Voyage à l'Ile-de-France (2/2)
LETTRE XXV.
DÉPART DU CAP ; DESCRIPTION DE L'ASCENSION.
Le 2 mars, à deux heures après midi, nous appareillâmes avec six vaisseaux de la flotte de Batavia. Les six autres étaient partis il y avait quinze jours. Nous sortîmes par la deuxième ouverture de la baie, laissant l'île Roben à gauche. Nous dépassâmes bien vite les navires hollandais. Ils vont de compagnie jusqu'à la hauteur des Açores, où deux vaisseaux de guerre de leur nation les attendent pour les convoyer jusqu'en Hollande.
Les marins regardent le Cap comme le tiers du chemin de l'Ile-de-France en Europe ; ils comptent un autre tiers, du Cap au passage de la Ligne inclusivement ; le troisième est pour le reste de la route.
Huit jours après notre départ, pendant que nous étions sur le pont, après dîner, dans une parfaite sécurité, on vit sortir une grande flamme de la cheminée de la cuisine ; elle s'élevait jusqu'à la hauteur de l'écoute de misaine. Tout le monde courut sur l'avant. Ce ne fut qu'une terreur panique : un cuisinier maladroit avait répandu des graisses dans le foyer de sa cuisine. On conta à ce sujet que le feu ayant pris à la misaine du vaisseau le **, toute la voilure de l'avant fut enflammée dans un instant. Les officiers et l'équipage avaient perdu la tête, et vinrent en tumulte avertir le capitaine. Il sortit de sa chambre, et leur dit froidement : Mes amis, ce n'est rien ; il n'y a qu'à arriver. En effet, la flamme poussée en avant par le vent arrière, s'amortit dès qu'il n'y eut plus de toile. Cet homme de sang-froid s'appelait M. de Surville. C'était un capitaine de la Compagnie, du plus grand mérite.
Nous eûmes constamment le vent du sud-est, et une belle mer jusqu'à l'Ascension. Le 20 mars nous étions par sa latitude, qui est de huit degrés sud ; mais nous avions trop pris de l'est. Nous fûmes obligés de courir en longitude, notre intention étant d'y mouiller pour y pêcher de la tortue.
Le 22 au matin, nous en eûmes la vue. On aperçoit cette île de dix lieues, quoiqu'elle n'ait guère qu'une lieue et demie de diamètre. On y distingue un morne pointu, appelé la Montagne verte. Le reste de l'île est formé de collines noires et rousses, et les parties des rochers, voisines de la mer, étaient toutes blanches de la fiente des oiseaux.
En approchant, le paysage devient bien plus affreux. Nous longeâmes la côte pour arriver au mouillage, qui est dans le nord-ouest. Nous aperçûmes au pied de ces mornes noirs, comme les ruines d'une ville immense. Ce sont des rochers fondus, qui ont coulé d'un ancien volcan ; ils se sont répandus dans la plaine et jusqu'à la mer, sous des formes très-bizarres. Tout le rivage, dans cette partie, en est formé. Ce sont des pyramides, des grottes, des demi-voûtes, des culs-de-lampe ; les flots se brisent contre ces anfractuosités : tantôt ils les couvrent et forment, en retombant, des nappes d'écume ; tantôt, trouvant des plateaux élevés, percés de trous, ils les frappent en dessous, et jaillissent au-dessus en longs jets d'eau ou en aigrettes. Ces rivages, noirs et blancs, étaient couverts d'oiseaux marins. Quantité de frégates nous entourèrent et volaient dans nos manœuvres, où on les prenait à la main.
Nous mouillâmes le soir à l'entrée de la grande anse. Je descendis dans le canot avec les gens destinés à la pêche de la tortue. Le débarquement est au pied d'une masse de rochers, que l'on aperçoit, du mouillage, à l'extrémité de l'anse sur la droite. Nous descendîmes sur un gros sable très-beau. Il est blanc, mêlé de grains rouges, jaunes, et de toutes les couleurs, comme ces grains d'anis appelés mignonnette. A quelques pas de là, nous trouvâmes une petite grotte dans laquelle est une bouteille, où les vaisseaux qui passent mettent des lettres. On casse la bouteille pour les lire, après quoi on les remet dans une autre.
Nous avançâmes environ cinquante pas, en prenant sur la gauche derrière les rochers. Il y a là une petite plaine, dont le sol se brisait sous nos pieds, comme s'il eût été glacé. J'y goûtai ; c'était du sel, ce qui me parut étrange, n'y ayant pas d'apparence que la mer vienne jusque là.
On apporta du bois, la marmite, et la voile du canot sur laquelle nos matelots se couchèrent en attendant la nuit. Ce n'est que sur les huit heures du soir que les tortues montent au rivage. Nos gens se reposaient tranquillement, lorsque l'un d'eux se leva en sursaut, en criant : Un mort! voici un mort!… En effet, à une petite croix élevée sur un monceau de sable, nous vîmes qu'on y avait enterré quelqu'un. Cet homme s'était couché dessus sans y penser ; aucun de nos matelots ne voulut rester là davantage : il fallut, pour leur complaire, avancer cent pas plus loin.
La lune se leva et vint éclairer cette solitude. Sa lumière, qui rend les sites agréables plus touchans, rendait celui-ci plus effroyable. Nous étions au pied d'un morne noir, au haut duquel on distinguait une grande croix, que des marins y ont plantée. Devant nous, la plaine était couverte de rochers, d'où s'élevait une infinité de pointes de la hauteur d'un homme. La lune faisait briller leurs sommets blanchis de la fiente des oiseaux. Ces têtes blanches sur ces corps noirs, dont les uns étaient debout, et les autres inclinés, paraissaient comme des spectres errans sur des tombeaux. Le plus profond silence régnait sur cette terre désolée ; de temps à autre, on entendait seulement le bruit de la mer sur la côte, ou le cri vague de quelque frégate, effrayée d'y voir des habitans.
Nous fûmes dans la grande anse, attendre les tortues. Nous étions couchés sur le ventre dans le plus grand silence. Au moindre bruit cet animal se retire. Enfin nous en vîmes sortir trois des flots ; on les distinguait comme des masses noires qui grimpaient lentement sur le sable du rivage. Nous courûmes à la première ; mais notre impatience nous la fit manquer. Elle redescendit la pente et se mit à la nage. La seconde était plus avancée, et ne put retourner sur ses pas. Nous la jetâmes sur le dos. Dans le reste de la nuit, et dans la même anse, nous en tournâmes plus de cinquante, dont quelques-unes pesaient cinq cents livres.
Le rivage était tout creusé de trous où elles pondent jusqu'à trois cents œufs, qu'elles recouvrent de sable, où le soleil les fait éclore. On tua une tortue et on en fit du bouillon ; après quoi, je fus me coucher dans la grotte où l'on met les lettres, afin de jouir de l'abri du rocher, du bruit de la mer et de la mollesse du sable. J'avais chargé un matelot d'y porter mon sac de nuit ; mais jamais il n'osa passer seul devant le lieu où il avait vu un homme enterré. Il n'y a rien à la fois de si hardi et de si superstitieux que les matelots.
Je dormis avec grand plaisir. A mon réveil, je trouvai un scorpion et des cancrelas à l'entrée de ma caverne. Je ne vis, aux environs, d'autres herbes qu'une espèce de tithymale. Son suc était laiteux et très-âcre : l'herbe et les animaux étaient dignes du pays.
Je montai sur le flanc d'un des mornes, dont le sol retentissait sous mes pieds. C'était une véritable cendre rousse et salée. C'est peut-être de là que provient la petite saline où nous avions passé la nuit. Un fou vint s'abattre à quelques pas de moi. Je lui présentai ma canne ; il la saisit de son bec sans prendre son vol. Ces oiseaux se laissaient prendre à la main, ainsi que toutes les espèces qui n'ont pas éprouvé la société de l'homme ; ce qui prouve qu'il y a une sorte de bonté et de confiance naturelle à toutes les créatures envers les animaux qu'ils ne croient pas malfaisans. Les oiseaux n'ont pas peur des bœufs.
Nos matelots tuèrent beaucoup de frégates pour leur enlever une petite portion de graisse qu'elles ont vers le cou. Ils croient que c'est un spécifique contre la goutte, parce que cet oiseau est fort léger ; mais la nature, qui a attaché ce mal à notre intempérance, n'en a pas mis le remède dans notre cruauté.
Sur les dix heures du matin, la chaloupe vint embarquer les tortues. Comme la lame était grosse, elle mouilla au large, et avec une corde placée à terre, en va-et-vient, elle les tira à elle l'une après l'autre.
Cette manœuvre nous occupa toute la journée. Le soir, on remit à la mer les tortues qui nous étaient inutiles. Quand elles sont long-temps sur le dos, les yeux leur deviennent rouges comme des cerises, et leur sortent de la tête. Il y en avait plusieurs sur le rivage, que d'autres vaisseaux avaient laissé mourir dans cette situation. C'est une négligence cruelle.