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Voyages hors de ma chambre

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[27] De l’Allemagne, chapitre sur Vienne.

Il en est des alentours de Vienne comme de la ville elle-même. Les endroits de plaisir, pour employer le terme technique, forment une grande ceinture autour de celle-ci, et tel village des environs se compose à peu près exclusivement de maisons de campagne et de maisons de bouteille, comme on disait au dix-septième siècle. Le Viennois n’hésite pas à prendre, avec ses enfants et sa femme, les omnibus spéciaux qui desservent ces établissements, pour aller passer sa soirée à la campagne, et les citadins se partagent entre ces Édens champêtres de façon à les remplir à peu près tous également. De toutes les villes d’Europe, Vienne est probablement celle où l’on vit le plus en dehors de chez soi.

En définitive, la capitale de l’Autriche est une ville de cocagne, à la seule condition qu’on ait assez d’argent pour y vivre. Je comprends maintenant l’âpreté au gain des hôteliers, des restaurateurs et des commerçants, comme l’esprit de spéculation effrénée qui transforme en boursiers la plupart des habitants : il faut gagner beaucoup, en se donnant le moins de mal possible, quand on est habitué à beaucoup dépenser et à beaucoup jouir. J’ai lu quelque part : « Vienne est l’Athènes de l’Allemagne, comme Berlin en est la Sparte. » Mais hélas ! Athènes se double de Sybaris et de Capoue, si même Capoue n’étouffe entièrement Athènes. Sur ce chapitre il faudrait en trop dire pour en dire assez. En parcourant les rues de Vienne pendant quelques jours, en entrant dans ses cafés, dans ses parcs, dans ses tramways, en voyant ce que regardent, écoutent et applaudissent, au Vauxhall ou ailleurs, les bourgeoises du Graben et du Ring, attablées côte à côte avec des créatures dont le voisinage ne semble pas les effaroucher, on sera édifié sur l’espèce de démoralisation générale que dénote cet incroyable abandon. Elle ne s’affiche pas d’une façon brutale ou provocante, mais elle ne prend pas non plus la peine de se cacher ; elle se montre partout avec bonhomie, si je puis m’exprimer ainsi, et elle est paisiblement acceptée par tous, même par les sergents de ville, comme un fruit de la civilisation moderne. Pour tout dire, ou du moins pour tout faire entendre en deux mots, Vienne est une grande ville de tolérance. Laissez faire et laissez passer, tel semble être le mot d’ordre de sa police, qui ne mérite guère aujourd’hui, non plus que sa douane, l’ancienne réputation farouche qu’on lui avait faite. Au demeurant, les Viennois sont les gens les plus faciles, les plus doux, les plus affables du monde, pleins de qualités excellentes, fort attachés à leur empereur et à l’autorité, de relations agréables, d’une humeur égale et tranquille ; et, morale à part, tout cela serait charmant, si ce n’était par ces chemins semés de fleurs qu’on arrive à Sadowa.

Comme je n’ai pu entraîner le lecteur jusqu’à Pesth, je ne veux pas le ramener avec moi par Prague, Dresde, Francfort, Mayence. Chacune de ces étapes exigerait une longue station, mais aucune ne nous montrerait ce que nous avons vu à Vienne : la décomposition morale d’un empire dans sa prospérité même. Tenons-nous-en là, sans oublier que Paris avait donné au monde, en 1867, le spectacle que Vienne lui donne à son tour, et que Sedan vaut Sadowa.

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