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Voyage à l'Ile-de-France (2/2)

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LETTRE XXVI.
CONJECTURES SUR L'ANTIQUITÉ DU SOL DE L'ASCENSION, DE L'ILE-DE-FRANCE, DU CAP DE BONNE-ESPÉRANCE, ET DE L'EUROPE.

Pendant que nos matelots travaillaient à embarquer les tortues, je fus m'asseoir dans une des cavités de ces rochers dont la plaine est couverte ; à la vue de ce désordre effroyable, je fis quelques réflexions.

Si ces ruines, me disais-je, étaient celles d'une ville, que de mémoires nous aurions sur ceux qui l'ont bâtie et sur ceux qui l'ont ruinée! Il n'y a point de colonne en Europe qui n'ait son historien.

Pourquoi faut-il que nous, qui savons tant de choses, ne sachions ni d'où nous venons, ni où nous sommes! Tous les savans conviennent de l'origine et de la durée de Babylone, qui n'a plus d'habitans ; et personne n'est d'accord sur la nature et l'antiquité du globe, qui est la patrie de tous les hommes : les uns le forment par le feu, les autres par l'eau ; ceux-ci par les lois du mouvement, ceux-là par celles de la cristallisation. Les peuples d'occident croient qu'il n'a pas six mille ans, ceux de l'orient disent qu'il est éternel. Il est probable qu'il n'y aurait qu'un système, si le reste de la terre ressemblait à cette île. Ces pierres ponces, ces collines de cendres, ces rocs fondus qui ont bouillonné comme du mâchefer, prouvent évidemment qu'elle doit son origine à un volcan ; mais combien y a-t-il d'années que son explosion s'est faite?

Il me semble que si ce temps était fort reculé, ces monceaux de cendres ne seraient pas en pyramides : la pluie les eût affaissés. Les angles et les contours de ces roches ne seraient pas aigus et tranchans, parce qu'une longue action de l'atmosphère détruit les parties saillantes des corps : des statues de marbre, taillées par les Grecs, sont redevenues à l'air des blocs informes.

Serait-il donc si difficile de juger de l'ancienneté d'un corps par son dépérissement, puisqu'on juge bien de l'antiquité d'une médaille par sa rouille? Un vieux rocher n'est-il pas une médaille de la terre, frappée par le temps?

D'ailleurs, si cette île était fort ancienne, ces blocs de pierre qui sont à la surface de la terre, s'y seraient ensevelis par leur propre poids ; c'est un effet lent mais sûr, de la pesanteur. Les piles de boulets et les canons posés sur le sol des arsenaux s'y enterrent en peu d'années. La plupart des monumens de la Grèce et de l'Italie se sont enfoncés au-dessus de leur soubassement. Quelques-uns même ont tout-à-fait disparu.

Si donc je pouvais savoir « combien un corps dont la forme et la pesanteur est connue doit mettre de temps à s'enfoncer dans un terrain dont on connaît la résistance, » j'aurais un rapport qui me ferait trouver celui que je cherche. Le calcul sera facile quand les expériences seront faites ; en attendant, je puis croire raisonnablement que cette île est très-moderne.

J'en puis penser autant de l'Ile-de-France ; mais comme ses montagnes pointues ont déjà des croupes, comme ses rochers sont enfoncés au tiers ou au quart en terre, et que leurs angles sont un peu émoussés, je suis persuadé que sa date remonte plusieurs siècles au-delà.

Le cap de Bonne-Espérance me paraît beaucoup plus ancien. Les rochers qui se sont détachés du sommet des montagnes, sont, au Cap, tout-à-fait enfoncés dans la terre, où on les retrouve en creusant ; les montagnes ont toutes à leur pied des talus fort élevés, formés par les débris de leurs parties supérieures. Ces débris en ont été détachés par une longue action de l'atmosphère ; ce qui est si vrai, qu'ils sont en plus grande quantité aux endroits où les vents ont coutume de souffler. Je l'ai observé sur la montagne de la Table, dont la partie opposée au vent de sud-est est bien plus en talus que celle qui regarde la ville.

J'ai remarqué encore sur la montagne de la Table, des pierres isolées de la grosseur d'un tonneau, dont les angles étaient bien arrondis. Leurs fragmens même n'ont plus d'arêtes vives ; ils forment un gravier blanc et lisse, semblable à des amandes aplaties. Ces pierres sont fort dures, et ressemblent, pour la couleur et le grain, à des tablettes de porcelaine usées.

Le dépérissement de ces corps annonce une assez grande antiquité ; cependant je n'ai pas trouvé sur la Table que la couche de terre végétale eût plus de deux pouces de profondeur, quoique les plantes y soient communes ; en beaucoup d'endroits même le roc est nu. Il n'y a donc pas un grand nombre de siècles que les végétaux y croissent. Toutefois ou n'en peut rien conclure parce que le sommet n'étant ni de sable ni de pierre poreuse, mais une espèce de caillou blanc, poli et dur, les semences des plantes y auront été long-temps portées par les vents avant d'y pouvoir germer.

La couche végétale dans les plaines est beaucoup plus épaisse, mais on n'en pourrait rien conclure pour l'antiquité du sol, parce que quand cette couche y est considérable, elle peut y avoir été apportée des montagnes voisines par les pluies, ou avoir été entraînée plus loin, quand elle y est rare.

S'il existait en Europe une montagne élevée, isolée, et dont le sommet fût aplati comme celui de la Table, sans être comme lui d'une matière contraire à la végétation, on pourrait comparer l'épaisseur de sa terre végétale à celle d'un terrain nouveau et pareillement isolé, par exemple à la croûte de quelques-unes de ces îles qui, depuis cent ans, se sont formées à l'embouchure de la Loire.

En attendant l'expérience, je présume que l'Europe est plus ancienne que la terre du Cap, parce que le sommet de ses montagnes a moins d'escarpement, que leurs flancs ont une pente plus douce, et que les rochers qui sont encore à la surface de la terre, sont écornés et arrondis.

Il ne s'agit point ici des rochers qui paraissent sur le flanc des montagnes que la mer, les torrens ou le débordement des rivières ont escarpées, ni des pierres que les pluies mettent à découvert dans les plaines dont elles entraînent la terre, et encore moins des cailloux des champs que la charrue couvre et découvre chaque année ; mais de ceux qui, par leur masse et leur situation, n'obéissent qu'aux seules lois de la pesanteur. Je n'en ai vu aucun de cette espèce dans les plaines de la Russie et de la Pologne. La Finlande est pavée de rochers, mais ils sont d'une configuration toute différente ; ce sont des collines et des vallons entiers de roc vif ; c'est en quelque sorte la terre qui est pétrifiée. Cependant, comme les sapins croissent sur les croupes de ces collines, il paraît qu'elles sont depuis long-temps à l'air, qui les décompose. Il paraît même que, sous une température moins froide, cette décomposition se serait accélérée bien plus vite ; mais la neige les met pendant six mois à couvert de l'action de l'atmosphère, et le froid qui durcit la terre, retarde l'effet de leur pesanteur.

L'espèce de roche que je crois propre aux expériences, est celle des environs de Fontainebleau. Ce sont de grosses masses de grès, arrondies, détachées les unes des autres. Quelques-unes sont ensevelies dans le sol à moitié ou aux deux tiers ; d'autres sont empilées à la surface, comme des amas de pierre à bâtir. Ce sont probablement les sommets de quelque montagne pierreuse, qui n'ont pas tout-à-fait disparu. Il est probable que chaque siècle achève de les enfoncer dans le sol, et qu'il y en avait beaucoup plus il y a deux mille ans. L'action des élémens et de la pesanteur tend à arrondir le globe. Un jour les montagnes de l'Europe auront beaucoup moins de pente ; un jour la mer aura dissous les rochers des côtes où elle se brise aujourd'hui, comme elle a détruit ceux de Charybde et de Scylla.

J'ouvris ensuite un livre d'histoire pour me dissiper. Je tombai sur un endroit où l'auteur dit de quelques familles européennes, que leur origine se perd dans la nuit du temps, comme si leurs ancêtres étaient nés avant le soleil. Il parlait ailleurs des peuples du Nord comme des fabricateurs du genre humain, officina gentium : ce déluge de barbares, dit-il, que le Nord ne pouvait plus contenir.

J'ai vécu quelque temps dans le Nord, où j'ai parcouru plus de huit cents lieues, et je ne me rappelle pas y avoir vu aucun monument ancien. Cependant les sociétés nombreuses laissent des traces durables ; et, depuis le petit clocher d'un village jusqu'aux pyramides d'Égypte, toute terre qui fut cultivée porte des témoignages de l'industrie humaine. Les champs de la Grèce et de l'Italie sont couverts de ruines antiques ; pourquoi n'en trouve-t-on pas en Russie et en Pologne? C'est que les hommes ne se multiplient qu'avec les fruits de la terre ; c'est que le nord de l'Europe était inculte lorsque le midi était couvert de moissons, de vignobles et d'oliviers[3]. Ces peuples, dans l'abondance, élevèrent des autels à tous les biens. Cérès, Pomone, Bacchus, Flore, Palès, les Zéphirs, les Nymphes, etc., tout ce qui était plaisir, fut divinité. La jeune fille offre des colombes à l'Amour, des guirlandes aux Grâces, et priait[4] Lucine de lui donner un mari fidèle. La religion ne s'était point séparée de la nature ; et comme la reconnaissance était dans tous les cœurs, la terre, sous un ciel favorable, se couvrait d'autels. On vit dans chaque verger le dieu des jardins, Neptune sur tous les rivages, l'Amour dans tous les bosquets : les Naïades eurent des grottes, les Muses des portiques, Minerve des péristyles ; l'obélisque de Diane parut dans les taillis, et le temple de Vénus éleva sa coupole au-dessus des forêts.

[3] Voyez la note première, à la fin de ce volume.

[4] Voyez la note seconde, à la fin de ce volume.

Mais lorsqu'un habitant de ces belles contrées fut obligé de chercher au nord une nouvelle patrie, lorsqu'il eut pénétré avec sa famille malheureuse sous l'ourse glacée, dieux! quel fut son effroi aux approches de l'hiver! Le soleil paraissait à peine au-dessus de l'horizon, son disque était rouge et ténébreux ; le souffle des vents faisait éclater le tronc des sapins ; les fontaines se figeaient, et les fleuves s'étaient arrêtés ; une neige épaisse couvrait les prés, les bois et les lacs ; les plantes, les graines, les sources, tout ce qui soutient la vie, était mort. On ne pouvait même ni respirer, ni toucher à rien, car la mort était dans l'air, et la douleur sortait de tous les corps. Ah! quand cet infortuné entendit les cris de ses enfans que le climat dévorait, quand il vit sur leurs joues les larmes se vitrifier, et leurs bras tendus vers lui se raidir… qu'il eut d'horreur de ces retraites funestes! Osa-t-il espérer une postérité de la nature, et des moissons de ces campagnes de fer! Sa main dut frémir d'ouvrir un sol qui tuait ses habitans. Il ne lui resta que de joindre sa misère à celle d'un troupeau, de chercher avec lui la mousse des arbres, et d'errer sur une terre où le repos coûtait la vie. Seulement il s'y creusa des tanières, et si, dans la suite, on vit du sein de ces neiges sortir quelque monument, sans doute ce fut un tombeau.

Il est probable que le nord de l'Europe ne se peupla que lorsque le midi lui-même fut abandonné. Les Grecs, si souvent tourmentés par leurs tyrans, préférèrent enfin la liberté à la beauté du ciel. Une partie d'entre eux transporta en Hongrie, en Bohème, en Pologne et en Russie les arts par lesquels l'homme surmonte les élémens, et seul de tous les animaux, peut vivre dans tous les climats. Depuis la Morée jusqu'à Archangel, sur une largeur de plus de cinq cents lieues, on ne parle que la langue esclavone, dont les mots et les lettres mêmes dérivent du grec. Les nations du Nord doivent donc leur origine aux Grecs ; elles ont dû rentrer dans la barbarie, en sortir tard, et ne développer leur puissance que sous une bonne législation. Pierre Ier a jeté les fondemens de leur grandeur moderne, et aujourd'hui une grande impératrice leur donne des lois dignes de l'Aréopage.

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