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Voyage à l'Ile-de-France (2/2)

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DIALOGUE SECOND.
DES FLEURS.

LA DAME.

J'ai fait des rêves charmans. Je me croyais une reine plus puissante que Sémiramis. Dans chaque plante de mon jardin, j'avais une nation laborieuse, tout occupée à travailler pour moi. Les peuples du nord et ceux du midi vivaient sous mon empire. Je voyais les habitans du sapin couvrir leur habitation d'épaisses fourrures, et ceux de l'oranger s'habiller à la légère, comme s'ils étaient sous les tropiques.

LE VOYAGEUR.

Je suis charmé que mon système vous plaise ; vous commencez à en être persuadée.

LA DAME.

Oh! je n'en crois pas un mot. Vos animaux ne ressemblent point à ceux que nous connaissons ; il paraît qu'ils n'ont aucun des sens les plus communs. Ont-ils le goût, la respiration, la vue, le toucher? Vous parlez bien de leurs actions, mais vous vous gardez de toucher à leurs personnes.

LE VOYAGEUR.

Madame, vous me faites une mauvaise querelle. Doutez-vous que les Romains qui ont bâti l'amphithéâtre de Nîmes, n'aient bu, mangé et dormi, quoique les historiens qui parlent de ce monument n'en fassent pas mention?

Il y a des choses qui sautent aux yeux. Vous faites arroser tous les jours votre parterre ; et vous demandez si ses habitants boivent? Vous savez que, quand les plantes manquent d'air, elles périssent ; et vous demandez s'ils respirent? Vous voyez beaucoup de fleurs se refermer pendant la nuit[8] ; il y a même des arbres, comme le tamarinier, dont toutes les feuilles se reclosent dans les ténèbres : ils sont donc sensibles à la lumière. N'avez-vous pas vu la sensitive se mouvoir et se resserrer dès qu'on la touche?

[8] Non seulement les fleurs se referment pendant la nuit, mais il y en a qui changent de couleurs.

LA DAME.

J'en ai été bien étonnée. On prétendait que c'était un effet produit par la chaleur de la main, mais je vous assure qu'elle faisait le même mouvement quand on la touchait avec une canne[9].

[9] Un bâton, une pierre jetée, et même le vent, font mouvoir la sensitive d'un mouvement intérieur et apparent.

LE VOYAGEUR.

On expliquait de même, par la chaleur, la contraction des fleurs ; comme si le même effet n'arrivait pas toutes les nuits, quelle que soit leur température. J'ai vérifié aussi la fausseté de ce raisonnement.

LA DAME.

Vous m'avez échappé ; mais je vous rattraperai. Répondez à cette objection. Il n'y a point d'animaux qui fassent des travaux inutiles pour eux : cependant les vôtres bâtissent des fleurs qui ne sont qu'un objet d'agrément pour les hommes, de grandes roses qui ne durent qu'un jour, et qui ne leur servent à rien.

LE VOYAGEUR.

Il faut reprendre le fil de leur histoire. Lorsque la nation est devenue nombreuse, elle songe à envoyer des colonies au dehors. On choisit les beaux jours du printemps pour travailler aux provisions des émigrans. On apporte le sucre, le lait et le miel. Ces riches denrées sont déposées dans des bâtimens construits avec un art admirable. L'action du soleil paraît ici de la plus grande importance, soit pour perfectionner les vivres, soit plutôt pour échauffer l'ardeur des mariages. Il paraît que chez ces peuples on ne fait point de détachement au dehors, sans unir chaque citoyen par le lien le plus puissant qui soit dans la nature. Nous faisions autrefois la même chose dans nos premiers établissemens au Mississipi. On y envoyait des vaisseaux tout chargés de nouveaux mariés.

Les mâles élèvent des pistils, au sommet desquels ils se logent dans des poussières dorées ; de là ils se laissent tomber au fond des fleurs, où les attendent leurs épouses.

Il paraît que la fleur est l'ouvrage des femmes. Elle est formée avec de riches tentures de pourpre, de bleu céleste, ou de satin blanc. C'est une chambre nuptiale, d'où s'exhalent les plus doux parfums. Souvent c'est un vaste temple, où se célèbrent à la fois plusieurs hymens ; alors chaque feuille est un lit, chaque étamine une épouse, et plusieurs familles viennent habiter sous le même toit.

Quelquefois les femelles paraissent seules sur un arbre, et les mâles sur un autre. Peut être, dans ces républiques, le sexe le plus fort subjugue le plus faible, et dédaigne de l'associer aux fêtes publiques, quoiqu'il s'en serve pour les besoins particuliers, à peu près comme les Amazones, qui avaient des esclaves mâles, mais qui ne s'alliaient qu'aux peuples libres.

Sur le palmier, la femelle dresse seule le lit conjugal ; si le mâle, dans une forêt éloignée, aperçoit le temple de l'amour, il se laisse aller au gré des vents, sur des poussières que les botanistes appellent fécondantes.

LA DAME.

En vérité, monsieur, vous vous laissez aller à votre imagination. De tout ce que vous avez dit, je n'ai fait attention qu'à la forme de la fleur. Vous la croyez propre à réunir la chaleur : c'est une idée nouvelle, et qui me plaît : j'aime à croire qu'une rose est un petit réverbère.

LE VOYAGEUR.

Observez, je vous prie, que le plan des fleurs est presque toujours circulaire, de quelque forme que soit le fruit. Leurs pétales sont disposés alentour, comme des miroirs plans, sphériques, ou elliptiques, propres à réfléchir la chaleur au foyer de leurs courbes : c'est là que doit se former l'embryon qui contient la graine. Les fleurs qui donnent des graines sont simples, parce qu'il eût été inutile de mettre des miroirs derrière d'autres miroirs.

Dans les végétaux dont le suc est visqueux et plus difficile à échauffer, comme les plantes bulbeuses et aquatiques, mes petits géomètres construisent des réverbères contournés en fourneaux ; ce sont des portions de cylindre, de larges entonnoirs, ou des cloches. C'est ce que vous pouvez voir dans les lis, les tulipes, les hyacinthes, les jonquilles, les muguets, les narcisses, etc… Ceux qui travaillent dès l'hiver adoptent aussi cette disposition avantageuse, comme on le voit dans les perce-neiges et les primevères.

Ceux qui bâtissent à une exposition découverte, et qui s'élèvent peu[10], comme dans la marguerite et le pissenlit, font des miroirs presque plans. Ceux qui sont un peu plus à l'ombre, comme dans les violettes et les fraises, se forment des miroirs plus concaves.

[10] Les plantes qui s'élèvent peu sont échauffées par le sol même. En beaucoup d'endroits, l'herbe conserve sa verdure toute l'année. Les mousses fleurissent en hiver.

Ceux qui travaillent à s'expatrier dans une saison chaude, découpent la circonférence de la fleur, afin de diminuer son effet, comme on le voit dans les cruciées, les bluets, les œillets, etc… D'autres en chiffonnent les pavillons, comme ceux de la grenade et du coquelicot ; où ils cessent d'en présenter le disque au soleil, et naissent à l'abri des feuilles, comme dans les papilionacées, dont la forme ne doit pas réunir les rayons directs du soleil, mais doit rassembler une chaleur reflétée.

Ils ont encore une industrie : c'est que les fleurs de l'été, qui ont de grands bassins, ne sont attachées qu'à des ligamens très-faibles ; elles défleurissent vite : par exemple, le coquelicot, le pavot, les roses de Provence, les fleurs de grenade.

Il y en a, comme les plantes appelées soleils, qui n'ont que des rayons autour de leur circonférence ; mais la fleur est posée sur un pivot flexible, et tous ses habitans sont attentifs à la tourner vers le soleil. Ne croiriez-vous pas voir des académiciens qui dirigent vers cet astre un grand miroir ou un long télescope?

LA DAME.

Mais la couleur des fleurs ne servirait-elle pas encore à l'effet des rayons réfléchis?

LE VOYAGEUR.

Je suis charmé, madame, que vous me fournissiez cette observation. Le blanc et le jaune sont, comme vous le savez, les plus favorables : aussi la plupart des fleurs du printemps et de l'automne ne sortent guère de ces teintes légères avec une chaleur faible, il fallait des miroirs fort actifs.

Les fleurs de ces deux saisons qui ont des réverbères d'un rouge foncé, comme les anémones, les pivoines et quelques tulipes, ont leur centre noir et propre à absorber directement les rayons. Les fleurs d'été ont des couleurs plus foncées et moins propres à réverbérer. On trouve dans cette saison beaucoup de bleu et de rouge ; mais le noir est très-rare, parce qu'il ne réfléchit rien du tout[11].

[11] Dans les pavots, dont la couleur est brune et très-foncée, on remarque que les corolles sont brûlées du soleil avant que la fleur soit tout-à-fait développée.

L'élévation des plantes, la grandeur, la couleur et la coupe de leurs fleurs, paraissent combinées entre elles. Cette manière nouvelle de les considérer peut exercer la plus sublime géométrie.

LA DAME.

Je suis bien aise que vous donniez à mes fleurs un air savant ; je croyais qu'elles n'étaient faites que pour plaire. Mais pourquoi les fleurs qui mûrissent des graines inutiles sont-elles si belles ; tandis que celles du blé, de l'olivier et de la vigne sont si petites?

LE VOYAGEUR.

La nature fait souvent des compensations. Elle a peut-être voulu nous donner le nécessaire avec simplicité, et le superflu avec magnificence.

LA DAME.

A vous entendre, dans les pays très-chauds, les fleurs doivent être fort rares.

LE VOYAGEUR.

Entre les tropiques, je n'ai vu aucune fleur apparente dans les prairies, quoiqu'on ait essayé d'y faire venir des marguerites, des trèfles, des bassinets, etc. La plupart même de celles d'Europe n'y réussissent pas dans les jardins. De grands réverbères donnent trop de chaleur.

LA DAME.

Aucun voyageur n'avait encore dit cela. Ces prairies doivent être bien tristes. Les arbres de ces pays ne doivent donc pas porter de fleurs?

LE VOYAGEUR.

Pardonnez-moi ; sans fleurs il n'y a pas de graines.

Quand les arbres des Indes sont bien feuillés, les fleurs naissent à l'abri des feuilles. Leur circonférence n'est jamais bien entière, comme vous pouvez le voir dans celle des fleurs d'oranger et de citronnier.

Quand les arbres ont peu de feuilles, comme une espèce appelée agati, et les feuilles des palmiers, telles que les dattiers, cocotiers, lataniers, palmistes, leurs fleurs naissent en grappes pendantes. Dans cette situation renversée, elles ne sauraient être brûlées par un soleil trop ardent ; il ne s'y rassemble qu'une chaleur réfléchie. Les arbres de nos climats qui donnent des grappes de fleurs les portent droites, comme le troêne, la vigne, le lilas, etc.

LA DAME.

Il me semble que les petits animaux des Indes ont plus d'esprit que ceux d'Europe.

LE VOYAGEUR.

Ils ont des besoins contraires. Dans nos climats, il leur faut de la chaleur : aussi les nôtres bâtissent les fleurs avant les feuilles, et les ouvrent à découvert aux premiers jours du printemps, comme on le voit dans les amandiers, pêchers, abricotiers, cerisiers, poiriers, pruniers, coudriers, et même dans les ormes et les saules. Leur forme est ordinairement en rose, ce qui donne des formes de miroir bien concaves et bien circulaires.

Dans les pays du nord, ils bâtissent des fleurs solides formées de chatons et d'écailles. Elles sont rangées sur des cônes comme sur des espaliers. Les fleurs et les parois qui les appuient sont échauffées à la fois par le soleil. Celles des sapins et des bouleaux en seraient brûlées dans les pays chauds : aussi ces arbres n'y peuvent-ils croître.

Enfin, une preuve bien forte que les pétales des fleurs servent à échauffer l'embryon où est la graine, c'est qu'on ne les trouve pas sur les fleurs mâles qui unissent sur des arbres séparés ; ces parties n'y seraient d'aucune utilité.

LA DAME.

Voilà qui est admirable, de quelque façon que cela arrive. Il me semble que je pourrais faire mûrir ici du café en mettant des réverbères autour des fleurs. Il me semble qu'à l'inspection de la fleur, on peut juger si l'arbre qui la donne résistera à un climat ardent. Je croirais bien que les papilionacées peuvent y réussir, parce qu'elles sont renversées.

LE VOYAGEUR.

Vous avez raison, madame ; les fleurs de beaucoup d'arbres et d'arbrisseaux de l'Inde ont cette forme ; beaucoup donnent des fruits légumineux, ce qui est très-rare en Europe. Ici les fruits semblent chercher le soleil ; là, ils semblent l'éviter. La plupart naissent au tronc, ou pendent à des grappes.

LA DAME.

Vous ne m'échapperez pas de tout le jour, vous viendrez dîner avec moi ; nous raisonnerons sur les fruits au dessert. Je ne puis pas fournir à votre système une meilleure bibliothèque. Vous tirerez parti des livres d'une manière ou d'autre.

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