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Voyages hors de ma chambre

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VI
LE MUSÉE DES ANTIQUITÉS SCANDINAVES ET LES CHANTS POPULAIRES DU NORD.

Œhlenschläger a puisé à pleines mains dans le riche trésor des chants populaires, sans plus dédaigner la légende que l’histoire ; la danse du troll espiègle et mutin, que les terribles coups d’épée des vieux adorateurs de Thor. Ces chants sont innombrables : on en compte plus de trois mille, précieusement recueillis par les érudits et les critiques, et qui forment une mine inépuisable de traditions et de poésie. M. Xavier Marmier, qui a tant fait pour répandre chez nous la connaissance de la littérature des peuples du Nord, nous en a donné un recueil curieux, qu’il eût pu facilement doubler. Souvent mes amis danois m’ont chanté et traduit ces vieilles mélodies nationales, que tout le monde aime et connaît chez eux, et qui apportent le plus précieux concours à l’étude de l’histoire et des mœurs.

Il n’est pas possible ici de séparer le Danemark de la Suède et de la Norwége : au fond, c’est le même peuple et c’est la même langue. La vieille souche scandinave s’est divisée en trois branches, mais qui ont été plus d’une fois réunies et le seront peut-être encore. Leurs annales, leurs traditions et leurs chants se mêlent sur presque tous les points.

Beaucoup de ceux-ci remontent fort haut. Ils plongent par leurs racines dans les temps héroïques et quasi-fabuleux, d’où ils sont venus sur les lèvres des nourrices et des paysans, jusqu’à ceux qui les ont recueillis pour la première fois, mais non sans avoir subi bien des modifications en route. La plupart datent du moyen âge. La forme est souvent plus moderne que le fond, et le style a été remanié et rajeuni. Par la contexture générale, ils se rapprochent des ballades allemandes et écossaises ; mais le refrain y joue un rôle plus considérable. D’après leur date et leurs sujets, on les divise en cinq groupes principaux.

Le premier groupe comprend les chansons héroïques proprement dites Kœmpeviser[12], roulant sur des traditions guerrières qui remontent, pour la plupart, aux temps antérieurs à l’introduction du christianisme. Les exploits y revêtent un caractère gigantesque et fabuleux, et madame de Sévigné, qui aimait tant les grands coups d’épée des romans de La Calprenède, eût pris un bien autre plaisir à ceux d’Axel, de Vonved et de Viderik, si elle avait pu seulement oublier que ces terribles hommes du Nord ne parlent, ni n’agissent en preux chevaliers de la cour de Louis XIV. On ne saurait lire les combats du fils de Verland, le forgeron magique, contre le géant Langben, et d’Orm, le jeune écuyer, contre le géant Berner, sans songer à la fois à l’histoire biblique de David et de Goliath et aux légendes chevaleresques de Brut et d’Artus. Les héros des Niebelungen y figurent, car les Niebelungen ne sont qu’une dérivation et un amoindrissement des vieux poëmes scandinaves, et l’on y voit Sivard, le Sigurd de l’Edda, ici arracher des chênes, fendre les enclumes et tuer les serpents magiques ; là, galoper à cheval, sans prendre un moment de repos, pendant quinze jours et quinze nuits, et sauter à quinze pieds au-dessus des murailles dans les forteresses dont la porte est fermée. On y rencontre Charlemagne et Ogier le Danois. La Norwége chante encore une chanson populaire sur Roland et la bataille de Roncevaux. L’empereur Théodoric, qui tient une si grande place dans les traditions semi-historiques et semi-fabuleuses du moyen âge, y revient souvent, sous le nom de Diderik. Le cheval Skimming et le cheval Grane, les bonnes épées Birting et Mimering qui coupent les géants en deux, y rappellent le Bayard des quatre fils Aymon et la Durandal de Roland. Ces rapprochements seraient infinis. Il y a comme un grand fonds commun de poésie populaire où tous les peuples ont puisé, et souvent, d’un bout de l’Europe à l’autre, les mêmes traditions reparaissent, arrangées suivant le génie des différentes nations.

[12] Ce nom s’applique, par extension, à toutes les anciennes chansons populaires.

Le caractère de la race et celui de la nature ont gravé fortement leur empreinte sur ces productions incultes, pleines d’une majesté sauvage et sombre. Les hommes y sont plus grands que nature, et les moindres combats y prennent des proportions épiques. La touche en est vigoureuse, mais la couleur monotone et le dessin naïf. En lisant ces chants guerriers, on sent qu’il y manque la rude déclamation des scaldes, accompagnée par la harpe aux accords puissants, dont les sons vibraient comme ceux de la trompette. Les mélodies sont mâles, quelques-unes remplies d’une ardeur martiale et d’une sorte d’impétuosité belliqueuse[13]. Les plus grandes et les plus belles chansons de cette classe appartiennent d’abord à l’Islande, où, comme en un sanctuaire inaccessible au reste du monde, s’est conservé, avec la pureté de la langue primitive, le trésor de ces traditions nationales, dont la réunion composa l’Edda ; puis en Norwége et dans les Feroë, ce groupe d’îles arides et chétives, où la vieille poésie, comme un foyer vivace, console et réchauffe le pauvre paysan dans sa cabane solitaire.

[13] Voy. dans le recueil de Mélodies populaires scandinaves, arrangées pour le piano par M. Gade, chef d’orchestre au Théâtre-Royal, le Tournoi, Svend Vonved, Grimmer et Kamper, les Chevaliers sur la montagne de Dovre, toutes danoises.

Le Tournoi donnera une idée de ce que sont les Kœmpeviser :

Sept et soixante-dix furent les chevaliers qui quittèrent le château. Arrivés à Brattingsborg, ils dressèrent leur tente.

Le roi Nilaus était sur le belvédère, il regardait à l’horizon : « Les chevaliers aiment bien peu leur vie, puisqu’ils souhaitent nous combattre.

« Arrive, Sivard Snarensvend. Tu as vu les pays étrangers : examine les armes de ces chevaliers, et va les visiter dans leurs tentes. »

Sivard Snarensvend entre dans la première tente : « Chevaliers du roi de Danemark, soyez les bienvenus chez mon seigneur.

« Ne vous fâchez pas, nobles seigneurs, ne le prenez pas en mauvaise part. Demain nous voulons bien vous combattre. Montrez-moi vos armes. »

Le premier bouclier porte un lion couronné ; c’est l’écu du roi Diderik.

Le second bouclier porte un martel ; c’est l’écu de Viderik Verlandson, lui qui ne fait point de prisonniers, qui tue[14].

[14] Comme le roi Diderik (Théodoric), Viderik, fils de Verland, joue un très-grand rôle dans les Kœmpeviser. Le père de ce dernier est l’armurier magique, l’élève d’Oberon le Nain, qui forge les épées et les boucliers des héros.

Sur le troisième bouclier brille un aigle rouge ; c’est l’écu de Holger (Ogier) le Danois, qui est toujours victorieux.

Le quatrième bouclier porte un violon et un archet ; c’est l’écu de Folmer Spillemmand (le ménestrel), qui préfère le boire au sommeil.

Tels étaient les champions et les écus. Impossible de les tous énumérer. Le noble Sivard Snarensvend ne pouvait plus attendre davantage :

« Lequel des chevaliers du roi de Danemark veut lutter contre moi ? Il ne doit plus tarder. Il me rejoindra sur la lande. »

Les chevaliers jetèrent le dé sur la table. Le sort désigna le jeune Humble pour lutter avec Sivard.

Le jeune Humble ferma brusquement l’échiquier. Il ne tenait plus à jouer. Je ne vous dis que la vérité pure, ses joues étaient très-pâles.

« Je te dis, Viderik Verlandson : tu es un homme hardi. Prête-moi aujourd’hui Skimming, ton cheval ; prête-le-moi sur caution.

« Je te donne huit châteaux en gage, et puis ma sœur jeune et charmante. Elle vaut encore mieux.

— Sivard a la vue bien basse ; il ne voit pas où porte son glaive, et si Skimming est blessé aujourd’hui, tous tes parents ne le guériront point. »

Humble monte sur Skimming, et chevauche avec grande allégresse. Skimming était bien étonné de sentir des coups d’éperon…

Les vers suivants décrivent la défaite de Humble. Il raconte son extraction à Sivard, qui le reconnaît comme le fils de sa sœur, l’embrasse, lui dit de reprendre son cheval et veut bien se déclarer vaincu par lui. Il se fait lier avec des lanières de cuir à un grand chêne par Humble. Celui-ci revient trouver le roi Nilaus, et l’avertit d’aller chercher Sivard enchaîné sur la lande. Nilaus n’en veut pas croire ses oreilles. Au moment où il monte à cheval, Sivard, qui a eu honte de sa situation humiliante, vient au-devant du roi, traînant après lui l’arbre qu’il a arraché. La chanson finit par une grande fête en l’honneur des chevaliers danois, où Sivard Snarensvend (le garçon rapide) danse, le chêne à la ceinture.

On peut assigner le treizième siècle comme limite générale aux Kœmpeviser proprement dits. Parmi les chansons qui roulent particulièrement sur les croyances superstitieuses du Nord et sur les êtres mystérieux dont l’imagination du peuple a rempli la mer et les montagnes, beaucoup se rapportent aussi à la même date. Ce deuxième groupe répond à une nouvelle face de la poésie instinctive et spontanée : il représente le sentiment de la nature réfléchi dans la fantaisie populaire et fécondé par le christianisme, la puissance des anciennes traditions, le penchant au merveilleux, inné dans le cœur de la foule que tout mystère attire, et si particulièrement vivace en ces pays du Nord encore peuplés des légendes héroïques de la vieille mythologie scandinave. Les magiciens et les sorciers aiment à s’envelopper dans un voile de brumes ; le conte de fées éclôt aussi bien dans le brouillard et la tempête que sous les rayons brûlants du soleil.

Vous retrouverez dans ces chansons de féeries beaucoup de thèmes communs à la poésie populaire de tous les pays : c’est un amant qui sort de sa tombe pour revoir et consoler sa bien-aimée ; c’est une mère qui revient de l’autre monde pour caresser et soigner ses petits enfants, maltraités par une marâtre ; c’est un soldat ou un chevalier dont le fantôme apparaît pour ordonner à sa veuve de restituer le champ mal acquis, si elle veut procurer le repos à son âme, ou pour révéler, comme le père d’Hamlet, le crime dont il a été victime. Mais on y trouve aussi bien des traits particuliers aux peuples du Nord. Les elfes, ces sirènes de la colline, qui dansent dans les rayons de la lune pour séduire le voyageur ; les trolls, qui gardent les trésors dans la montagne ; le nek, dont la harpe retentit dans les flots du torrent ; l’homme des eaux, qui attire les jeunes filles dans son palais de cristal, et la femme des eaux, qui devine l’avenir[15], tels sont les héros habituels de ces chants merveilleux. Tantôt ils célèbrent la puissance des runes, ces talismans magiques dont l’effet rappelle, en le dépassant, celui des incantations de Canidie, et tantôt le pouvoir de la harpe d’or, qui charme les oiseaux et les flots et qui force le havmanden à la barbe verte de quitter ses grottes profondes pour restituer sa proie.

[15] Voy., dans le recueil de Gade, le morceau intitulé le Roi des Danois fait saisir une femme des eaux. La mélodie étrange de cette chanson sent la fraîcheur acerbe de la mer.

Quelques-unes de ces ballades étranges sont d’un charme exquis et d’une forme presque parfaite :

— Je sommeillais sur la colline des elfes. Deux jeunes filles s’avancent vers moi. L’une me frappe doucement à la joue, et l’autre me chuchote à l’oreille :

« Éveille-toi, beau garçon, si tu veux danser avec nous. Pour toi, mes jeunes sœurs chanteront leur plus doux chant. »

— L’une d’elles, la plus belle des femmes, commence à chanter. Le fleuve rapide s’arrête pour l’entendre ; les petits poissons l’écoutent en remuant la queue, et les oiseaux gazouillent d’admiration dans le bois.

« Écoute, beau garçon, veux-tu demeurer avec nous ? Je t’apprendrai le secret des runes puissantes. Je te dirai comment on dompte l’ours et le sanglier, comment on chasse le dragon qui garde les trésors. »

— Et les jeunes filles dansaient mollement de tous côtés, comme font les elfes, et je les contemplais, appuyé sur la garde de mon épée… Si, par la grâce de Dieu, le chant du coq n’avait tout à coup retenti, je restais avec elles sur la colline. C’est pourquoi, cavaliers qui chevauchez à travers la forêt, ne vous endormez jamais sur la colline des elfes.

Ailleurs, c’est l’homme de la mer qui monte sur un cheval de l’eau la plus limpide, avec une bride et une selle du sable le plus blanc, et qui entre à l’église pour y choisir sa fiancée. Toutes les images des saints se retournent à son approche, mais la fille de Marksig, en le voyant, songe en son cœur et se dit sous son voile : « Dieu veuille que ce beau cavalier soit pour moi ! » Il s’approche d’elle et lui prend la main, puis tous deux s’en vont en dansant jusqu’au rivage, où la jeune fille tombe tout à coup dans les flots. Mais quand elle a vécu huit ans avec lui et l’a rendu père de sept enfants, un jour elle entend le son des cloches en berçant son dernier-né ; elle demande à l’homme des eaux d’aller à l’église, et elle ne revient plus[16]. Ou bien c’est le roi de la montagne, être terrible, qui a attiré chez lui une jeune fille et l’a épousée. Elle lui donne huit enfants, avec cette fécondité des contes populaires que le bon Perrault a traduite en une phrase devenue proverbiale. Après quoi, elle désire revoir sa mère, et le roi de la montagne le lui permet, à condition qu’elle ne parlera pas de lui. Au premier mot qu’elle prononce sur son mari, celui-ci paraît à côté d’elle, la frappe rudement pour la punir d’avoir manqué à sa promesse et la ramène dans la montagne. Là, il la force de boire un breuvage qui lui fait oublier père et mère, frère et sœur, le ciel et le soleil, Dieu et Jésus-Christ[17].

[16] J’ai réuni deux chansons dans cette courte analyse ; la seconde est la suite naturelle de la première.

[17] Cette chanson est suédoise.

Le groupe des chants historiques est riche surtout en Danemark, où il embrasse une période de trois siècles, et écrit à sa façon la chronique des rois, de 1200 à 1500[18]. C’est peut-être là qu’on trouve les plus belles chansons, dont la poésie contraste singulièrement avec la rare sécheresse de la plupart de nos chants historiques français. La Mort de la reine Dagmar, que j’ai citée plus haut, appartient à ce groupe, qui comprend aussi un très-remarquable cycle de neuf ballades roulant sur le meurtre d’Éric VII (1585) par son marsh (connétable) Stig, dont il avait séduit la femme, et sur le sort des deux filles innocentes du meurtrier, qui s’expatrient pour chercher partout un asile. Après avoir tué le roi dans une grange, le connétable est proscrit par le jeune fils de la victime, et il se retire en son château fortifié de l’île de Hjelm, d’où il fait des excursions dans le voisinage, portant partout avec lui le fer et le feu. Le château est enlevé et démoli ; le connétable prend la fuite et meurt bientôt, mais ses amis continuent la guerre en pirates et dévastent les côtes du Danemark. Ses filles passent d’abord en Suède, d’où elles sont chassées par le roi, neveu d’Éric VII, puis en Norwége, où elles trouvent un asile dans le palais du souverain. Le chant qui raconte leurs pérégrinations présente une forme assez caractéristique. Il est d’un style monotone, d’un rythme lent et plaintif comme une psalmodie. Le dernier vers de chaque strophe se répète au commencement de la suivante, et entre chaque tercet le refrain revient comme un glas funèbre :

[18] Le premier livre imprimé en Danemark (1495) est le Danske Riimkronnike, où chacun des anciens rois raconte en vers sa vie, ses exploits et sa mort. La Suède et la Norwége ont aussi leur vieille histoire versifiée, tout comme le Danemark.

« L’aînée prit la main de la plus jeune. Elles partent pour la Norwége. Le roi Erik rentrait à la maison.

— Elles erraient seules dans le monde.

— Le roi Erik rentrait à la maison. Les filles de Marsh Stig vont au devant de lui : « Quelles sont ces femmes étrangères ?

— Elles erraient seules dans le monde.

— Quelles sont ces femmes étrangères ? Pourquoi restez-vous ici si tard ? — Nous sommes les deux filles du Marsh Stig.

— Elles erraient seules dans le monde.

— Nous sommes les filles de Marsh Stig ; ayez pitié de nous, seigneur. — Savez-vous brasser ? Savez-vous cuire le pain ?

— Elles erraient seules dans le monde.

— Nous ne savons brasser, ni cuire le pain… mais nous savons filer de l’or et tisser de belles images…

— La sœur aînée arrangeait le métier, et la plus jeune travaillait. La première image qu’elles tissèrent — fut la sainte Vierge et Jésus-Christ. La seconde image qu’elles tissèrent — fut la reine de Norwége et toutes ses dames. Elles tissaient des cerfs, elles tissaient des daims, — elles tissaient elles-mêmes, tristes et souffrantes, elles tissaient de leurs doigts rapides — tous les petits anges de Dieu. »

L’aînée finit par mourir de douleur, et la cadette épouse le fils du roi.

On peut rattacher à ce groupe quelques productions plus récentes, comme la chanson suédoise de Malcolm Sinclair, qui a été adaptée à un air ancien. Sinclair, revenant de Turquie, fut surpris et tué, dans une forêt de la Silésie, par des émissaires russes, qui lui enlevèrent ses dépêches (1739). Sa mort fut célébrée aussitôt dans un chant populaire, où l’on voit un jeune berger conduit par un vieillard vénérable aux portes de la montagne, qui s’ouvrent et leur livrent passage jusqu’aux Champs Élysées. Là, dans un grand château, ils aperçoivent autour d’une table de marbre les anciens héros et rois de la Suède, surtout ceux du nom de Charles. Le poëte anonyme les décrit tous, et pour tracer le portrait de Charles XII, il trouve dans la douleur nationale des accents d’une grande poésie. Sinclair entre tout saignant de ses blessures ; il raconte le guet-apens dont il est tombé victime, et les héros écartent leurs rangs pour lui faire place parmi eux. Ainsi, en plein dix-huitième siècle, au milieu des fadeurs de la poésie cultivée, l’imagination populaire, frappée fortement, retrouvait le Walhalla scandinave.

Les chansons de chevalerie et d’amour forment un des groupes les plus nombreux. Le Chevalier au bocage, le Chevalier Brenning, la Petite Tove et beaucoup d’autres ont bien du charme ; mais on ne peut tout traduire ni tout analyser. Parmi ces chants figure la plus longue de toutes les ballades danoises, celle d’Axel Thordsen, qui a deux cents strophes de quatre vers, sans compter le refrain, qui reparaît deux cents fois. Une pièce d’une telle dimension peut sembler monotone, et elle l’est, en effet, quand on la lit, mais non quand on la chante. Il y a un rapport intime, dans la poésie populaire, entre la mélodie et les paroles, et on ne peut les séparer sans presque la détruire. Le texte et la musique ne font qu’un corps et qu’une âme : celle-ci explique et complète celui-là, dont certains détails mêmes n’existent souvent que pour elle. C’est surtout en chantant cette interminable ballade d’Axel Thordsen, dont les événements dramatiques ont fourni à Œhlenschläger le cadre tout fait d’une de ses plus belles tragédies, qu’on aperçoit le rapport fin, piquant et toujours nouveau qu’il y a entre le contenu de chaque strophe et le vers du refrain.

Une dernière classe comprend les chansons amoureuses ou familières de date plus récente. L’élément lyrique y prédomine de plus en plus, tandis que le vieux fonds épique va toujours en s’atténuant. La Suède et la Norwége fournissent à ce groupe son principal contingent. Tout le monde en Suède vous chantera la Chanson de la Dalécarlie :

Le fin cristal reluit comme le soleil, comme les astres étincellent parmi les nuages. Je connais une fille resplendissante de vertu, une fille de ce village :

« Mon amie, mon amie, ma fleur de rose, Dieu fasse que nous soyons ensemble !… »

La Norwége n’a point l’accent si lyrique, mais elle a un sentiment plus intime et peut-être plus pénétrant.

« Ah ! Ola, Ola, mon doux ami, pourquoi me causer une si grande douleur ? Non, je n’aurais pas cru que vous me pussiez trahir, moi qui étais si jeune.

« J’ai versé des torrents de larmes ; je croyais en devenir folle ; j’ai répandu plus de pleurs qu’il n’y a de jours en mille années.

« J’ai soupiré bien souvent ; bien souvent j’ai séché mes larmes. Dans mes rêves souvent je pensais : Quel bonheur, si toujours il était à moi !

« Je n’oublierai jamais la dernière fois que je vous vis à table : vous me tendiez la main ; j’avais près de moi un garçon si beau que le soleil en pâlissait.

« Que de tristesse l’amour entraîne avec soi ! Ah ! Dieu, protége tous ceux qui aiment ! L’amour est un feu si brûlant ! Personne n’en connaît bien la souffrance. »

Ces douleurs de l’abandon, la poésie populaire de la Norwége, comme celle de tous les pays, les a chantées plus d’une fois, et presque toujours avec une émotion communicative dans une expression familière. Je laisse de côté les chansons burlesques de ce pays, qui jouissent d’un renom particulier ; mais qu’on me permette de citer encore la complainte de la fille abandonnée, où chaque strophe se compose de deux vers : l’un dépeignant le bonheur passé ; l’autre, par antithèse, le malheur présent. L’air en est d’une tristesse profonde, d’un sentiment et d’une couleur admirables.

L’an dernier, je gardais les chèvres dans les vallées profondes ; cette année, je passe avec mon enfant par les fermes.

L’an dernier, je pouvais danser quand sonnait joyeusement le violon ; cette année, il faut que je berce l’enfant lorsqu’il pleure.

L’an dernier, j’ai dormi chez le plus beau des garçons ; cette année, je me tourmente en enveloppant l’enfant de guenilles.

L’an dernier, j’avais dix-sept ans, et tout le monde me désirait ; cette année, j’en ai dix-huit, et personne ne me regarde plus.

Ne te ris pas de moi, jeune fille : le même sort peut t’arriver. Nul ne sait quand le frappera le malheur.

On me pardonnera cette digression, qui n’en est pas une, sur les chansons populaires, où se manifestent si naïvement le génie d’une race et son caractère national, et ces citations directement puisées à la source, qui donneront peut-être à l’un de nos lecteurs l’envie de reprendre et de compléter le curieux recueil de M. Marmier. Les chants modernes n’ont, d’ailleurs, ni l’intérêt, ni la signification des Kœmpeviser, où l’on trouve une peinture si frappante et si sincère, dans sa rudesse même, des mœurs, des idées, des croyances du Nord. A ce point de vue, on peut dire des légendes poétiques du Danemark qu’elles sont plus vraies que l’histoire, et le recueil formé par M. Svend Grundtvig[19] pourrait susciter un nouveau Saxo Grammaticus.

[19] Gamle danske Folkeviser (Anciennes chansons populaires danoises). M. Svend Grundtvig est le fils du célèbre pasteur dont il sera question plus loin.

Pour achever de faire connaissance avec les mœurs des anciens hommes du Nord, il faut entrer maintenant au Musée des antiquités scandinaves, qui est le commentaire vivant d’Œhlenschläger, des Sagas et des chansons populaires. C’est une exhumation des âges héroïques, et au milieu de ces armes colossales, de ces cuirasses, de ces cottes de maille, de ces lourdes épées, de ces fers de lance, de ces umbos de bronze et de fer arrachés aux entrailles du sol qui les avait gardés pendant quinze ou vingt siècles, l’imagination évoque pêle-mêle les personnages mythiques des deux Eddas, côte à côte avec ces terribles Northmans qui faisaient pleurer Charlemagne.

Mais le Musée des antiquités scandinaves remonte bien au delà de Sigurd, plus haut qu’Odin et Balder, plus loin, bien plus loin que les premières figures qu’on voit apparaître, à peine distinctes du chaos et ébauchées en formes encore indécises, dans les Sagas les plus lointaines. Les temps primitifs, décrits par les poëmes les plus reculés ; les origines cosmogoniques et mythologiques, entrevues, avec une mystérieuse terreur, dans les perspectives sans fin du passé par l’œil des sibylles du Nord, ne sont que de l’histoire moderne en regard de ces époques englouties dans la nuit la plus absolue, et qui n’ont laissé d’autre trace que des débris informes retrouvés au fond des tombeaux.

C’est en Danemark qu’on a découvert les monuments les plus nombreux et peut-être les plus caractéristiques des premières périodes de l’humanité, et c’est là aussi, on peut le dire, que l’étude des temps préhistoriques a pris naissance. Les sépulcres maçonnés des dolmens et les chambres de bois des tumuli, les enclos de pierres, les marais, les tourbières et les lacs ont livré par milliers à la science ces documents authentiques, qui remplissent les salles du Musée des antiquités scandinaves. Il y a vingt ans, on eût repoussé dédaigneusement du pied, comme des cailloux vulgaires, ces grossiers blocs de silex dont les éclats semblaient le fruit du hasard, avant que l’œil attentif des savants eût trouvé le secret de ce travail rudimentaire dans l’étude approfondie des moindres détails et le rapprochement des formes. Aujourd’hui, on recueille partout avec un soin pieux ces ébauches d’armes et ces embryons d’outils, qui représentent le point de départ de la civilisation et le premier effort de l’humanité.

Plus on remonte dans le passé et plus cette collection unique, peut-être la plus riche du monde, abonde en documents de tout genre. Les haches, les massues, les pioches et les marteaux de pierre, les harpons, les flèches et les hameçons en os de rennes ou d’élans, ressuscitent sous nos yeux les périodes antédiluviennes. Ces coquilles d’huîtres, au milieu desquelles reste soudé encore le couteau qui servait à les ouvrir, écrivent le premier chapitre, après la pomme d’Ève, de l’histoire de la gourmandise humaine, et ces dents de chien, percées d’un trou, qu’on portait au cou en guise de perles, représentent les débuts de la coquetterie féminine. Les instruments de bois ont péri pour la plupart, mais les entrailles de la terre ont gardé les autres et les ont tenus en réserve pour révéler au dix-neuvième siècle un monde dont il ne soupçonnait pas l’existence. La matière indestructible et l’habitude d’enterrer avec le cadavre du mort les objets qui lui avaient servi pendant sa vie, les ont sauvés d’une destruction certaine. L’âge de la pierre s’est, du reste, prolongé en Danemark, comme en Suède et en Norwége, plus avant qu’ailleurs, et il y subsistait toujours, tandis que l’âge de bronze et l’âge de fer régnaient en d’autres pays. La vieille Chersonèse cimbrique a longtemps gardé la rudesse des mœurs primitives, et l’on s’y servait encore d’armes et d’ustensiles en silex après l’introduction du christianisme, qui ne pénétra sur la terre d’Odin qu’au neuvième siècle.

Mais l’homme a découvert le cuivre et l’étain, et il en a fait le bronze ; il a trouvé l’or, et la richesse de la matière semble lui avoir révélé en même temps le secret de l’art. Avec ses nouveaux outils, il creuse des arbres, il les façonne en cercueils et en bateaux, il se forge des boucliers, des épées, des colliers, des bracelets, des couronnes, des urnes et des vases d’un travail délicat. Voici la pesante épée pointue et sans garde, qui servait non à frapper, mais à piquer l’ennemi. Voici les lours colossaux où sonnaient les héros des Sagas, et qui, sous le souffle vigoureux des vieux jarles, rendaient un accent plus terrible que celui du cor de Roland à Roncevaux. On a pu voir au Champ-de-Mars, en 1867, dans la galerie de l’histoire du travail, le plus grand et le plus curieux de ces géants de bronze, près duquel les bugles et les cuivres redoutables de l’artillerie musicale de M. Sax ne sont que des jouets d’enfants. Figurez-vous un énorme serpent vertébré, long de près de sept pieds, contourné sur lui-même en forme d’une S retournée, et dont le tube, étroit à son embouchure, va s’élargissant toujours jusqu’à l’extrémité opposée, qui se termine par un large pavillon plat comme une cymbale !

Les monuments de l’âge de fer ne présentent pas moins d’intérêt. Là encore les plus anciens sépulcres ont fourni la récolte la plus abondante, et la première période est plus riche que la suivante. On a trouvé dans le tombeau du belliqueux roi Gorm et de la reine Thyra, sa femme, un gobelet d’argent, un plat et une sorte de grossier bas-relief en bois offrant l’imitation d’un guerrier, qui sont de précieux spécimens de l’art scandinave au dixième siècle. Tous les autres objets proviennent de tombes anonymes, et la curiosité du spectateur qui voudrait attacher le nom d’un héros à chacune de ces reliques en est réduite à de pures hypothèses. La variété des armes exposées sous les vitrines témoigne du génie destructif des Northmans. Les lames tordues alternent avec les scramasax recourbés ; les piques, les javelots, les fers de lances, avec les arcs hauts de cinq pieds et les flèches encore garnies du goudron qui servait à attacher les plumes ; la hache, avec la fibule en forme d’écaille de tortue qui attachait à l’épaule le vêtement du Jute et du Cimbre, et avec la classique épée des vikings, à la longue poignée, à la lame forte et grossière, au double tranchant, décorée d’inscriptions runiques et garnies d’un bouton triangulaire ou en forme de feuilles de trèfle.

Le Groënland se sert, aujourd’hui encore, de quelques objets semblables à ceux de l’âge de pierre. Les vieilles traditions et les procédés de la civilisation primitive n’ont subi presque aucune atteinte dans cette colonie danoise, gardée par une large barrière de vagues et de glaces contre les invasions du progrès. Dans le musée ethnologique de Copenhague, la galerie du Groënland forme comme une succursale naturelle au musée des antiquités du Nord. Mais je m’arrête sur le seuil, et je me borne à montrer du doigt ces nouvelles richesses. Si l’on ne résistait à l’attrait, les musées de Copenhague ne vous lâcheraient plus.

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