Voyages hors de ma chambre
VI
LE CANAL DE GOTHIE. — GOTHEBORG. — LE RETOUR.
Le jour du départ était venu. Nous prîmes, un matin, le chemin de fer de Töreboda, dans l’intention d’achever le reste du trajet par eau, et de pénétrer ainsi plus avant dans l’intérieur du pays.
La Suède est sillonnée de canaux dont le plus célèbre est le canal de Gothie, sur les bords duquel s’élève la station de Töreboda. Achevé seulement en 1832, au prix des plus grands efforts et des plus lourdes dépenses, le canal de Gothie unit la Baltique à la mer du Nord et se relie au système de la défense nationale. Il traverse huit lacs, s’élève à certains endroits jusqu’à une hauteur de plus de 100 mètres et compte cinquante-huit écluses. Les travaux de ce genre ont été singulièrement multipliés dans ces derniers temps, mais la plupart sur une étendue très-restreinte, pour faciliter les communications et les transports. A côté des canaux de Gothie et de Trolhœtte, grandes routes royales qui se développent sur une largeur de 90 pieds, sur une longueur de 40 à 45 lieues, en y comprenant les lacs, et qui ont nécessité toutes les ressources de l’art des ingénieurs, il y a de petits canaux de 4 et de 10 kilomètres, qui sont de véritables chemins vicinaux.
Un des plus grands charmes de cette navigation intérieure vient du nombre et de la beauté des chutes que forment les cours d’eau naturels ou artificiels de la Suède. Écluses des canaux et cataractes des fleuves ménagent fréquemment à l’œil du voyageur des spectacles qu’il ne se lasse pas d’admirer. Celles du fleuve Luléa surtout n’ont pas de rivales en Europe. La chute du Rhin à Schaffouse n’est qu’une vulgaire cascade à côté de la gigantesque cataracte de Harspranget, qui dépasse même de moitié la hauteur du Niagara, et qui serait un but de pèlerinage pour tous les touristes, si elle n’était perdue en pleine Laponie suédoise, dans des solitudes presque inaccessibles, où les chemins de fer ne pénétreront pas de sitôt.
Malheureusement, je n’ai pu voir en face aucune de ces chutes, que les bateliers indigènes descendent quelquefois dans leurs barques avec une audace et une adresse extraordinaires. En arrivant à Töreboda on nous apprit que nous ne pouvions trouver de bateau avant le lendemain soir, et ne nous sentant point la patience d’attendre jusque-là, nous reprîmes le chemin de fer pour gagner Gotheborg.
Gotheborg, que nous appelons Gothembourg, est, après Stockholm, la plus grande ville de la Suède, et compte environ cinquante mille habitants. Depuis trente ans, elle a pris un développement considérable, et, grâce à sa position sur le bord de la mer, à l’embouchure du Gotha ; grâce à l’extension croissante de son commerce, elle ne peut que grandir rapidement encore. Il semble même qu’en construisant la ville, on ait voulu se mettre longtemps d’avance au niveau des besoins futurs, par la largeur des rues, la dimension des places, le nombre et le grand air de ses établissements d’utilité publique. Ce qui frappe au premier abord dans cette ville, dont le nom est presque inconnu en France, c’est le caractère ample et majestueux qui lui donne la physionomie d’une capitale.
La ville est située en partie dans un vallon marécageux, en partie sur un rocher où elle s’étage en amphithéâtre. Du côté de la terre, une sorte de bastion la domine de sa masse imposante : c’est le reste d’un fort démoli qui la défendait jadis, et dont on a fait une prison. Du côté du fleuve, l’école de navigation dresse au sommet d’un roc ses tours massives et son observatoire, pareil à une citadelle. Ailleurs encore, l’école militaire couronne l’une de ces collines aux flancs dénudés qui enserrent la plaine où s’étend Gotheborg. On ne se figure pas la quantité d’établissements d’instruction et de bienfaisance que renferme cette ville. Quelque philanthrope doit avoir passé par là. Ce ne sont qu’écoles publiques, hôpitaux, maisons d’orphelins, d’enfants trouvés et d’ouvriers, sociétés bibliques et fondations de charité. Et tout cela ressemble à des palais : la douane même et les usines qui entourent le port présentent les mêmes proportions monumentales. Ce sont bien, en effet, les palais de cette ville commerçante, grandie par la pêche du hareng et le négoce avec les Indes, trop jeune et trop souvent rebâtie, à la suite de ses désastres, pour avoir des édifices historiques, et faisant de sa richesse l’usage intelligent et pratique de ces grands industriels qui achètent rarement un tableau, et n’ont point le sens artistique ou pittoresque aussi développé qu’on le souhaiterait peut-être, mais qui fondent autour d’eux des crèches, des ouvroirs, des asiles et des hospices.
Cependant Gotheborg a un musée, mais là encore le caractère pratique et positif apparaît. On l’a installé dans l’ancien bâtiment de la Compagnie des Indes, — un spécimen curieux des vieilles maisons en briques de la ville primitive — côte à côte avec les bureaux du télégraphe et l’école des arts et métiers ; et ce musée universel, qui est l’établissement favori des Gothembourgeois, celui qu’ils montrent avec le plus de complaisance et dont ils parlent avec le plus d’orgueil, a fait à l’histoire et à la science une plus large place qu’à l’art.
La galerie de tableaux, composée presque exclusivement de noms scandinaves et contemporains, serait d’un attrait fort médiocre sans un chef-d’œuvre sui generis dont le souvenir me charme encore aujourd’hui. C’est une toile d’assez grande dimension, datée de 1864 et signée du nom d’Ekman, un artiste finnois de quelque renommée en son pays. Sur le premier plan, un marin anglais présente une Bible à un Italien en chemise rouge, qui avance la main droite pour la prendre, tout en serrant de la gauche le drapeau national sur son cœur. Au second plan, le pape, coiffé de sa tiare, s’interpose d’un air farouche entre l’Italien et l’Anglais, et s’efforce d’écarter le bras de l’hérétique. Mais celui-ci persiste avec énergie, et, dans le fond, Notre-Seigneur descend du haut des cieux, en tendant une palme au courageux marin anglais, pour le consoler des mauvais traitements du pape. Cette simple esquisse suffira, je l’espère, à faire comprendre l’hilarité douce dont je fus saisi tout à coup, et que mes guides partagèrent d’ailleurs de très-bonne grâce.
Pic de la Mirandole eût pu trouver dans le Musée de Gotheborg un ample sujet à ses dissertations de omni re scibili et quibusdam aliis. A côté des tableaux et des plâtres d’après l’antique, on y voit une précieuse collection d’objets de l’âge de pierre, de l’âge de fer et de l’âge de bronze, de haches en silex, d’épées scandinaves, de monuments runiques ; des hommes fossiles et des oiseaux empaillés, des monstres qui font reculer la nature d’horreur et des fœtus confits dans de l’esprit-de-vin ; un cabinet de médailles et une galerie d’histoire naturelle, dont le morceau principal est la carcasse d’une énorme baleine, échouée jadis sur la plage de Gotheborg, où elle resta prise dans la vase, et qui exhale encore, après bien des années, une odeur presque suffocante.
C’est ainsi que toujours, dans la seconde ville de Suède, se mêle le grave au doux et l’aimable à l’utile. Les commerçants qui l’ont fondée et qui l’administrent n’y ont point oublié l’agrément. Partout s’ouvrent des squares, s’étendent des parcs et de belles promenades. Le petit lac sur lequel elle est bâtie s’y distribue en canaux ombragés qui parcourent la ville en tous sens. Gotheborg a été construit suivant le système hollandais, et ce n’est pas seulement par ses nombreux canaux, mais par ses maisons en briques et le caractère général de son architecture, plus solide qu’élégante, par le nombre de ses établissements charitables, par l’amour de la vie confortable et du chez soi, par le climat humide et le sol marécageux, par le développement de son commerce maritime et jusque par le flegme de ses habitants, que ce coin de la Suède rappelle les Pays-Bas.
Les temples de Gotheborg sont coiffés à peu près uniformément de ce clocher rococo, sans style et sans caractère, qu’on rencontre si souvent en Suède. Le plus beau et le plus grand est la cathédrale de Gustave, comme la plus grande et la plus belle place de la ville est celle de Gustave-Adolphe, décorée d’une statue en bronze du roi conquérant. Parmi les monuments qui l’entourent, celui qui l’emporte par son luxe architectural, même sur l’hôtel de ville et la Bourse, est la maison d’un simple particulier. Beaucoup de commerçants gothembourgeois sont puissamment riches, mais le peuple, qui profite de leurs richesses, ne songe pas à les leur reprocher : « Ceci, me disait mon guide, en m’arrêtant devant un édifice de belle apparence, est un hôpital, et ceci une école fondée par le commerce de la ville. — Vous avez vu le château et le parc de la famille Dickson, la plus riche de Gotheborg ; allons voir maintenant les maisons qu’elle a élevées pour les ouvriers. — Regardez notre port, me disait-il aussi, en s’asseyant à côté de moi sur une colline d’où l’on dominait la mer, l’embouchure du Gotha, la ville entière avec ses monuments, ses quais, ses ponts, ses canaux, ses promenades et sa large rue de Sodra Hamngatan, bordée de maisons opulentes. Tous ces bateaux sont à nous. La flotte marchande de Gotheborg l’emporte aujourd’hui sur celle de Stockholm. Et voici là-bas les vaisseaux que nous faisons équiper à nos frais pour une expédition scientifique au pôle Nord. »
Le soir, avant de partir, nos amis nous entraînèrent au beau théâtre de Gotheborg. En Suède, comme dans le reste de l’Europe, la littérature de Scribe et la musique d’Offenbach ont conquis leur droit de cité : d’étape en étape, la Belle Hélène est arrivée jusqu’au pôle. Mais, ce soir-là, j’eus l’heureuse chance de voir jouer par des acteurs indigènes un drame national. C’était, autant qu’il m’en souvienne, le Sigurd Ring de Stagnelius. Sigurd, roi de Suède, a rencontré dans une fête la jeune et belle Norvégienne Alfsol ; il est frappé au cœur par le trait parti des yeux bleus de l’enfant, et il demande sa main. Mais Sigurd a la barbe blanche, et les frères d’Alfsol le repoussent avec mépris. Alors le vieux roi fait appel à ses soldats et marche à leur tête pour enlever celle qu’il aime. Il s’avance, répandant la terreur sur son passage ; les Norvégiens tremblent à l’approche du héros, et, se sentant vaincus d’avance, ils empoisonnent Alfsol au moment du combat, pour dérober à leur ennemi le prix du triomphe. Sigurd se bat comme un lion, met l’armée norvégienne en déroute et se précipite aussitôt vers la tente de la jeune fille. Il ne trouve que son cadavre inanimé. Le chœur, comme une nourrice qui berce son enfant malade pour l’endormir, chante doucement le calme du tombeau et le repos bienheureux qu’on trouve dans le sommeil de la mort. Alors le vieux viking, sans pousser une plainte, sans verser une larme, soulève la blonde Alfsol dans ses bras nerveux, l’emporte sur son vaisseau et va se faire engloutir avec elle par la tempête dans le sein de la mer. Un souffle profond de mélancolie traverse cette légende des temps héroïques et barbares, qui me remit vivement sous les yeux, au moment de quitter la Suède, l’image de la vieille Scandinavie trop longtemps oubliée.
Une demi-heure après, nous montions sur le bateau la Freya, où nous avaient précédés nos bagages. La mer était admirablement tranquille. Jusqu’à trois heures du matin, je restai accoudé sur le pont, regardant le sillage étincelant de la roue à la surface du flot sombre et, derrière nous, les lumières et les phares de la côte de Suède ; rêvant à la mythologie primitive, à Niord et aux dieux Vanes, nés de cette mer que nous traversons. Presque au sortir du port, la Freya effleure dans l’ombre un petit bateau qui ne s’est point rangé assez vite et qu’il manque de couper en deux : la malheureuse barque tournoie éperdue dans le remous des vagues, et se cramponne de toutes ses rames à l’entrée du tourbillon qui voudrait l’avaler. Entre trois et quatre heures, la houle commence à se faire sentir. Nous pénétrons dans le Cattégat, redoutable aux passagers novices, et il semble vouloir rester fidèle à sa mauvaise renommée. Après une résistance de quelques minutes, je jugeai prudent d’aller chercher un asile et une protection dans les bras du sommeil.
Je m’insinuai donc péniblement en l’un de ces cadres étroits qui ressemblent aux tiroirs d’une commode. A peine avais-je fermé l’œil, qu’un rêve bizarre et pénible, vrai cauchemar scandinave, formé par la triple collaboration du bruit et du mouvement de la machine, du trouble naissant de mon estomac et des impressions toutes fraîches que j’avais emportées du théâtre de Gotheborg, vint s’abattre sur moi.
Je rêvais que je montais de la terre au ciel sur le pont Baffrost, que garde le géant Heimdal. J’arrivais au pied du chêne Yggdrasil, dont les rameaux recouvrent l’univers entier, et dont les racines traversent l’abîme. Sur le chêne était perché l’aigle qui sait tout, et sous le chêne était assis Odin, avec ses deux corbeaux et son cheval à huit pieds, entouré des nombreux enfants qu’il doit à la fécondité de son épouse, la belle Freya. Dans mon rêve, Odin, borgne, roux et farouche, rappelait, à s’y méprendre, la physionomie du célèbre directeur d’une grande revue parisienne, qu’il est inutile de nommer. Freya, la déesse de beauté, m’apparaissait sous les traits d’une sybille à hélice et à roulettes, où se confondaient, en un horrible amalgame, la figure de la Vénus septentrionale et celle du bateau qui portait son nom. Odin fixait sur moi son œil unique, autour duquel rayonnaient les prunelles immobiles et flamboyantes de l’aigle et des corbeaux, et sous l’action de ces fauves regards, qui me dévoraient comme le feu, je me sentais maigrir et fondre d’épouvante. Mon corps s’évaporait en fumée, et se trouvait réduit peu à peu à l’état d’une tige flexible, plus mince qu’une branche de bouleau. Tout à coup, des racines du chêne où elles se tenaient couchées, s’élançaient trois déesses redoutables, les Nornes scandinaves : armées de longs ciseaux, comme la Parque classique, elles voltigeaient autour de moi, marmottant les syllabes des runes sacrées, et s’efforçant à l’envi de couper le fil qui composait mon corps. Situation horrible et pleine d’angoisses ! Saisi de vertige, ivre de terreur, je bondissais pour échapper au tranchant fatal, poursuivi par le tourbillon vivant qui se rapprochait toujours. Les corbeaux croassaient des ricanements sinistres ; l’œil d’Odin pétillait d’une joie sauvage ; l’aigle lui-même poussait des cris d’anthropophage en gaieté, et aiguisait son bec comme pour se préparer à un bon repas.
Un coup violent me réveilla en sursaut. Dans l’élan de cette danse désordonnée, j’avais cogné du front contre la paroi supérieure de mon cadre. Je sautai à bas du lit, heureux d’en être quitte pour une bosse. Le soleil se levait, à demi plongé encore dans les flots de la mer. Au loin, à travers un rideau de brume, cinq ou six voiles apparaissaient çà et là, les unes immobiles, pareilles à des maisons blanches sur la côte ; les autres rasant les flots, avec un mouvement onduleux et doux, comme l’aile d’une mouette ou d’un albatros. Puis Helsingborg éleva sur la gauche la haute tour quadrangulaire de son église et le formidable bastion en ruines, seul débris qui reste de ses vieilles fortifications. Vers dix heures, les flèches élancées et évidées de Kronsborg jaillirent de l’autre côté du Sund, et presque aussitôt on aperçut Elseneur, développant sur la plage ses lignes de maisons peintes, entre deux moulins à vent qui égayaient encore ce riant tableau, aussi peu shakespearien que possible, malgré le souvenir d’Hamlet. A midi, nous débarquions à Copenhague, et, après avoir serré la main à nos amis danois, nous repartions le soir vers la France.