Voyages hors de ma chambre
IX
LIEUX DE RÉUNION, DE PLAISIR ET DE PROMENADE.
LES ENVIRONS DE COPENHAGUE.
Aucun théâtre n’était ouvert pendant mon séjour à Copenhague : comme nos préfectures de second ordre, la capitale du Danemark a ses mortes saisons dramatiques. J’ai dû me contenter de voir en passant les façades peu monumentales du théâtre du Peuple, où l’on joue le drame, la comédie, le vaudeville, et du théâtre Royal, où l’on s’élève jusqu’à la tragédie, l’opéra et le ballet. Chateaubriand raconte quelque part qu’il rencontra un jour dans une forêt du nouveau monde un petit maître à danser français qui enseignait les grâces du menuet à une demi-douzaine de sauvages. C’est ainsi, toutes proportions gardées, que les plus pures traditions de la grande école des Noverre et des Vestris ont été transplantées sur les bords de la Baltique, par une famille française où la gloire chorégraphique est héréditaire, et qui a conquis une place à côté de ses illustres maîtres, dans le livre d’or des professeurs et des compositeurs de ballets. Je conseille aux vieux habitués de l’Opéra, qui, se souvenant encore d’avoir vu danser Vestris II, déplorent amèrement la décadence de la pirouette et la corruption des sains principes de l’art, de faire le voyage de Copenhague, s’ils veulent les retrouver dans tout leur éclat.
Mais si les théâtres étaient fermés, Tivoli était ouvert, et Tivoli résume en lui seul tous les divertissements, tous les spectacles, tous les plaisirs réunis. Tivoli est une réduction de l’Eldorado. Figurez-vous un parc trois ou quatre fois plus grand que les plus vastes de nos jardins parisiens, avec d’immenses pelouses, des bosquets, des rivières et des montagnes, des perspectives sans fin, au fond desquelles n’arrive plus le bruit des dix orchestres semés çà et là dans ce lieu de délices, et où l’on s’égare comme en pleins champs. Rien n’y manque de ce qui peut contenter les goûts les plus divers. La foule s’épand le long des allées, examinant les arcs de triomphe en verres de couleur, les guirlandes lumineuses suspendues aux arbres et courant en cordons de feu le long des frises et des colonnes, les girandoles, les lampions, les lanternes vénitiennes, les becs de gaz dessinant dans les airs ou sur des transparents force scènes historiques ou humoristiques, des épisodes guerriers ou la danse de Colombine et les grimaces de Pierrot. Ceux-ci s’amassent devant un ballon ou un feu d’artifice, autour de Polichinelle, des acrobates, des jongleurs et des écuyers qui se disputent sur tous les points la curiosité publique ; ceux-là visitent les bazars, s’asseoient aux tables abritées sous l’ombrage discret des arbres et dans les salles d’un restaurant que ne dédaignent pas les gourmets, vont entendre les chansons et les scènes dialoguées des cafés-concerts, courent au cirque, se pressent aux jeux de tout genre, descendent et remontent avec fracas les pentes escarpées de la montagne russe, écoutent les mélodies entraînantes exécutées par l’orchestre, ou, dans l’enceinte réservée, se livrent avec une gravité tranquille, qui ferait l’étonnement des habitués de Mabille, aux douceurs recueillies de la valse du Nord.
Nous n’avons rien de pareil, depuis la mort des grands jardins publics du Directoire et de l’Empire. Tivoli serait impossible chez nous, avec la fièvre de construction qui nous possède, et le prix fabuleux des terrains. Le spéculateur le plus ingénieux et le plus hardi ne pourrait le créer sans s’exposer à la ruine, quelle que fût l’affluence publique ; et s’il existait quelque part, le premier soin du propriétaire serait d’en détacher les deux tiers pour les vendre aux entrepreneurs de bâtisses.
Le Tivoli de Copenhague est plus qu’une entreprise particulière ; c’est, on l’a dit, presque une institution. Comme l’entrée en coûte à peine quelques sous, il jouit d’une popularité sans rivale. A certains soirs, dès six ou sept heures, vingt mille personnes ont défilé devant le contrôle et circulent à l’aise dans les innombrables méandres du parc. On y vient en famille, car rien n’y choque et n’y repousse les honnêtes gens.
Certes, je ne prétends pas faire de Copenhague une ville de l’âge d’or ; je n’oserais affirmer que la moralité y soit plus parfaite qu’ailleurs, mais je puis dire au moins que la décence y est plus respectée. Nulle part le vice ne s’y étale avec cette effronterie provocante qu’il a dans la plupart des capitales de l’Europe : il se cache, et on le cache. Il ne lui est point permis de se montrer au grand jour et d’empiéter sur la voie commune. La loi ne couvre pas de sa tolérance ces exhibitions honteuses qui lâchent sur les trottoirs des boulevards parisiens toutes les écumes de l’égout social, et métamorphosent nos rues chaque soir en succursales des plus hideux bazars de l’Orient. Les grands scandales publics y sont à peu près inconnus. Le mariage, préparé par des fiançailles solennelles, est généralement respecté. Comme toutes les nations protestantes, le Danemark porte au flanc la plaie domestique du divorce, mais il est assez rare qu’on use, sinon dans les cas extrêmes, de ce remède pire que le mal, et la crainte de la déconsidération arrête presque toujours ceux que ne suffiraient pas à retenir le sentiment de l’honneur conjugal et le respect de la famille.
Le jour même de notre arrivée, Tivoli donnait une grande fête. Le jardin féerique, tout ruisselant de lumière, tout embrasé des couleurs de l’arc-en-ciel et tout retentissant d’harmonie, pouvait vraiment rivaliser avec le palais d’Aladin. Une douzaine de barques pavoisées de lanternes rouges et bleues, comme des gondoles d’opéra-comique, étaient amarrées à la rive du canal. Nous montâmes dans la première. De loin nous arrivaient des rafales d’harmonie où la voix grêle d’un chanteur, perçant quelquefois le mugissement des cuivres, semblait s’engouffrer et disparaître tout à coup dans un abîme grondant. La barque avançait toujours, et les puissants accords de l’orchestre ne nous parvenaient plus que par bouffées sourdes et confuses. Mais, d’un autre côté, j’entendais depuis quelques minutes un chœur de voix mâles, affaiblies par l’éloignement, qui s’élevaient devant nous du sein des flots. L’effet mystérieux de ce chant dans la nuit avait je ne sais quelle couleur fantastique qui reporta mon imagination aux légendes de la mythologie scandinave. On eût dit un concert organisé par l’homme des eaux dans sa grotte de cristal.
— Qu’est-ce ? demandai-je à mes guides.
— C’est l’île des Volontaires, où les jeunes soldats vont s’exercer le soir. Encore quelques coups de rames, et vous la verrez.
— Que chantent-ils ?
— Notre chant national, ou plutôt l’un de nos chants nationaux, car nous en avons pour le moins autant que vous. Ils chantent le Danebrog :
« Flotte orgueilleusement sur la Baltique, ô Danebrog, rouge comme le sang ! Les ombres de la nuit ne voileront pas ton éclat ; la foudre ne t’a point abattu… Jusqu’aux nues ta croix blanche a fait monter le nom du Danemark. Tombée des cieux, ô relique sacrée, tu as conduit aux cieux des héros comme le monde en voit rarement. Avec fierté déploie tes couleurs sur les rives danoises, sur la côte de l’Inde et dans les climats barbares. Écoute la grande voix des flots, qui chante les louanges et la gloire de tes soldats. Ceux qui restent encore s’enflamment d’orgueil à ton nom, et, pour te défendre, sont prêts à courir à la mort. Plane donc sur les mers ! Tant que les vaisseaux du Nord n’auront pas volé en éclats, tant qu’un cœur battra dans une poitrine danoise, non, tu ne marcheras jamais seul. »
J’entendais alors pour la première fois ce chant au rythme grave et guerrier. Il respire l’enthousiasme presque religieux des Danois pour le drapeau national envoyé par le ciel à Valdemar le Victorieux, dans une bataille contre les Esthoniens. La tradition conte que les Danois commençaient à plier sous le nombre des idolâtres ; l’archevêque Sunesen, qui assistait au combat, leva les bras vers Dieu, comme Moïse sur la Montagne. En réponse à sa prière, le Danebrog tomba du ciel. Suivant d’autres, il fut apporté par un ange. Les soldats de Valdemar se rallièrent autour du nouveau labarum et écrasèrent les païens. Cette légende héroïque et religieuse n’est que la traduction vivante du sentiment patriotique. Le Danebrog a donné son nom au plus ancien ordre de chevalerie du pays. C’est le titre que portait aussi le vaisseau de l’intrépide Hvitfeld, qui, en 1710, aima mieux sauter en mer, avec son équipage, que de se rendre aux Suédois. Tant de souvenirs l’ont rendu sacré au cœur du peuple. Tous considèrent cet étendard divin comme le palladium de la terre natale. D’une rive à l’autre du Seeland, je n’ai pas rencontré un château, pas une ferme, pas une maison isolée, qui n’eût son Danebrog planté sur un mât comme un phare, et flottant en liberté à toutes les brises de la mer et à tous les vents du ciel.
Le succès de Tivoli a naturellement suscité des concurrences qui ne l’ont pas atteint. Quatre ou cinq cents pas plus loin, l’Alhambra sollicite le public par le même genre d’attractions. L’Alhambra est une création du genre mauresque, comme le Dernier des Abencerrages. L’arc en fer à cheval, les moucharabiehs et les minarets sont prodigués dans le grand édifice qui s’élève au fond du jardin. On y donne des concerts, on y danse des ballets, on y joue le vaudeville et la pantomime. Rien n’y manque, en un mot, excepté la foule, qui s’obstine à ne point dépasser Tivoli.
Quelques minutes encore, et, en suivant la longue allée de tilleuls bordée de maisons de campagne, de guinguettes et de jardins chantants, vous arriverez au parc de Frédériksberg, promenade favorite des citadins, peuplée de temples, de statues, de chalets, de pavillons chinois, et qui rappelle notre Trianon. Le château, bâti dans les premières années du dix-huitième siècle, jadis résidence royale, aujourd’hui loué par la liste civile à de simples particuliers, mais qui garde le souvenir du populaire Frédéric VI et celui du poëte Œhlenschläger, élevé dans la demeure princière dont son père était régisseur, domine de sa masse imposante les sombres et tortueuses allées du parc. Du haut de la terrasse et du belvédère, la vue s’étend sur le Sund, atteint la pointe d’Elseneur et finit par discerner au loin, dans la brume indécise, où elles se confondent d’abord avec les nuages, les côtes de la Suède.
A l’autre extrémité de la ville, s’ouvre une promenade non moins fréquentée. Par une belle et large route, qui passe entre deux haies de villas charmantes, pareilles à des nids de verdure, on arrive au pavillon champêtre de Charlottenlund, à l’entrée d’une des plus belles forêts du royaume. J’ai suivi cette route par un soleil qui en doublait la beauté. De grands réservoirs, pareils à des cuves, où vient aboutir l’eau de la mer, qu’on y tient en dépôt pour arroser le chemin, sont échelonnés à notre droite. De distance en distance, nous franchissons une barrière, et une main s’étend vers nous pour recevoir l’impôt du péage. La persistance de cette coutume surannée m’étonne dans un pays comme le Danemark : abolir les octrois et laisser subsister les péages, c’est une contradiction bizarre qui s’explique malaisément. Les Danois en sont un peu honteux ; mais on m’apprend que c’est le dernier reste d’un usage jadis général, qui ne subsiste plus guère aujourd’hui qu’aux environs de Copenhague, pour maintenir en bon état les abords de la capitale, et qui sera prochainement aboli. Nul pour les piétons, presque nul pour les charrettes, cet impôt s’élève à une somme équivalente à vingt-cinq centimes pour chaque voiture : on a trouvé juste et naturel sans doute de mettre l’entretien de ces routes de plaisance à la charge de ceux pour qui elles ont été faites. La villégiature est fort pratiquée en Danemark, et, je l’ai dit déjà, il n’est pas rare qu’on ait ses affaires à la ville et son habitation aux champs ; qu’on mène de front les occupations libérales et la vie de fermier.
Après un déjeuner dans le pavillon rustique de Charlottenlund, j’ai parcouru la vaste et magnifique forêt de Dyrehave, domaine royal semé de palais, de métairies, de fabriques, de restaurants et de cafés, de délicieuses propriétés privées, et enclos tout entier, malgré son étendue, de barrières qu’on ferme la nuit. C’est là surtout qu’on peut admirer la richesse forestière du pays. Le hêtre est l’essence la plus abondante dans les bois du Danemark, dont le défrichement est interdit par la loi, et il y atteint parfois un développement énorme. Dyrehave est un véritable Parc-aux-cerfs, en prenant le mot dans son étymologie rigoureuse. Les daims, les biches et les chevreuils réservés aux plaisirs royaux s’y reposent tranquillement, couchés, comme le berger Tityre, à l’ombre des grands hêtres.
Nous sommes revenus par une route qui longe le Sund, et où s’ouvrent de splendides échappées sur la mer. Debout au seuil de leurs fermes, les paysans, la tête découverte, nous regardent passer. De jeunes garçons à la chevelure blonde, aux grands yeux bleus, s’accoudent paisiblement aux fenêtres et nous saluent avec une gravité toute septentrionale. Un vieux mendiant éclopé, qui a peut-être fait la guerre avec nous du temps de l’autre, s’est posté au détour d’un sentier et racle sur un violon faux : Veillons au salut de l’Empire ! L’Ermitage, un royal rendez-vous de chasse, isolé au milieu de la forêt, mais qui, malgré son nom, n’a rien de cénobitique ; Sorgenfri, le château de la reine douairière ; Bernstorff, le palais d’été du roi ; l’ex-résidence de la comtesse Danner, l’épouse morganatique de Frédéric VII, qu’elle avait captivé par les grâces de son esprit plus que par les charmes de sa figure, ont défilé successivement sous nos yeux. Nous traversons quelques villages, dont les maisons, comme les habitants, ont un air de propreté et de bien-être à réjouir le cœur. Au centre, l’église de briques élève lourdement sa tour carrée et trapue. — Si l’industrie n’a pris jusqu’à présent en Danemark qu’un essor restreint, l’agriculture, plus encore que le commerce, a atteint un degré de prospérité qui pourrait exciter l’envie et l’émulation de la France. Moins fertile que les îles d’Amack et de Fionie, qui sont les jardins du Danemark, le Seeland est cultivé dans toute son étendue, en dehors des forêts, avec une ardeur et un soin qui ne laissent pas un pouce de terrain sans en tirer parti. Aussi n’est-il pas rare de trouver dans les familles des paysans danois, le plus souvent propriétaires du sol qu’ils cultivent, une aisance qui va jusqu’à la richesse.
En compagnie d’un riche banquier de Copenhague, qui fait autorité au parlement dans les questions financières, j’ai visité de fond en comble la maison d’un de ces paysans, véritable ferme-modèle qui a pris en quelques années, grâce à l’activité laborieuse et à l’intelligence de son propriétaire, une extension prodigieuse, et où les diverses exploitations de la vie rurale sont organisées sur le plus large pied. Bien que la Providence m’ait dépourvu de toute aptitude agricole, j’ai parcouru pendant une heure, avec l’intérêt que m’eût inspiré un voyage en pays inconnu, les moindres régions de ce domaine rustique, depuis la fromagerie souterraine, tenue avec une propreté hollandaise, — d’autres diraient appétissante, — jusqu’aux vastes étables pleines du mugissement des bœufs. Comme pour provoquer une comparaison dont il a le droit d’être fier, le fermier a laissé debout, près des bâtiments nouveaux, l’ancien corps de logis qui marque son point de départ, et qui n’est plus maintenant qu’un appendice subalterne dans l’ensemble des constructions environnantes. Son regard semblait nous dire : « Voilà ce que j’ai pu faire en quelques années, seul, sans l’appui de personne, dans un pays à peine connu des Français, et dans une solitude dont les députés ne savaient pas autrefois le chemin. La ville est loin : de ma ferme, j’ai fait une petite ville, où je me suffis à moi-même. Je suis monarque absolu d’un domaine créé de mes mains et qui n’existe que par moi. La terre est rude, mais je le suis plus encore, et je l’ai vaincue, en la forçant de me rendre au centuple ce que je lui avais donné. »
Cette excursion en forêt, qui a duré un jour, est l’une de celles où j’ai pu le mieux voir le caractère pour ainsi dire tout intime de la nature en Danemark. Il ne faut y chercher décidément ni les grands aspects, ni les paysages variés et dramatiques. Pas un fleuve, pas une montagne, presque pas un coteau proprement dit ; seulement de douces et continuelles ondulations de terrain. La plus haute colline du Seeland a 200 pieds d’élévation. Le Jutland, mieux partagé, en possède une de 500 pieds, qui est l’Himalaya du royaume : aussi, dans leur orgueil, les indigènes l’ont-ils baptisée d’un nom qui veut dire la Montagne du ciel. Et pourtant ces paysages à l’horizon restreint ont en eux-mêmes un charme étrange et pénétrant. J’aime le Nord d’un amour particulier, je l’avoue ; moins battue en tous sens par les pieds des touristes que la nature du Midi, moins profanée par les investigations profanes, les admirations convenues, la curiosité avide et gloutonne des Anglais en voyage, d’un éclat moins pompeux et moins saisissant à coup sûr, la nature du Nord agit sur l’âme avec plus de mystère et de recueillement. Fontenelle, qui a si ingénieusement réhabilité la lune, dirait que c’est une blonde à la beauté mélancolique et voilée. Les échappées du soleil à travers le ciel profond et brumeux y produisent l’effet délicieux d’un sourire dont la grâce illumine tout à coup un visage un peu triste. D’ailleurs, à chaque pas, la mer vient mêler sa forte saveur et ajouter ses perspectives lointaines aux horizons bornés, qu’elle agrandit tout à coup d’une ouverture par où le regard plonge sur l’infini. La mer est la grande poésie visible ou cachée de ces paysages, à travers lesquels, pour ainsi dire, elle circule comme l’âme dans le corps et la séve dans les plantes. Même lorsqu’on ne l’aperçoit pas, on la sent dans la fraîche verdure des prés et des arbres, dans l’eau des lacs et dans le vent qui souffle.
Le climat du Danemark, généralement humide et assez variable, est moins froid que celui de la Suède. Après un hiver parfois très-rude, l’été arrive tout à coup, presque sans transition. En un clin d’œil la glace est fondue, et la campagne, quelques jours auparavant ensevelie sous un linceul de neige, apparaît revêtue d’un moelleux et délicat tapis de verdure, qu’émaille une flore ravissante. Aussi le 1er mai ramène-t-il, en Danemark comme en Suède, une fête nationale où les villageois endimanchés, sous la direction d’un roi élu pour la circonstance, célèbrent par des chants et des danses le réveil de la nature et le retour du printemps.
J’ai revu la forêt de Dyrehave sous un autre aspect, mais avec des impressions semblables. C’était la nuit, après avoir dîné avec quelques amis à quelques kilomètres de Copenhague, dans l’établissement de bains de Klampenborg, le Trouville de la Baltique, une des plus belles plages du monde, dont les grands arbres vont baigner leurs pieds dans les flots. Pendant le repas, nos regards, par les fenêtres entr’ouvertes, embrassaient une mer d’azur éclairée par les derniers et chauds rayons d’un soleil italien. En levant les yeux, on se fût cru sur les bords du golfe de Naples, et, en prêtant l’oreille, sur le boulevard Montmartre. Un de mes amis danois m’avait pris dans sa voiture pour me conduire, à 2 ou 3 lieues de là, au domaine où il vit en sage et en homme heureux, dans une laborieuse solitude, au milieu de ses champs et de ses livres, cumulant l’étude et l’économie rurale, qu’il pratique dans sa ferme, avec celle de l’économie politique, qu’il enseigne à l’université de Copenhague.
Minuit sonnait quand nous partîmes de Klampenborg. Malgré la chaleur du jour, qui devait être suivie d’un lendemain plus chaud encore, je me sentais grelotter sous le paletot garni de fourrures que mon ami m’avait jeté sur les épaules. La lune avait noyé toutes les étoiles du ciel dans son éclat, et inondait la terre d’une clarté froide et blanche, pareille à celle d’une aurore boréale. Dans le silence et le calme absolus de la nuit, la nature apparaissait comme pétrifiée en sa pâleur marmoréenne, pareille à Ophélie au linceul. Au-dessus des petits lacs planaient des vapeurs qu’on eût prises de loin pour des fantômes aux longues draperies pendantes : c’est le phénomène, fréquent dans les régions septentrionales, que le peuple appelle la danse des fées.
Nous rentrâmes dans la forêt. Bien qu’il fût près d’une heure du matin, une vieille femme vint nous ouvrir la barrière, en nous souhaitant la bienvenue d’une voix cordiale. Nous marchions, sans autre rencontre que celle de troupeaux de bœufs sommeillant sur le gazon et qui nous regardaient d’un air indolent, ou de bandes de cerfs effarouchés qui prenaient leur vol sur notre passage comme des nichées d’oiseaux. Le bois semblait agité de tressaillements invisibles : des craquements de branches, des froissements de feuilles, des bramements plaintifs et étouffés s’élevaient autour de nous, puis l’on entendait un bruit de pas rapides, et l’on voyait déboucher, au fond des clairières, des troupeaux d’ombres bondissantes qui semblaient affolées de terreur.
La voiture roula une heure encore. Un petit cocher de quatorze ans, à la chevelure d’un blond pâle, aux oreilles percées d’anneaux, magnifique type du sang-froid et de l’impassibilité du Nord, taciturne comme un diplomate et recueilli comme un juge, tenait les rênes et le fouet, en ayant l’air de sommeiller sur son siége. Depuis quelques minutes, mon compagnon paraissait inquiet et promenait ses regards en tous sens autour de lui. Enfin il se pencha vers le cocher, et lui adressa vivement la parole.
« Qu’y a-t-il ? demandai-je.
— Je l’avertis que nous sommes égarés.
— Et qu’est-ce qu’il vous répond ?
— Il me répond : « Ah !… » Il paraît qu’il s’en doutait.
— Alors pourquoi n’en disait-il rien ?
— Il attendait que je m’en doutasse moi-même. »
Mon ami se pencha de nouveau et recommença ses explications en termes animés. Soulevant à peine son visage endormi, le petit cocher écouta tranquillement, sans donner d’autre signe de vie.
« Voyez-vous, reprit mon compagnon, il ne connaît pas encore le chemin, qui est assez compliqué, la nuit surtout. Je lui explique qu’il s’est trompé de barrière, et qu’il faut retourner à celle par où nous sommes entrés il y a une heure.
— Et que dit-il à cela ?
— Il m’a répondu : « Bon ! »
— Pourquoi donc ne retourne-t-il pas ?
— Mais laissez-lui le temps, Français que vous êtes ! »
En effet, au bout de quelques pas, le petit cocher, qui était enfin parvenu à loger solidement cette idée nouvelle dans sa tête, tira les rênes en claquant doucement de la langue, et la voiture revint sur ses pas, du même train paisible et modéré.
« Superbe ! m’écriai-je, il est superbe ! Un monosyllabe et un claquement de langue, voilà tout ce que lui a coûté, à deux heures du matin, par un froid de quelques degrés au-dessous de zéro, une bévue qui eût arraché des cris de colère et de désespoir à tous les cochers de la création. Un Français en aurait eu pour un quart d’heure d’exclamations, d’explications et de lamentations : il eût commencé par prouver qu’il n’était point perdu ; puis il eût prouvé qu’il n’y avait pas de sa faute ; puis il eût juré et accablé ses chevaux de coups de fouet, pour se soulager.
— Vous voyez donc que mon petit Scandinave a encore économisé quatorze minutes, malgré ses allures placides ; car je vous prie de me dire si votre Français, avec tous ses coups de fouet et tous ses jurements, pourrait revenir plus vite sur ses pas. »
En effet, d’un second claquement de langue, le cocher avait animé son cheval, qui courait maintenant comme le bon coursier Skimming en personne.
Vers trois heures, nous étions à Hammeltofte, et quelques minutes après, je dormais de toute mon âme dans un lit grand comme une chambre à coucher parisienne. Au premier rayon de l’aube, un concert toujours grandissant, formé du croassement des corbeaux perchés sur les arbres voisins, du roucoulement des pigeons, du mugissement des bœufs, du bêlement des moutons, des aboiements répétés d’un grand chien danois, — car, quoi qu’en aient prétendu des voyageurs légers, il y a au moins un chien danois en Danemark ; je l’ai vu, — du gloussement des poules et de la fanfare des coqs, du roulement des chariots, du hennissement et du piétinement des chevaux, vint d’abord se mêler à mes rêves, puis secouer le sommeil de plomb sous lequel je gisais écrasé, comme Encelade sous sa montagne. J’eus beau lutter de mon mieux, opposant la force d’inertie aux bruits qui m’assiégeaient de toutes parts : ils me poursuivaient sous la couverture, avec une persistance flegmatique et une ténacité douce, semblant, à mesure que je faisais effort pour ne point les entendre, se resserrer autour de moi, se concentrer dans la chambre et enfin éclater dans ma tête. Je ne tardai pas à voir qu’il était inutile de résister davantage : la vie s’était levée avec le jour, et le mouvement ne devait plus s’arrêter.
Je sommeillais à demi dans un reste de torpeur, entrecoupé de soubresauts à chaque note plus aiguë de ce concert rustique, lorsque mon hôte entra, l’air frais, dispos et gaillard. Il n’était pas tout à fait six heures du matin.
« Eh quoi ! déjà levé, m’écriai-je.
— Oui, je viens de prendre mon bain.
— Vous avez des bains ici ?
— Dans le petit lac que je vous ai montré cette nuit. A cinq heures du matin l’eau est excellente. On s’y jette la tête la première, et l’on y barbote cinq minutes. Cela fouette le sang et éveille les idées. Il n’y a guère que deux ou trois kilomètres de marche : c’est l’affaire d’une heure. J’avais bien envie de vous éveiller, mais j’ai pensé que vous étiez peut-être un peu las.
« Ah ! lui dis-je, ne vous excusez pas, je vous pardonne de grand cœur, et je me lève tout de suite, car je vois bien que votre maison n’est pas faite pour être habitée par les paresseux. »
Nous déjeunâmes à la hâte, et une demi-heure après, nous nous acheminions vers la gare, afin de rentrer par le premier train à Copenhague, d’où nous devions repartir dans la matinée pour aller visiter Roëskilde, l’ancienne capitale du Danemark.