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Voyage à l'Ile-de-France (2/2)

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LETTRE XXII.
QUALITÉ DE L'AIR ET DU SOL DU CAP DE BONNE-ESPÉRANCE ; PLANTES, INSECTES ET ANIMAUX.

L'air du cap de Bonne-Espérance est très-sain. Il est rafraîchi par les vents du sud-est, qui y sont si froids, même au milieu de l'été, qu'on y porte en tout temps des habits de drap. Sa latitude est cependant par le 33e degré sud. Mais je suis persuadé que le pôle austral est plus froid que le septentrional.

Il règne peu de maladies au Cap. Le scorbut s'y guérit très-vite, quoiqu'il n'y ait pas de tortues de mer. En revanche, la petite-vérole y fait des ravages affreux. Beaucoup d'habitans en sont profondément marqués. On prétend qu'elle y fut apportée par un vaisseau danois. La plupart des Hottentots qui en furent atteints, en moururent. Depuis ce temps, il sont réduits à un très-petit nombre, et ils viennent rarement à la ville.

Le sol du Cap est un gravier sablonneux, mêlé d'une terre blanche. J'ignore s'il renferme des minéraux précieux. Les Hollandais tiraient autrefois de l'or de Lagoa, sur le canal de Mozambique. Ils y avaient même un établissement, mais ils l'ont abandonné à cause du mauvais air.

J'ai vu chez le major de la place une terre sulfureuse où se trouvent des morceaux de bois réduits en charbon, une véritable pierre à plâtre, des cubes noirs de toutes les grandeurs, amalgamés sans avoir perdu leur forme ; on croit que c'est une mine de fer.

Je n'y ai vu aucun arbre du pays que l'arbre d'or et l'arbre d'argent, dont le bois est à peine bon à brûler. Le premier ne diffère du second que par la couleur de sa feuille qui est jaune. Il y a, dit-on, des forêts dans l'intérieur, mais ici, la terre est couverte d'un nombre infini d'arbrisseaux et de plantes à fleurs. Ceci confirme l'opinion où je suis qu'elles ne réussissent bien que dans les pays tempérés, leur calice étant formé pour rassembler une chaleur modérée[1]. Dans le nombre des plantes qui m'ont paru les plus remarquables, indépendamment de celles que j'ai décrites précédemment, sont : une fleur rouge, qui ressemble à un papillon, avec un panache, des pattes, quatre ailes et une queue ; une espèce d'hyacinthe à longue tige dont toutes les fleurs sont adossées au sommet comme les fleurons de l'impériale ; une autre fleur bulbeuse, croissant dans les marais : elle est semblable à une grosse tulipe rouge, au centre de laquelle est une multitude de petites fleurs.

Un arbrisseau, dont la fleur ressemble à un gros artichaut couleur de chair. Un autre arbrisseau commun, dont on fait de très-belles haies : ses feuilles sont opposées sur une côte ; il se charge de grappes de fleurs papilionacées couleur de rose ; il leur succède des graines légumineuses. J'en ai apporté pour les planter en France[2].

[2] A mon arrivée j'en ai remis des plantes au Jardin du Roi, où elles végétaient très bien dans l'été de 1773 ; elles avaient passé dans la serre l'hiver précédent.

J'ai vu dans les insectes une belle sauterelle rouge, marbrée de noir ; des papillons fort beaux et un insecte fort singulier : c'est un petit scarabée brun, il court assez vite ; quand on veut le saisir, il lâche avec bruit un vent, suivi d'une petite fumée ; si le doigt en est atteint cette vapeur le marque d'une tache brune, qui dure quelques jours. Il répète plusieurs fois de suite son artillerie. On l'appelle le canonnier.

Les colibris n'y sont pas rares. J'en ai vu un gros comme une noix, d'un vert changeant sur le ventre. Il avait un collier de plumes rouges, brillantes comme des rubis sur l'estomac, et des ailes brunes comme un moineau : c'était comme un surtout sur son beau plumage. Son bec était noir, assez long, et propre par sa courbure, à chercher le miel dans le sein des fleurs ; il en tirait une langue fort menue et fort longue. Il vécut plusieurs jours. Je lui vis manger des mouches et boire de l'eau sucrée. Mais comme il s'avisa de se baigner dans la coupe qui renfermait cette eau, ses plumes se collèrent, et attirèrent les fourmis, qui le mangèrent pendant la nuit.

J'y ai vu des oiseaux couleur de feu, avec le ventre et la tête comme du velours noir : l'hiver ils deviennent tout bruns. Il y en a qui changent de couleur trois fois l'an. Il y a aussi un oiseau de paradis, mais je ne l'ai pas trouvé si beau que celui de l'Asie. Je n'ai pas vu cette espèce vivante. L'ami du jardinier, et une espèce de tarin se trouvent fréquemment dans les jardins ; l'ami du jardinier mériterait bien d'être transporté en Europe, où il rendrait de grands services à nos végétaux. Je l'ai vu s'occuper constamment à prendre des chenilles et à les accrocher aux épines des buissons.

Il y a des aigles, et un oiseau qui y ressemble beaucoup. On l'appelle le secrétaire, parce qu'il a autour du cou une fraise de longues plumes propres à écrire ; il a cela de singulier, qu'il ne peut se tenir debout sur ses jambes, qui sont longues et couvertes d'écailles. Il ne vit que de serpens. La longueur de ses pattes cuirassées le rend très-propre à les saisir, et cette fraise de plumes lui met le cou et la tête à l'abri de leurs morsures. Cet oiseau mériterait bien aussi d'être naturalisé chez nous. L'autruche y est très-commune : on m'en a offert des jeunes pour un écu. J'ai mangé de leurs œufs, qui sont moins bons que ceux des poules. J'y ai vu aussi le casoar, couvert de poils au lieu de plumes ; ces poils sont des plumes très-fines qui sortent deux à deux du même tuyau. Il y a une quantité prodigieuse d'oiseaux marins, dont j'ignore les noms et les mœurs. Le pingoin pond des œufs fort estimés ; mais je n'y ai rien trouvé de merveilleux. Ils ont cela de singulier que le blanc, étant cuit, reste toujours transparent.

La mer abonde en poisson, qui m'a paru supérieur à celui des îles, mais inférieur à celui d'Europe. On trouve sur ses rivages quelques coquilles, des nautiles papyracés, des têtes-de-Méduse, des lépas, et de fort beaux lithophytes, que l'on arrange sur des papiers, où ils représentent de fort jolis arbres, bruns, aurore et pourprés. On les vend aux voyageurs. J'y ai vu un poisson de la grandeur et de la forme d'une lame de couteau flamand. Il était argenté, et marqué naturellement de chaque côté de l'impression de deux doigts. Il y a des veaux marins, des baleines, des vaches marines, des morues, et une grande variété d'espèces de poissons ordinaires, mais dont je ne vous parlerai point, faute d'observations et de connaissances suffisantes dans l'ichthyologie.

Il y a une espèce fort commune de petites tortues de montagne à écaille jaune marquetée de noir ; on n'en fait aucune sorte d'usage. Il y a des porcs-épics, et des marmottes d'une forme différente des nôtres ; une grande variété de cerfs et de chevreuils, des ânes sauvages, des zèbres, etc. Un ingénieur anglais y a tué, il y a quelques années, une girafe ou caméléopard, animal de seize pieds de hauteur, qui broute les feuilles des arbres.

Le bavian est un gros singe fait comme un ours. Le singe paraît se lier dans la nature avec toutes les classes animales. Je me souviens d'avoir vu un sapajou qui avait la tête et la crinière d'un lion. Celui de Madagascar, appelé maki, ressemble à une levrette ; l'orang-outang à un homme.

Tous les jours on y découvre des animaux d'une espèce inconnue en Europe ; il semble qu'ils se soient réfugiés dans les parties du globe les moins fréquentées par l'homme, dont le voisinage leur est toujours funeste. On en peut dire autant des plantes, dont les espèces sont d'autant plus variées, que le pays est moins cultivé. M. de Tolback m'a conté qu'il avait envoyé en Suède, à M. Linnæus, quelques plantes du Cap, si différentes des plantes connues, que ce fameux naturaliste lui écrivit : « Vous m'avez fait le plus grand plaisir ; mais vous avez dérangé tout mon système ».

Il y a de bons chevaux au Cap, et de fort beaux ânes. Les bœufs y ont une grosse loupe sur le cou, formée de graisse entrelacée de petits vaisseaux. Au premier coup-d'œil, cette excroissance paraît une monstruosité ; mais on voit bientôt que c'est un réservoir de substance que la nature a donné à cet animal, destiné, en Afrique, à vivre dans des pâturages brûlés. Dans la saison sèche, il maigrit, et sa loupe diminue ; elle se remplit de nouveaux sucs lorsqu'il paît des herbes fraîches. D'autres animaux qui paissent sous le même climat, ont aussi les mêmes avantages : le chameau a une bosse, et le dromadaire en a deux en forme de selle ; le mouton a une grosse queue faite en capuchons, qui n'est qu'une masse de suif de plusieurs livres.

On a dressé ici les bœufs à courir presque aussi vite que les chevaux avec les charrettes auxquelles ils sont attelés.

Le mouton et le bœuf sont si communs, qu'on en jette, aux boucheries, la tête et les pieds ; ce qui attire, la nuit, les loups jusque dans la ville ; souvent je les entends hurler aux environs. Pline observe que les lions d'Europe, qui se trouvent en Romanie, sont plus adroits et plus forts que ceux d'Afrique ; et les loups d'Afrique et d'Égypte dit-il petits et de peu d'exécution. En effet, les loups du Cap sont bien moins dangereux que les nôtres. Je pourrais ajouter à cette observation, que cette supériorité s'étend aux hommes mêmes de notre continent : nous avons plus d'esprit et de courage que les Asiatiques et les Nègres. Mais il me semble que ce serait une louange plus digne de nous, de les surpasser en justice, en bonté, et en qualités sociales.

Le tigre est plus dangereux que le loup ; il est rusé comme le chat, mais il n'a pas de courage : les chiens l'attaquent hardiment.

Il n'en est pas de même du lion. Dès qu'ils ont éventé sa voie, la frayeur les saisit. S'ils le voient, ils l'arrêtent ; mais ils ne l'approchent pas. Les chasseurs le tirent avec des fusils d'un très-gros calibre. J'en ai manié quelques-uns ; il n'y a guère qu'un paysan du Cap qui puisse s'en servir.

On ne trouve de lions qu'à soixante lieues d'ici ; cet animal habite les forêts de l'intérieur ; son rugissement ressemble de loin au bruit sourd du tonnerre. Il attaque peu l'homme, qu'il ne cherche ni n'évite ; mais si un chasseur le blesse, il le choisit au milieu des autres, et s'élance sur lui avec une fureur implacable. La Compagnie donne, pour cette chasse, des permissions et des récompenses.

Voici un fait dont j'ai pour garans, le gouverneur, M. de Tolback, M. Berg, le major de la place et les principaux habitans du lieu.

On trouve à soixante lieues du Cap, dans les terres incultes, une quantité prodigieuse de petits cabris. J'en ai vu à la ménagerie de la Compagnie : ils ont deux petites dagues sur la tête ; leur poil est fauve avec des taches blanches. Ces animaux paissent en si grand nombre, que ceux qui marchent en avant dévorent toute la verdure de la campagne et deviennent fort gras, tandis que ceux qui suivent ne trouvent presque rien, et sont très-maigres. Ils marchent ainsi en grandes colonnes jusqu'à ce qu'ils soient arrêtés par quelque chaîne de montagnes ; alors ils rebroussent chemin, et ceux de la queue trouvant à leur tour des herbes nouvelles, réparent leur embonpoint, tandis que ceux qui marchaient devant, le perdent. On a essayé d'en former des troupeaux ; mais ils ne s'apprivoisent jamais. Ces armées innombrables sont toujours suivies de grandes troupes de lions et de tigres, comme si la nature avait voulu assurer une subsistance aux bêtes féroces. On ne peut guère douter, sur la foi des hommes que j'ai nommés, qu'il n'y ait des armées de lions dans l'intérieur de l'Afrique ; d'ailleurs la tradition hollandaise est conforme à l'histoire. Polybe dit qu'étant avec Scipion en Afrique, il vit un grand nombre de lions qu'on avait mis en croix pour éloigner les autres des villages. Pompée, dit Pline, en mit à la fois six cents aux combats du Colisée ; il y en avait trois cent quinze mâles. Il y a quelque cause physique qui semble réserver l'Afrique aux animaux. On peut présumer que c'est la disette d'eau, laquelle a empêché les hommes de s'y multiplier et d'y former de grandes nations comme en Asie. Dans une si grande étendue de côtes, il ne sort qu'un petit nombre de rivières peu considérables. Les animaux qui paissent, peuvent se passer long-temps de boire. J'ai vu, sur des vaisseaux, des moutons qui ne buvaient que tous les huit jours, quoiqu'ils vécussent d'herbes sèches.

Les Hollandais ont formé des établissemens à trois cents lieues le long de l'Océan, et à cent cinquante sur le canal de Mozambique ; ils n'en ont guère à plus de cinquante lieues dans les terres. On prétend que cette colonie peut mettre sous les armes quatre ou cinq mille blancs ; mais il serait difficile de les rassembler. Ils en augmenteraient bientôt le nombre, s'ils permettaient l'exercice libre des religions. La Hollande craint peut-être pour elle-même l'accroissement de cette colonie, préférable en tout à la métropole. L'air y est pur et tempéré ; tous les vivres y abondent ; un quintal de blé n'y vaut que 5 fr. ; dix livres de mouton 22 sous ; une lègre de vin contenant deux barriques et demie, 150 liv. On perçoit sur ces ventes qui se font aux étrangers, des droits considérables ; l'habitant vit à beaucoup meilleur marché.

Ce pays donne encore au commerce, des peaux de mouton, de bœuf, de veau marin, de tigre ; de l'aloès, des salaisons, du beurre, des fruits secs, et toutes sortes de comestibles. On a essayé inutilement d'y planter le café et la canne à sucre : les végétaux de l'Asie n'y réussissent pas. Le chêne y croît vite, mais il ne vaut rien pour les constructions, il est trop tendre. Le sapin n'y vient pas. Le pin s'y élève à une hauteur médiocre. Ce pays aurait pu devenir, par sa position, l'entrepôt du commerce de l'Asie ; mais les arsenaux de la marine sont dans le nord de l'Europe. D'ailleurs sa rade est peu sûre, et sa relâche est toujours périlleuse. J'ai vu dans cette saison, qui est la plus belle de l'année, plusieurs vaisseaux forcés d'appareiller. Après tout, il doit remercier la nature, qui lui a donné tout ce qui était nécessaire aux besoins des Européens ; de n'y avoir pas ajouté ce qui pouvait servir à leurs passions.

Au Cap de Bonne-Espérance, ce 10 février 1771.

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