposait d'en élever les étages, mais des ordres d'Europe en arrêtèrent la construction.

Nous trouvâmes le maître de la maison, fumant sa pipe, en robe de chambre. Il nous mena dans sa cave, et nous fit goûter de son vin. Il était dans de petits tonneaux, appelés alverames, contenant quatre-vingt-dix pintes, rangés dans un souterrain fort propre. Il en restait une trentaine. Sa vigne, année commune, en produit deux cents. Il vend le vin rouge 35 piastres l'alverame, et 30 le vin blanc. Ce bien lui appartient en propre. Il est seulement obligé d'en réserver un peu pour la Compagnie, qui le lui paie : voilà ce qu'il nous dit.

Après avoir goûté son vin, nous fûmes dans son vignoble. Le raisin muscat, que je goûtai, me parut parfaitement semblable au vin que je venais de boire. Les vignes n'ont point d'échalas, et les grappes sont peu élevées sur le sol. On les laisse mûrir jusqu'à ce que les grains soient à moitié confits par le soleil. Nous goûtâmes une autre espèce de raisins fort doux, qui ne sont pas muscats. On en tire un vin aussi cher, qui est un excellent cordial.

La qualité du vin de Constance vient de son terroir. On a planté des mêmes ceps, à la même exposition, à un quart de lieue de là, dans un endroit appelé le Bas-Constance : il y a dégénéré. J'en ai goûté. Le prix, ainsi que le goût, en est très-inférieur, on ne le vend que 12 piastres l'alverame ; des fripons du Cap en attrapent quelquefois les étrangers.

Auprès du vignoble est un jardin immense ; j'y vis la plupart de nos arbres fruitiers en haies et en charmilles, chargés de fruits. Ces fruits sont un peu inférieurs aux nôtres, quant au goût, excepté le raisin que je préférerais. Les oliviers ne s'y plaisent pas.

Nous trouvâmes au retour de la promenade un ample déjeûner, l'hôtesse nous combla d'amitiés ; elle descendait d'un Français réfugié ; elle paraissait ravie de voir un homme de son pays. Le mari et la femme me montrèrent devant la maison un gros chêne creux, dans lequel ils dînaient quelquefois. Ils étaient unis comme Philémon et Baucis, et ils paraissaient aussi heureux, si ce n'est que le mari avait la goutte, et que la femme pleurait quand on parlait de la France.

Depuis Constance jusqu'au Cap, on voyage dans une plaine inculte couverte d'arbrisseaux et de plantes. Nous nous arrêtâmes à Neuhausen, jardin de la Compagnie, distribué comme celui de la ville, mais plus fertile. Toute cette partie n'est pas exposée au vent comme le territoire du Cap, où il élève tant de poussière, que la plupart des maisons ont de doubles châssis aux fenêtres, pour s'en garantir. Le soir, nous arrivâmes à la ville.

A quelques jours de là, mon hôte, M. Nedling, m'engagea à venir à sa campagne, située auprès de celle de M. Berg. Nous partîmes dans sa voiture, attelée de six chevaux. Nous y passâmes plusieurs jours dans un repos délicieux. La terre était jonchée de pêches, de poires et d'oranges, que personne ne recueillait ; les promenades étaient ombragées des plus beaux arbres. J'y mesurai un chêne de onze pieds de circonférence ; on prétend que c'est le plus ancien qu'il y ait dans le pays.

Le 3 février, mon hôte proposa à quelques Hollandais d'aller sur Tableberg, montagne escarpée au pied de laquelle la ville paraît située. Je me mis de la partie. Nous partîmes à pied, à deux heures après minuit. Il faisait un très-beau clair de lune. Nous laissâmes à droite un ruisseau qui vient de la montagne, et nous dirigeâmes notre route à une ouverture qui est au milieu, et qui ne paraît, de la ville, que comme une lézarde à une grande muraille. Chemin faisant, nous entendîmes hurler des loups, et nous tirâmes quelques coups de fusil en l'air pour les écarter. Le sentier est rude jusqu'au pied de l'escarpement de la montagne, mais il le devient ensuite bien davantage. Cette fente qui paraît dans la Table, est une séparation oblique qui a plus d'une portée de fusil de largeur à son entrée inférieure ; dans le haut, elle n'a pas deux toises. Ce ravin est une espèce d'escalier très-raide, rempli de sable et de roches roulées. Nous le grimpâmes, ayant à droite et à gauche des escarpemens du roc, de plus de deux cents pieds de hauteur. Il en sort de grosses masses de pierres toutes prêtes à s'ébouler : l'eau suinte des fentes, et y entretient une multitude de plantes aromatiques. Nous entendîmes dans ce passage les hurlemens des bavians, sorte de gros singe, qui ressemble à l'ours.

Après trois heures et demie de fatigue, nous parvînmes sur la Table. Le soleil se levait de dessus la mer, et ses rayons blanchissaient, à notre droite, les sommets escarpés du Tigre, et de quatre autres chaînes de montagnes, dont la plus éloignée paraît la plus élevée. A gauche, un peu derrière nous, nous voyions, comme sur un plan, l'île des Pingoins, ensuite Constance, la baie de False et la montagne du Lion ; devant nous, l'île Roben. La ville était à nos pieds. Nous en distinguions jusqu'aux plus petites rues. Les vastes carrés du jardin de la Compagnie, avec ses avenues de chênes et ses hautes charmilles, ne paraissaient que des plates-bandes avec leurs bordures en buis ; la citadelle un petit pentagone grand comme la main, et les vaisseaux des Indes des coques d'amande. Je sentais déjà quelque orgueil de mon élévation, lorsque je vis des aigles qui planaient à perte de vue au-dessus de ma tête.

Il aurait été impossible, après tout, de n'avoir pas quelque mépris pour de si petits objets, et surtout pour les hommes, qui nous paraissent comme des fourmis, si nous n'avions pas eu les mêmes besoins. Mais nous avions froid, et nous nous sentions de l'appétit. On alluma du feu, et nous déjeunâmes. Après déjeûner, nos Hollandais mirent la nappe au bout d'un bâton, pour donner un signal de notre arrivée ; mais ils l'ôtèrent une demi-heure après, parce qu'on la prendrait pour un pavillon français.

Le sommet de Tableberg est un rocher plat, qui me parut avoir une demi-lieue de longueur sur un quart de largeur. C'est une espèce de quartz blanc, revêtu seulement par endroits, d'un pouce ou deux de terre noire végétale, mêlée de sable et de gravier blanc. Nous trouvâmes quelques petites flaques d'eau, formées par les nuages, qui s'y arrêtent souvent.

Les couches de cette montagne sont parallèles ; je n'y ai trouvé aucun fossile. Le roc inférieur est une espèce de grès qui, à l'air, se décompose en sable. Il y en a des morceaux qui ressemblent à des morceaux de pain avec leur croûte.

Quoique le sol du sommet n'ait presque aucune profondeur, il y avait une quantité prodigieuse de plantes.

J'y recueillis dix espèces d'immortelles, de petits myrtes, une fougère d'une odeur de thé, une fleur semblable à l'impériale d'un beau ponceau, et plusieurs autres dont j'ignore les noms. J'y trouvai une plante dont la fleur est rouge et sans odeur ; on la prendrait pour une tubéreuse ; chaque tige a deux ou trois feuilles tournées en cornet, et contenant un peu d'eau. La plus singulière de toutes, parce qu'elle ne ressemble à aucun végétal que j'aie vu, est une fleur ronde en rose, de la grandeur d'un louis, tout-à-fait plate. Cette fleur brille des plus jolies couleurs ; elle n'a ni tige ni feuilles ; elle croît en quantité sur le gravier, où elle ne tient que par des filets imperceptibles. Quand on la manie, on ne trouve qu'une substance glaireuse.

Voici cinq plantes entières qui affectent, dans leur configuration, une ressemblance avec une seule partie de ce qui est commun aux autres : 1o Le nostoc, qui n'est qu'une sève ; 2o un chevelu qui croît sur les orties, et qui ressemble aux filamens d'une racine ; 3o le lichen, semblable à une feuille ; 4o ; la fleur isolée de Tableberg ; 5o la truffe d'Europe, qui est un fruit. Je pourrais y joindre la racine de la grotte de l'Ile-de-France, si ce n'était pas le seul exemple que j'aie à apporter.

Je serais très-disposé à croire que la nature a suivi le même plan dans les animaux. J'en connais plusieurs, surtout dans les marins, qui ressemblent, pour la forme, à des membres d'animaux.

J'arrivai, en me promenant, à l'extrémité de la Table : de là je saluai l'océan Atlantique, car on n'est plus dans la mer des Indes après avoir doublé le Cap. Je rendis hommage à la mémoire de Vasco de Gama, qui osa le premier, doubler ce promontoire des tempêtes. Il eût mérité que les marins de toutes les nations y eussent placé sa statue, et j'y eusse fait volontiers une libation de vin de Constance, pour sa patience héroïque. Il est douteux cependant que Gama soit le premier navigateur qui ait ouvert cette route au commerce des Indes. Pline rapporte qu'Hannon fit le tour depuis la mer d'Espagne jusqu'en Arabie, comme on peut le voir, dit-il, dans les Mémoires de ce voyage, qu'il a laissés par écrit. Cornélius Nepos dit avoir vu un capitaine de navire, qui, fuyant la colère du roi Lathyrus, vint de la mer Rouge en Espagne. Long-temps auparavant, Cœlius Antipater assurait qu'il avait connu un marchand espagnol qui allait, par mer, trafiquer jusques en Ethiopie.

Quoi qu'il en soit, le Cap, si redouté des marins par sa mer orageuse, est une grande montagne située à 16 lieues d'ici, et qui a donné son nom à cette ville, malgré son éloignement. Elle termine la pointe la plus méridionale de l'Afrique. Elle est, dans les traités, un point de démarcation : au-delà, les prises navales sont encore légitimes plusieurs mois après que les princes sont d'accord en Europe. Elle a vu souvent la paix à sa droite, et la guerre à sa gauche entre les mêmes pavillons ; mais elle les a vus plus souvent se réunir dans ses rades, et y être en bonne intelligence, lorsque la discorde troublait les deux hémisphères. J'admirais cet heureux rivage que jamais la guerre n'a désolé, et qui est habité par un peuple utile à tous les autres par les ressources de son économie et l'étendue de son commerce. Ce n'est pas le climat qui fait les hommes. Cette nation sage et paisible ne doit point ses mœurs à son territoire : la piraterie, les guerres civiles agitent les régences d'Alger, de Maroc, de Tripoli ; et les Hollandais ont porté l'agriculture et la concorde à l'autre extrémité de l'Afrique.

J'amusais ma promenade par ces réflexions si douces, et si rares à faire dans aucun lieu de la terre : mais la chaleur du soleil m'obligea de chercher un abri. Il n'y en a point d'autre qu'à l'entrée du ravin. J'y trouvai mes camarades auprès d'une petite source où ils se reposaient. Comme ils s'ennuyaient, on décida le retour. Il était midi. Nous descendîmes, quelques-uns se laissant glisser assis, d'autres accroupis sur les mains et sur les pieds. Les rochers et les sables s'échappaient dessous nos pas. Le soleil était presque à pic, et ses rayons réfléchis par les rochers collatéraux, faisaient éprouver une chaleur insupportable. Souvent nous quittions le sentier, et courions nous cacher à l'ombre pour respirer sous quelque pointe de roc. Les genoux me manquaient ; j'étais accablé de soif. Nous arrivâmes vers le soir à la ville. Madame Nedling nous attendait. Les rafraîchissemens étaient prêts. C'était de la limonade, où l'on avait mis de la muscade et du vin. Nous en bûmes sans danger. Je fus me coucher. Jamais voyage ne me fit tant de plaisir, et jamais le repos ne me parut si agréable.

Je suis, etc.

Au Cap, ce 6 février 1771.

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