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Voyage à l'Ile-de-France (2/2)

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LETTRE XXIII.
ESCLAVES, HOTTENTOTS, HOLLANDAIS.

L'abondance du pays se répand sur les esclaves. Ils ont du pain et des légumes à discrétion. On distribue à deux noirs un mouton par semaine. Ils ne travaillent point le dimanche. Ils couchent sur des lits avec des matelas et des couvertures. Les hommes et les femmes sont chaudement vêtus. Je parle de ces choses comme témoin, et pour l'avoir su de plusieurs noirs que les Français avaient vendus aux Hollandais, pour les punir, disaient-ils, mais dans le fond pour y profiter. Un esclave coûte ici une fois plus qu'à l'Ile-de-France ; l'homme y est donc une fois plus précieux. Le sort de ces noirs serait préférable à celui de nos paysans d'Europe, si quelque chose pouvait compenser la liberté.

Le bon traitement qu'ils éprouvent influe sur leur caractère. On est étonné de leur trouver le zèle et l'activité de nos domestiques. Ce sont cependant ces mêmes insulaires de Madagascar, qui sont si indifférens pour leurs maîtres dans nos colonies.

Les Hollandais tirent encore des esclaves de Batavia. Ce sont des Malais, nation très-nombreuse de l'Asie, mais peu connue en Europe. Elle a une langue et des usages qui lui sont particuliers. Ils sont plus laids que les nègres, dont ils ont les traits. Leur taille est plus petite, leur peau est d'un noir cendré, leurs cheveux sont longs, mais peu fournis. Ces Malais ont les passions très-violentes.

Les Hottentots sont les naturels du pays ; ils sont libres. Ils ne sont point voleurs, ne vendent point leurs enfans, et ne se réduisent point entre eux à l'esclavage. Chez eux l'adultère est puni de mort : on lapide le coupable. Quelques-uns se louent comme domestiques pour une piastre par an, et servent les habitans avec tant d'affection, qu'ils exposent souvent leur vie pour eux. Ils ont pour arme la demi-lance ou zagaie.

L'administration du Cap ménage beaucoup les Hottentots. Lorsqu'ils portent des plaintes contre quelque Européen, ils sont favorablement écoutés, la présomption devant être en faveur de la nation qui a le moins de désirs et de besoins.

J'en ai vu plusieurs venir à la ville, en conduisant des chariots attelés quelquefois de huit paires de bœufs. Ils ont des fouets d'une longueur prodigieuse, qu'ils manient à deux mains. Le cocher, de dessus son siége, en frappe avec une égale adresse la tête ou la queue de son attelage.

Les Hottentots sont des peuples pasteurs ; ils vivent égaux, mais dans chaque village ils choisissent, entre eux, deux hommes auxquels ils donnent le titre de capitaine et de caporal, pour régler les affaires de commerce avec la Compagnie. Ils vendent leurs troupeaux à très-bon marché. Ils donnent trois ou quatre moutons pour un morceau de tabac. Quoiqu'ils aient beaucoup de bestiaux, ils attendent souvent qu'ils meurent pour les manger.

Ceux que j'ai vus avaient une peau de mouton sur leurs épaules, un bonnet et une ceinture de la même étoffe. Il me firent voir comment ils se couchaient. Ils s'étendaient nus sur la terre, et leur manteau leur servait de couverture.

Ils ne sont pas si noirs que les nègres. Ils ont cependant comme eux le nez aplati, la bouche grande et les lèvres épaisses. Leurs cheveux sont plus courts et plus frisés ; ils ressemblent à une ratine. J'ai observé que leur langage est très-singulier, en ce que chaque mot qu'ils prononcent est précédé d'un claquement de langue, ce qui leur a, sans doute, fait donner le nom de Chocchoquas, qu'ils portent sur d'anciennes cartes de M. de Lisle. On croirait en effet qu'ils disent toujours chocchoq.

Quant au tablier des femmes hottentotes, c'est une fable dont tout le monde m'a attesté la fausseté ; elle est tirée du voyageur Kolben, qui en est rempli.

Une observation plus sûre est celle de Pline, qui remarque que les animaux sont plus imbécilles à proportion que leur sang est plus gras. Les plus forts animaux ont, dit-il, le sang plus épais, et les sages l'ont plus subtil. J'ai remarqué en effet sur des noirs blessés que leur sang se caillait très-promptement. J'attribuerais volontiers à cette cause la supériorité des blancs sur les noirs.

Indépendamment des esclaves et des Hottentots, les Hollandais attachent encore à leur service des engagés. Ce sont des Européens auxquels la Compagnie fait des avances, et que les habitans prennent chez eux, en rendant à l'administration ce qu'elle a déboursé.

Ils sont, pour l'ordinaire, économes sur les habitations. On est assez content d'eux les premières années ; mais l'abondance où ils vivent les rend paresseux.

On ne donne point à jouer au Cap ; on n'y fait point de visites. Les femmes veillent sur leurs domestiques et sur leur maison, dont les meubles sont d'une propreté extrême. Le mari s'occupe des affaires du dehors. Le soir, toute la famille réunie se promène et respire le frais, lorsque la brise est tombée. Chaque jour ramène les mêmes plaisirs et les mêmes affaires.

L'union la plus tendre règne entre les parens. Le frère de mon hôtesse était un paysan du Cap, venu de soixante-dix lieues de là. Cet homme ne disait mot, et était presque toujours assis à fumer sa pipe. Il avait avec lui un fils, âgé de dix ans, qui se tenait constamment auprès de lui. Le père mettait la main contre sa joue et le caressait sans lui parler ; l'enfant, aussi silencieux que le père, serrait ses grosses mains dans les siennes, en le regardant avec des yeux pleins de la tendresse filiale. Ce petit garçon était vêtu comme on l'est à la campagne. Il avait dans la maison un parent de son âge habillé proprement ; ces deux enfans allaient se promener ensemble avec la plus grande intimité. Le bourgeois ne méprisait pas le paysan, c'était son cousin.

J'ai vu mademoiselle Berg, âgée de seize ans, diriger seule une maison très-considérable. Elle recevait les étrangers, veillait sur les domestiques, et maintenait l'ordre dans une famille nombreuse, d'un air toujours satisfait. Sa jeunesse, sa beauté, ses grâces, son caractère, réunissaient en sa faveur tous les suffrages ; cependant, je n'ai jamais remarqué qu'elle y fît attention. Je lui disais un jour qu'elle avait beaucoup d'amis : j'en ai un grand, me dit-elle, c'est mon père.

Le plaisir de ce conseiller était de s'asseoir, au retour de ses affaires, au milieu de ses enfans. Ils se jetaient à son cou, les plus petits lui embrassaient les genoux ; ils le prenaient pour juge de leurs querelles ou de leurs plaisirs, tandis que la fille aînée excusant les uns, approuvant les autres, souriant à tous, redoublait la joie de ce cœur paternel. Il me semblait voir l'Antiope d'Idoménée.

Ce peuple, content du bonheur domestique que donne la vertu, ne l'a pas encore mis dans des romans et sur le théâtre. Il n'y a pas de spectacles au Cap, et on ne les désire pas : chacun en voit dans sa maison de fort touchans. Des domestiques heureux, des enfans bien élevés, des femmes fidèles : voilà des plaisirs que la fiction ne donne pas. Ces objets ne fournissent guère à la conversation ; aussi on y parle peu. Ce sont des gens mélancoliques qui aiment mieux sentir que raisonner. Peut-être aussi, faute d'événemens, n'a-t-on rien à dire ; mais qu'importe que l'esprit soit vide, si le cœur est plein, et si les douces émotions de la nature peuvent l'agiter, sans être excitées par l'artifice, ou contraintes par de fausses bienséances?

Lorsque les filles du Cap deviennent sensibles, elles l'avouent naïvement. Elles disent que l'amour est un sentiment naturel, une passion douce qui doit faire le charme de leur vie, et les dédommager du danger d'être mères : mais elles veulent choisir l'objet qu'elles doivent toujours aimer. Elles respecteront, disent-elles, étant femmes, les liens qu'elles se sont préparés étant filles.

Elles ne font point un mystère de l'amour ; elles l'expriment comme elles le sentent. Êtes-vous aimé? vous êtes accepté, distingué, fêté, chéri publiquement. J'ai vu mademoiselle Nedling pleurer le départ de son amant ; je l'ai vue préparer, en soupirant, les présens qui devaient être les gages de sa tendresse. Elle n'en cherchait pas de témoins, mais elle ne les fuyait pas.

Cette bonne foi est ordinairement suivie d'un mariage heureux. Les garçons portent la même franchise dans leurs procédés. Ils reviennent d'Europe pour remplir leurs promesses ; ils reparaissent avec le mérite du danger, et d'un sentiment qui a triomphé de l'absence : l'estime se joint à l'amour, et nourrit, toute la vie, dans ces âmes constantes, le désir de plaire, qu'ailleurs on porte chez ses voisins.

Quelque heureuse que soit leur vie avec des mœurs si simples et sur une terre si abondante, tout ce qui vient de la Hollande leur est toujours cher. Leurs maisons sont tapissées des vues d'Amsterdam, de ses places publiques et de ses environs. Ils n'appellent la Hollande que la patrie ; des étrangers même à leur service n'en parlent jamais autrement. Je demandais à un Suédois, officier de la Compagnie, combien la flotte mettrait de temps à retourner en Hollande : il nous faut, dit-il, trois mois pour nous rendre dans la patrie.

Ils ont une église fort propre, où le service divin se fait avec la plus grande décence. Je ne sais pas si la religion ajoute à leur félicité, mais on voit parmi eux des hommes dont les pères lui ont sacrifié ce qu'ils avaient de plus cher : ce sont les réfugiés français. Ils ont, à quelques lieues du Cap, un établissement appelé la petite Rochelle. Ils sont transportés de joie quand ils voient un compatriote, ils l'amènent dans leurs maisons, ils le présentent à leurs femmes et à leurs enfans, comme un homme heureux qui a vu le pays de leurs ancêtres, et qui doit y retourner. Sans cesse ils parlent de la France, ils l'admirent, ils la louent, et ils s'en plaignent comme d'une mère qui leur fut trop sévère. Ils troublent ainsi le bonheur du pays où ils vivent, par le regret de celui où ils n'ont jamais été.

On porte au Cap un grand respect aux magistrats, et surtout au gouverneur ; sa maison n'est distinguée des autres que par une sentinelle, et par l'usage de sonner de la trompette lorsqu'il dîne. Cet honneur est attaché à sa place ; d'ailleurs aucun faste n'accompagne sa personne. Il sort sans suite ; on l'aborde sans difficulté. Sa maison est située sur le bord d'un canal ombragé par des chênes plantés devant sa porte. On y voit des portraits de Ruyter, de Tromp, ou de quelques hommes illustres de la Hollande. Elle est petite et simple, et convient au petit nombre de solliciteurs qui y sont appelés par leurs affaires ; mais celui qui l'habite est si aimé et si respecté, que les gens du pays ne passent point devant elle sans la saluer.

Il ne donne point de fêtes publiques ; mais il aide de sa bourse des familles honnêtes qui sont dans l'indigence. On ne lui fait point la cour ; si on demande justice, on l'obtient du conseil ; si ce sont des secours, ce sont des devoirs pour lui : on n'aurait à solliciter que des injustices.

Il est presque toujours maître de son temps, et il en dispose pour maintenir l'union et la paix, persuadé que ce sont elles qui font fleurir les sociétés. Il ne croit pas que l'autorité du chef dépende de la division des membres. Je lui ai ouï dire que la meilleure politique était d'être droit et juste.

Il invite souvent à sa table les étrangers. Quoique âgé de 80 ans, sa conversation est fort gaie ; il connaît nos ouvrages d'esprit et les aime. De tous les Français qu'il a vus, celui qu'il regrette davantage est l'abbé de La Caille. Il lui avait fait bâtir un observatoire ; il estimait ses lumières, sa modestie, son désintéressement, ses qualités sociales. Je n'ai connu que les ouvrages de ce savant ; mais en rapportant le tribut que des étrangers rendent à sa cendre, je me félicite de finir le portrait de ces hommes estimables par l'éloge d'un homme de ma nation.

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