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Voyage à l'Ile-de-France (2/2)

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DIALOGUE PREMIER,
DES ARBRES.

UNE DAME ET UN VOYAGEUR.

LA DAME.

Vous m'avez donné, monsieur, des curiosités fort rares. Comment appelez-vous ces jolis arbres de pierre qui ont des racines, des tiges, des masses de feuilles, et même des fleurs couleur de pêcher, dites-vous? S'ils étaient verts, on les prendrait pour des plantes de nos jardins.

LE VOYAGEUR.

Madame, ce sont des madrépores. Rien n'est si commun dans les mers des Indes. Presque toutes les îles en sont environnées. Ils croissent sous l'eau, et y forment des forêts de plusieurs lieues. On y voit nager des poissons de toutes couleurs, comme les oiseaux volent dans nos bois.

LA DAME.

Ce doit être un spectacle charmant. Avez-vous apporté des fruits de ces arbres-là?

LE VOYAGEUR.

Ces plantes ne donnent point de fruits ; ce ne sont point des végétaux : ils sont l'ouvrage de petits animaux qui travaillent en société.

LA DAME.

Je ne m'en serais jamais doutée.

LE VOYAGEUR.

Il y a quelque chose de plus merveilleux. Vous voyez avec mes madrépores, des arbrisseaux qui ont de véritables feuilles, et dont les branches sont flexibles comme le bois : ce sont des lithophytes. Ces lithophytes et ces coraux sont également l'ouvrage de petits animaux marins.

LA DAME.

Mais enfin, quelle preuve en a-t-on?

LE VOYAGEUR.

On les a vus avec de bons microscopes. La chimie a fait sur eux quelques expériences toujours un peu douteuses, parce qu'elle ne raisonne que sur ce qu'elle détruit[7]. Enfin on a conclu que ces ouvrages si réguliers devaient appartenir à des êtres doués d'un esprit d'ordre et d'intelligence.

[7] Lorsque la chimie décompose une pêche ou un melon, elle trouve le même résultat. Une plante vénéneuse et une plante alimentaire, paraissent, dans ses opérations, formées des mêmes élémens. Il est vrai qu'en brûlant des matières animales, il s'en exhale une odeur alkaline, qui se retrouve dans la combustion des madrépores : mais nous avons des plantes végétales qui, même sans être détruites, ont le goût et l'odeur de la viande bouillie, de la morue sèche, etc. D'ailleurs, comment imaginer qu'il y ait une différence réelle entre les élémens du végétal et de l'animal, lorsqu'on voit un bœuf changer en sa substance l'herbe d'un pré?

Après tout, de petits arbrisseaux ne sont pas plus difficiles à faire que les cellules de cire à six pans que maçonnent nos abeilles. On a disputé quelque temps ; à la fin tout le monde est resté d'accord.

LA DAME.

Si tout le monde le dit, il faut bien le croire. Je ne serai pas seule d'un avis contraire.

LE VOYAGEUR.

Ah! si j'osais, j'aurais quelque chose de bien plus difficile à vous faire croire.

LA DAME.

Osez, monsieur. Il y a tant de choses incompréhensibles où il faut s'en rapporter à l'opinion publique!

LE VOYAGEUR.

Malheureusement mon opinion est à moi seul.

LA DAME.

Tant mieux ; j'aurai le plaisir de la combattre. Quand nous paraissons dans le monde, notre catéchisme est tout fait. Les hommes nous ont prescrit ce que nous devions penser, désirer et faire. J'aime à rencontrer des gens qui ne sont pas de l'avis des autres : on a le plaisir de détruire une erreur, ou d'adopter une vérité nouvelle. Voyons votre hérésie.

LE VOYAGEUR.

Madame, je crois que les fleurs de votre parterre et les arbres de votre parc sont habités.

LA DAME.

Vous croyez aux Hamadryades? Vraiment votre système est renouvelé des Grecs. Je suis fâchée qu'on ait quitté leur philosophie ; elle était plus touchante que la nôtre. J'aimerais à croire que mes lauriers sont autant de Daphnés.

LE VOYAGEUR.

Les anciens étaient peut-être aussi ignorans que nous ; mais je ne suis ni de leur avis ni de celui des modernes.

LA DAME.

Quels sont donc les habitans de nos forêts?

LE VOYAGEUR.

Ceux qu'ils logeaient dans les plantes étaient presque tous des infortunés ou des étourdis. L'un avait été tué au palet, l'autre était mort à force de s'aimer lui-même. Ils n'étaient pas plus heureux dans leur nouvelle condition. Un paysan coupait bras et jambes aux sœurs de Phaéton, pour faire un mauvais fagot de peuplier. Mes habitans sont très-sages, très-ingénieux, et n'ont rien à risquer.

LA DAME.

Je vous vois venir. Voilà une idée prise de vos arbres de mer. Mais, monsieur, je vous avertis que je ne croirai point à vos animaux, que vous ne me les ayez fait voir occupés de leur travail.

LE VOYAGEUR.

Madame, vous avez cru ce que je vous ai dit des madrépores, dont personne ne doute.

LA DAME.

La chose n'intéresse personne. On s'embarrasse peu de ce qui se passe au fond de l'eau ; mais des objets qui sont sous la main, dont tout le monde fait usage, sur lesquels on a une opinion reçue, sont bien différens. Faites-moi voir, et je croirai.

LE VOYAGEUR.

Si vous étiez sur le sommet d'une très-haute montagne, et que vous vissiez à vos pieds la ville de Paris, vous jugeriez que ses clochers, ses rues, ses places si régulières, sont l'ouvrage des hommes, quoique les habitans échappassent à votre vue?

LA DAME.

Oh! quand on sait une fois qu'une ville est l'ouvrage des hommes, la vue d'une autre ville rappelle la même idée.

LE VOYAGEUR.

Eh bien! puisque nos plantes ressemblent aux madrépores, leurs habitans se ressemblent aussi.

LA DAME.

Prouvez-moi qu'elles sont habitées, comme s'il n'y avait pas de mer dans le monde. Les gens qui raisonnent par analogie sont trop à craindre.

LE VOYAGEUR.

Vous m'avez invité au combat, et vous m'ôtez le choix des armes.

LA DAME.

C'est qu'elles sont trop dangereuses entre les mains des hommes. Quand ils n'ont pas de bonnes raisons à nous donner, ils nous citent des autorités, des exemples, et finissent par nous persuader quelque sottise.

LE VOYAGEUR.

Mes animaux sont si petits, qu'ils échappent à notre vue. Si j'avais un microscope, je vous ferais voir des animaux vivans, dans des feuilles : vous seriez persuadée tout d'un coup.

LA DAME.

Oh! non. J'en ai vu : j'ai vu même cette poussière si fine qui couvre les ailes des papillons ; c'étaient de fort belles plumes. Il ne s'agit pas de prouver qu'il y a des animaux dans le suc des plantes, mais qu'elles sont fabriquées par eux. Il faut prouver qu'un arbre n'est pas un assemblage ingénieux de pompes et de tuyaux, où la sève monte et descend. Vous m'obligez de me servir de toute ma science.

LE VOYAGEUR.

Madame, on a piqué dans vos prairies, des tronçons de saule, qui ont poussé des racines et des feuilles : si on y avait planté une des pompes de Marly, croyez-vous qu'il y serait venu une machine hydraulique?

LA DAME.

Quelle folie! Chaque partie des arbres est une machine vivante et entière, que l'humidité et la chaleur mettent en mouvement. C'est un ouvrage de la nature, bien supérieur aux nôtres.

LE VOYAGEUR.

Toutes les machines de la nature ont une organisation intérieure, qui ne les rend propres qu'à produire un certain effet, et par un endroit particulier. Par exemple, on voit dans l'oreille un tympan élastique et concave, propre à rendre les sons ; et dans l'œil, des membranes transparentes et convexes, qui rassemblent les rayons de lumière sur la rétine. L'œil est évidemment construit pour voir, et l'oreille pour entendre. Jamais un aveugle ne verra par son ouïe, et un sourd n'entendra par sa vue.

LA DAME.

Vous vous donnez bien de la peine pour prouver ce qui est évident.

LE VOYAGEUR.

Si donc un arbre est une machine, il doit avoir un lieu destiné à donner des feuilles, et un autre pour les racines. Les premières viendront toujours à une extrémité, et les chevelus de la racine, à l'autre.

LA DAME.

Il faut que je vous aide. Vous pouvez ajouter qu'un bourgeon de feuilles ne donne point de fruits : je sais très-bien distinguer les bourgeons à feuilles des bourgeons à fruits.

LE VOYAGEUR.

Eh bien! madame, si vous faites replanter vos saules la tête en bas, leurs racines donneront des feuilles.

LA DAME.

J'imagine, monsieur, que vous ne seriez pas assez hardi pour me citer des faits douteux.

LE VOYAGEUR.

Celui-ci est très-certain. Croyez-vous que si on renversait la Samaritaine dans la rivière, il monterait beaucoup d'eau dans son réservoir?

LA DAME.

Je n'ai rien à dire : on ne s'attend pas à une expérience folle… Mais peut-être chaque partie change d'usage en changeant de position.

LE VOYAGEUR.

Toutes ces lois, composées et variables, ne ressemblent point à celles de la nature : elles sont simples et constantes. Dans toutes les machines que l'homme a examinées, chaque partie a son effet, qu'on ne peut changer en un autre. Qu'un animal reste couché toute la vie, il ne lui viendra point de pattes sur le dos.

LA DAME.

Si le fait du saule renversé est vrai, comment l'expliquez-vous? Voyons votre système : après tout, j'aime mieux l'attaquer que de défendre le mien. La défense n'est pas aisée, et les hommes nous chargent toujours du rôle le plus difficile.

LE VOYAGEUR.

Je pense, madame, qu'un arbre est une république. Lorsqu'on a planté le long de ce ruisseau des branches de saule, les petits animaux qui y étaient renfermés se sont portés au plus pressé. On a laissé tous les accessoires. Les feuilles ont été abandonnées et sont tombées. Les uns se sont occupés à clore la brèche qu'on avait faite à leur habitation, en la fermant par un bourrelet. Les autres ont poussé en terre des galeries souterraines, pour chercher des vivres et des matériaux propres à la communauté. S'ils ont rencontré un rocher, ils se sont détournés, ou ils l'ont environné de leur ouvrage, pour en faire un point d'appui. Dans quelques espèces, comme celles du chêne, ils ont coutume d'enfoncer un long pivot qui soutient toute l'habitation. Chaque nation a sa manière. L'une bâtit sur pilotis, comme les Vénitiens ; l'autre, sur la surface de la terre, comme les Sauvages élèvent leurs cabanes.

Quand le désordre a été réparé, on a cherché à multiplier les vivres. Il paraît que chez ces petits républicains, la population est fort prompte, parce que la subsistance est fort aisée. Ils vivent d'huiles et de sels volatils, dont l'air et la terre sont remplis. Pour saisir ceux qui sont dans l'air, ils ont imaginé de faire ce que font les matelots sur les vaisseaux où ils manquent d'eau douce ; quand il pleut, ils étendent des voiles : de même, ils se sont empressés de déployer les feuilles comme autant de surfaces. Pour empêcher le vent d'emporter leurs tentes, ils les ont attachées sur un seul point d'appui, à l'extrémité d'une queue souple et élastique, ce qui est très-bien imaginé.

Les uns montent par le tronc avec des gouttes de liqueur, les autres redescendent par l'écorce avec les alimens superflus. Vous jugez bien que si on renverse leur ouvrage comme dans l'expérience du saule, mes architectes ne perdront pas la tête : c'est comme si vous renversiez une ruche.

LA DAME.

On pourrait expliquer cela par une sève qui monte et descend d'elle-même, et qui prend dans les conduits de l'arbre une forme constante, comme l'or qui passe à la filière.

LE VOYAGEUR.

Si la sève formait les feuilles, elle formerait également les fleurs et les fruits. Mais dans un sauvageon enté, les fruits de l'ente sont bons, tandis que ceux du pied ne changent point de nature. Si la sève, qui a monté par le tronc de l'ente, et qui est redescendue par son écorce, avait acquis quelque qualité, elle se découvrirait dans les fruits du sauvageon. Pourquoi cela n'arrive-t-il pas?

LA DAME.

C'est à vous à vous défendre.

LE VOYAGEUR.

Les animaux du sauvageon apportent des matériaux pour fermer la brèche ; ceux de l'ente les prennent à mesure qu'ils arrivent : ils en fabriquent des fruits excellens tandis que les autres n'en font rien qui vaille. La matière est la même, les conduits sont communs, mais les ouvriers sont différens.

LA DAME.

Si les arbres étaient peuplés d'animaux, l'hiver les ferait tous mourir ; car vous ne me persuaderez pas qu'ils ont des fourrures comme les castors.

LE VOYAGEUR.

Ils ont eu la précaution d'envelopper leurs maisons de plusieurs étoffes fort épaisses. Les unes sont souples comme des cuirs, les autres bien sèches, et semblables à une grosse croûte. Personne n'est assez malavisé pour se loger dans cette enceinte extérieure. Les arbres du nord, comme le sapin et le bouleau, ont jusqu'à trois écorces différentes.

LA DAME.

Selon vous, les arbres des pays chauds n'en ont donc point?

LE VOYAGEUR.

Ils n'ont que des pellicules par où la sève descend ; mais je n'y ai jamais vu de ces écorces raboteuses, insensibles et multipliées qui paraissent nécessaires aux arbres des pays froids. Comparez l'oranger au pommier, qui vient cependant dans les climats tempérés.

LA DAME.

Vous m'étonnez, mais vous ne me persuadez pas. Si un arbre n'était pas une machine, il n'aurait pas reçu toutes ses dimensions, comme les machines des bêtes qui ont, chacune, une grandeur fixe. Selon vous, un arbre croîtrait toujours. Vos petits animaux étant toujours en action, on verrait des chênes gros comme des montagnes ; un cerisier s'élèverait autant qu'un orme : ce seraient des travaux monstrueux et sans fin, et nous voyons le contraire.

LE VOYAGEUR.

A quoi sert l'élévation pour le bonheur? Ces petits animaux ont beaucoup de sagesse ; ils proportionnent toujours la hauteur de leur édifice à sa base.

En jetant les fondemens de leur habitation, ils trouvent de grands obstacles dans la terre. C'est le voisinage d'un autre arbre ; ce sont des rochers ; c'est, à quelques pieds de profondeur, un mauvais sol. En l'air, rien ne les arrête que la considération de leur propre sûreté. La preuve en est bien forte ; c'est que les plantes qui s'accrochent vont toujours en s'allongeant sans s'arrêter. Il y a des lianes aux îles, dont il ne serait pas facile de trouver les deux bouts. Voyez jusqu'où s'élèvent les haricots qui grimpent, tandis que la féve de marais acquiert à peine trois pieds de hauteur ; cependant, ces deux légumes naissent et meurent dans la même année. La fortune de ceux qui rampent paraît sûre ; ceux qui s'élèvent d'eux-mêmes sont plus circonspects. Les arbres qui croissent sur les montagnes sont peu élevés : ceux de la même espèce qui viennent dans des vallons resserrés et profonds, n'ayant rien à craindre des vents, s'élèvent avec plus de hardiesse ; ils sont beaucoup plus grands.

Je suis persuadé que si la tige d'un orme traversait, dans son élévation, plusieurs terrasses, ses habitans rassurés y enfonceraient des pivots et élèveraient sa tête à une hauteur prodigieuse.

LA DAME.

Vous m'assurez cela bien gratuitement. Vous devenez hardi.

LE VOYAGEUR.

J'ai vu, aux Indes, les lianes dont je vous parle. J'y ai vu de nos plantes potagères devenir vivaces, et de nos herbes devenir des arbrisseaux. Les Chinois font sur les arbres une expérience curieuse, qui prouve pour mon opinion. Ils choisissent, sur un oranger, une branche avec son fruit ; ils environnent cet étranglement de terre humide ; il s'y forme un bourrelet et des racines : on coupe ce petit arbre, et on le sert sur la table avec son gros fruit. Si on l'avait laissé sur pied, n'aurait-il pas formé un second étage d'oranger?

La preuve donc que les arbres ne sont pas des machines, c'est qu'ils peuvent toujours croître, et qu'ils n'ont pas une grandeur déterminée.

LA DAME.

Vous n'avez évité un mauvais pas que pour tomber dans un autre. Selon vous, les arbres ne devraient jamais mourir. Un arbre étant une espèce de ville, dont les familles se reperpétuent, on devrait voir des chênes aussi vieux que Paris.

LE VOYAGEUR.

Tout a son terme ; à la longue, les canaux s'obstruent. On prétend que les chênes vivent trois cents ans : trouvez-moi une ville dont les maisons aient duré si long-temps sans se renouveler. Les quartiers de Paris qui existaient il y a trois siècles, ne subsistent pas plus que les hommes qui les habitaient : il faut en excepter quelques édifices publics.

LA DAME.

Trois cents ans font une belle vieillesse : aussi je respecte beaucoup les vieux arbres. Je n'ai pas voulu faire abattre ceux de mon parc ; ils ont vu mes aïeux, et ils verront mes petits-enfans. Cette idée-là me touche. Demain nous continuerons : je vous donne rendez-vous au milieu de mes fleurs.

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