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Voyage à l'Ile-de-France (2/2)

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LETTRE XXVIII ET DERNIÈRE.
SUR LES VOYAGEURS ET LES VOYAGES.

Il est d'usage de chercher au commencement d'un livre à captiver la bienveillance d'un lecteur qui souvent ne lit point la préface. Il vaut mieux, ce me semble, attendre à la fin, au moment où il est prêt à porter son jugement. Il est impossible alors que le lecteur échappe, et ne fasse pas attention aux excuses de l'auteur. Voici les miennes.

J'ai fait cet ouvrage aussi bien qu'il m'a été possible, et rien ne m'a manqué pour lui donner toute la perfection dont je suis capable. S'il est mal fait, ce n'est donc pas ma faute ; car on n'a tort de mal faire que quand on peut faire mieux.

S'il y a des défauts dans le style, je serai très-aise qu'on les relève, je m'en corrigerai. Depuis dix ans que je suis hors de ma patrie, j'oublie ma langue, et j'ai observé qu'il est souvent plus utile de bien parler que de bien penser, et même que de bien agir.

Mes conjectures et mes idées sur la nature sont des matériaux que je destine à un édifice considérable. En attendant que je puisse l'élever, je les livre à la critique. Les bonnes censures sont comme ces dégels, qui dissolvent les pierres tendres, et durcissent les pierres de taille. Il ne me resterait qu'une bonne observation, que j'en ferais usage. On dit qu'un saint commença avec un seul moellon un bâtiment qui est devenu une magnifique abbaye. Il fit ce miracle avec le temps et la patience ; mais je pourrais bien avoir perdu l'un et l'autre.

C'est assez parler de moi, passons à des objets plus importans.

Il est assez singulier qu'il n'y ait eu aucun voyage publié par ceux de nos écrivains qui se sont rendus les plus célèbres dans la littérature et philosophie. Il nous manque un modèle dans un genre si intéressant, et il nous manquera long-temps, puisque messieurs de Voltaire, d'Alembert, de Buffon et Rousseau ne nous l'ont pas donné. Montaigne et Montesquieu avaient écrit leurs voyages, qu'ils n'ont pas fait paraître. On ne peut pas dire qu'ils aient jugé suffisamment connus, les pays de l'Europe où ils avaient été puisqu'ils ont donné tant d'observations neuves sur nos mœurs, qui nous sont si familières. Je crois que ce genre, si peu traité, est rempli de grandes difficultés. Il faut des connaissances universelles, de l'ordre dans le plan, de la chaleur dans le style, de la sincérité ; et il faut parler de tout. Si quelque sujet est omis, l'ouvrage est imparfait ; si tout est dit, on est diffus, et l'intérêt cesse.

Nous avons cependant des voyageurs estimables. Addison me paraît au premier rang ; par malheur, il n'est pas Français ; Chardin a de la philosophie et des longueurs ; l'abbé de Choisy sauve au lecteur les ennuis de la navigation ; il n'est qu'agréable ; Tournefort décrit savamment les monumens et les plantes de l'Archipel ; mais on voudrait voir un homme plus sensible sur les ruines de la Grèce ; La Hontan spécule et s'égare quelquefois dans les solitudes du Canada ; Léry peint très-naïvement les mœurs des Brésiliens, et ses aventures personnelles. De ces différens génies, on en composerait un excellent ; mais chacun n'a que le sien ; témoin ce marin qui écrivit sur son journal « qu'il avait passé à quatre lieues de Ténériffe, dont les habitans lui parurent fort affables. »

Il y a des voyageurs qui n'ont qu'un objet, celui de rechercher les monumens, les statues, les inscriptions, les médailles, etc. S'ils rencontrent quelque savant distingué, ils le prient d'inscrire son nom et une sentence sur leur album. Quoique cet usage soit louable, il conviendrait mieux, ce me semble, de s'enquérir des traits de probité, de vertu, de grandeur d'âme, et du plus honnête homme de chaque lieu : un bon exemple vaut bien une belle maxime. Si j'eusse écrit mes voyages du Nord, on eût vu sur mes tablettes les noms de Dolgorouki, de Munnich, du palatin de Russie Czartorinski, de Duval, de Taubenheim, etc. J'aurais parlé aussi des monumens, surtout de ceux qui servent à l'utilité publique, comme l'arsenal de Berlin, le corps des Cadets de Pétersbourg, etc. Quant aux antiquités, j'avoue qu'elles me donnent des idées tristes. Je ne vois dans un arc de triomphe qu'une preuve de la faiblesse d'un homme : l'arc est resté, et le vainqueur a disparu.

Je préfère un cep de vigne à une colonne, et j'aimerais mieux avoir enrichi ma patrie d'une seule plante alimentaire, que du bouclier d'argent de Scipion.

A force de nous naturaliser avec les arts, la nature nous devient étrangère ; nous sommes même si artificiels, que nous appelons les objets naturels des curiosités, et que nous cherchons les preuves de la Divinité dans des livres. On ne trouve dans ces livres (la révélation à part) que des réflexions vagues et des indications générales de l'ordre universel : cependant, pour montrer l'intelligence d'un artiste, il ne suffit pas d'indiquer son ouvrage, il faut le décomposer. La nature offre des rapports si ingénieux, des intentions si bienveillantes, des scènes muettes si expressives et si peu aperçues, que, qui pourrait en présenter un faible tableau à l'homme le plus inattentif, le ferait s'écrier : « Il y a quelqu'un ici! »

L'art de rendre la nature est si nouveau, que les termes même n'en sont pas inventés. Essayez de faire la description d'une montagne, de manière à la faire reconnaître : quand vous aurez parlé de la base, des flancs et du sommet, vous aurez tout dit. Mais que de variété dans ses formes bombées, arrondies, allongées, aplaties, cavées, etc.! vous ne trouvez que des périphrases ; c'est la même difficulté pour les plaines et les vallons. Qu'on ait à décrire un palais, ce n'est plus le même embarras. On le rapporte à un ou à plusieurs des cinq ordres ; on le subdivise en soubassement, en corps principal, en entablement ; et dans chacune de ces masses, depuis le socle jusqu'à la corniche, il n'y a pas une moulure qui n'ait son nom.

Il n'est donc pas étonnant que les voyageurs rendent si mal les objets naturels. S'ils vous dépeignent un pays, vous y voyez des villes, des fleuves et des montagnes ; mais leurs descriptions sont arides comme des cartes de géographie : l'Indoustan ressemble à l'Europe. La physionomie n'y est pas. Parlent-ils d'une plante? ils en détaillent bien les fleurs, les feuilles, l'écorce, les racines ; mais son port, son ensemble, son élégance, sa rudesse ou sa grâce, c'est ce qu'aucun ne rend. Cependant la ressemblance d'un objet dépend de l'harmonie de toutes ses parties, et vous auriez la mesure de tous les muscles d'un homme, que vous n'auriez pas son portrait.

Si les voyageurs, en rendant la nature, pèchent par défaut d'expressions, ils pèchent encore par excès de conjectures. J'ai cru fort long-temps, sur la foi des relations, que l'homme sauvage pouvait vivre dans les bois. Je n'ai pas trouvé un seul fruit bon à manger dans ceux de l'Ile-de-France ; je les ai goûtés tous, au risque de m'empoisonner. Il y avait quelques graines d'un goût passable, en petite quantité ; et dans certaines saisons, on n'en eût pas ramassé pour le déjeûner d'un singe. Il n'y a que l'oignon dangereux d'une espèce de nymphæa ; encore croît-il sous l'eau dans la terre, et il n'est pas vraisemblable que l'homme naturel l'eût deviné là. Je crus au Cap que l'homme avait été mieux servi. J'y vis des buissons couverts de gros artichauts couleur de chair, qui étaient d'une âpreté insupportable. Dans les bois de la France et de l'Allemagne, on ne trouve de mangeable que les faînes du hêtre et les fruits du châtaignier ; encore ce n'est que dans une courte saison. On assure, il est vrai, que, dans l'âge d'or des Gaules, nos ancêtres vivaient de gland ; mais le gland de nos chênes constipe. Il n'y a que celui du chêne vert qu'on puisse digérer : il est très-rare en France, et il n'est commun qu'en Italie, d'où nous est venue aussi cette tradition. Un peu d'histoire naturelle servirait à écrire l'histoire des hommes.

On ne trouve dans les forêts du nord que les pommes de sapin, dont les écureuils s'accommodent fort bien. Il est fort douteux que les hommes pussent en vivre. La nature aurait traité bien mal le roi des animaux, puisque la table est mise pour tous, excepté pour lui, si elle ne lui avait pas donné une raison universelle qui tire parti de tout, et la sociabilité, sans laquelle ses forces ne sauraient servir sa raison. Ainsi, d'une seule observation naturelle on peut prouver, 1o que le plus stupide des paysans est supérieur au plus intelligent des animaux, qu'on ne dressera jamais à semer et à labourer de lui-même ; 2o que l'homme est né pour la société, sans laquelle il ne pourrait vivre ; 3o que la société doit à son tour à tous ses membres une subsistance qu'ils ne peuvent attendre que d'elle.

Les voyageurs pèchent encore par un autre excès. Ils mettent presque toujours le bonheur hors de leur patrie. Ils font des descriptions si agréables des pays étrangers, qu'on en est toute la vie de mauvaise humeur contre le sien.

Si je l'ose dire, la nature paraît avoir tout compensé ; et je ne sais lequel est préférable d'un climat très-chaud ou d'un climat très-froid. Celui-ci est plus sain ; d'ailleurs, le froid est une douleur dont on peut se garantir, et la chaleur une incommodité qu'on ne saurait éviter. Pendant six mois, j'ai vu le paysage blanc à Pétersbourg ; pendant six mois, je l'ai vu noir à l'Ile-de-France ; joignez-y les insectes si dévorans, les ouragans qui renversent tout, et choisissez. Il est vrai qu'aux Indes les arbres ont toujours des feuilles, que les vergers rapportent sans être greffés, et que les oiseaux ont de belles couleurs.

Mais j'aime mieux notre nature,
Nos fruits, nos fleurs, notre verdure ;
Un rossignol qu'un perroquet,
Le sentiment que le caquet ;
Et même je préfère encore
L'odeur de la rose et du thym
A l'ambre que la main du More
Recueille aux rives du matin.

On doit compter aussi pour un grand inconvénient le spectacle d'une société malheureuse, puisque la vue d'un seul misérable peut empoisonner le bonheur. Peut-on penser sans frémir que l'Afrique, l'Amérique et presque toute l'Asie, sont dans l'esclavage? Dans l'Indoustan on ne fait agir le peuple qu'à coups de rotin, de sorte qu'on en a appelé le bâton le roi des Indes ; en Chine même, ce pays si vanté, la plupart des punitions de simple police sont corporelles. Chez nous les lois ont un peu plus respecté les hommes. D'ailleurs, quelque rudes que soient nos climats, la nature la plus sauvage m'y plaît toujours par un coin. Il est des sites touchans jusque dans les rochers de la pauvre Finlande ; j'y ai vu des étés plus beaux que ceux des tropiques, des jours sans nuits, des lacs si couverts de cygnes, de canards, de bécasses, de pluviers, etc., qu'on eût dit que les oiseaux de toutes les rivières s'y étaient rendus pour y faire leurs nids. Des flancs des rochers tout brillans de mousses pourprées, et des lapis rouges du kloucva[5], s'élevaient de grands bouleaux, dont les feuillages verts, souples et odorans se mariaient aux pyramides sombres des sapins, et offraient à la fois des retraites à l'amour et à la philosophie. Au fond d'un petit vallon, sur une lisière de pré, loin de l'envie, était l'héritage d'un bon gentilhomme dont rien ne troublait le repos que le bruit d'un torrent que l'œil voyait avec plaisir bondir et écumer sur la croupe noire d'une roche voisine. Il est vrai qu'en hiver la verdure et les oiseaux disparaissent. Le vent, la neige, le grésil, les frimas, entourent et secouent la petite maison ; mais l'hospitalité est dedans. On se visite de quinze lieues, et l'arrivée d'un ami est une fête de huit jours : on boit au bruit des cors et des timbales à la santé du convive, des princes et des dames[6]. Les vieillards, auprès du poêle, fument et parlent des anciennes guerres ; les garçons, en bottes, dansent au son d'un fifre ou d'un tambour, autour de la jeune Finlandaise en pelisse, qui paraît comme Pallas au milieu de la jeunesse de Sparte.

[5] Plante rampante d'un beau vert, dont la feuille ressemble à celle du buis. Elle donne un petit fruit rouge qui est un anti-scorbutique.

[6] Les femmes sont de ces parties, et il est juste qu'accompagnant les hommes à la guerre, elles président à leurs plaisirs. On ne trouve point ailleurs de plus grands exemples de l'amitié conjugale. J'y ai vu des femmes de généraux qui avaient suivi leurs maris à l'armée depuis le premier grade militaire.

Si les organes y semblent rudes, les cœurs y sont sensibles. On parle d'aimer, de plaire, de la France, et de Paris surtout ; car Paris est la capitale de toutes les femmes. C'est là que la Russe, la Polonaise et l'Italienne viennent apprendre l'art de gouverner les hommes avec des rubans et des blondes ; c'est là que règne la Parisienne à l'humeur folle, aux grâces toujours nouvelles. Elle voit l'Anglais mettre à ses genoux son or et sa mélancolie, tandis que, du sein des arts, elle prépare en riant la guirlande qui enchaîne par les plaisirs tous les peuples de l'Europe.

Je préférerais Paris à toutes les villes, non pas à cause de ses fêtes, mais parce que le peuple y est bon, et qu'on y vit en liberté. Que m'importent ses carrosses, ses hôtels, son bruit, sa foule, ses jeux, ses repas, ses visites, ses amitiés si promptes et si vaines? Des plaisirs si nombreux mettent le bonheur en surface, et la jouissance en observation. La vie ne doit pas être un spectacle. Ce n'est qu'à la campagne qu'on jouit des biens du cœur, de soi-même, de sa femme, de ses enfans, de ses amis. En tout, la campagne me semble préférable aux villes : l'air y est pur, la vue riante, le marcher doux, le vivre facile, les mœurs simples, et les hommes meilleurs. Les passions s'y développent sans nuire à personne. Celui qui aime la liberté n'y dépend que du ciel ; l'avare en reçoit des présens toujours renouvelés, le guerrier s'y livre à la chasse, le voluptueux y place ses jardins, et le philosophe y trouve à méditer sans sortir de chez lui. Où trouvera-t-il un animal plus utile que le bœuf, plus noble que le cheval et plus aimable que le chien? Apporte-t-on des Indes une plante plus nécessaire que le blé et aussi gracieuse que la vigne?

Je préférerais de toutes les campagnes, celle de mon pays, non pas parce qu'elle est belle, mais parce que j'y ai été élevé. Il est dans le lieu natal un attrait caché, je ne sais quoi d'attendrissant, qu'aucune fortune ne saurait donner et qu'aucun pays ne peut rendre. Où sont ces jeux du premier âge, ces jours si pleins, sans prévoyance et sans amertume? La prise d'un oiseau me comblait de joie. Que j'avais de plaisir à caresser une perdrix, à recevoir ses coups de bec, à sentir dans mes mains palpiter son cœur et frissonner ses plumes! Heureux qui revoit les lieux où tout fut aimé, où tout parut aimable, et la prairie où il courut, et le verger qu'il ravagea! Plus heureux qui ne vous a jamais quitté, toit paternel, asile saint! Que de voyageurs reviennent sans trouver de retraite! De leurs amis, les uns sont morts, les autres éloignés ; une famille est dispersée ; des protecteurs… Mais la vie n'est qu'un petit voyage, et l'âge de l'homme un jour rapide. J'en veux oublier les orages pour ne me ressouvenir que des services, des vertus et de la constance de mes amis. Peut-être ces lettres conserveront leurs noms, et les feront survivre à ma reconnaissance! Peut-être iront-elles jusqu'à vous, bons Hollandais du Cap! Pour toi, Nègre infortuné qui pleures sur les rochers de Maurice, si ma main, qui ne peut essuyer tes larmes, en fait verser de regret et de repentir à tes tyrans, je n'ai plus rien à demander aux Indes, j'y ai fait fortune!

D. S. P.

A Paris, ce 1er janvier 1773.

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