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Voyages hors de ma chambre

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III
DE KORSOËR A COPENHAGUE.

Korsoër est une toute petite ville, peu connue dans l’histoire, et que je ne puis décrire, puisque je n’en ai vu que la gare. Je m’y suis arrêté seulement le temps nécessaire pour prendre mon billet et monter en wagon.

La première station, sur la route de Korsoër à Copenhague, est celle de Slagelse, dont l’église remonte au onzième siècle. Aux portes de la ville, s’élevait jadis l’illustre abbaye d’Antvorskov, fondée par le grand roi Valdemar Ier, dans la forêt du même nom. Là vécut le moine André, devenu plus tard le patron de la ville, et qui est le héros de plusieurs légendes curieuses : « On prétendait, écrit M. de Flaux, que, lorsqu’il disait sa prière en plein air, il suspendait son chapeau et son manteau aux rayons du soleil. La chronique dit aussi qu’un jour Valdemar lui ayant promis, par dérision, de lui donner toutes les terres qu’il pourrait parcourir, monté sur un poulain d’un an, le saint homme avait enjambé un ânon nouveau-né, qui, au lieu d’être écrasé sous le poids, avait été doué tout à coup d’une agilité et d’une force surnaturelles, si bien que l’île entière serait devenue la propriété d’un couvent, si les courtisans effarés n’étaient venus trouver le roi jusque dans le bain, et ne l’avaient supplié de rétracter sa promesse. »

Vingt minutes après, le train s’arrête à Soroë, la plus célèbre académie du Danemark, où les académies sont innombrables. Des villes qui n’équivalent même pas à nos plus humbles sous-préfectures, possèdent souvent de vastes gymnases, où se donne l’enseignement le plus solide et le plus étendu. Telle est Soroë, jadis riche et puissante abbaye, où vécut probablement le premier historien du Danemark, Saxo le Grammairien, ce moine qui, dans la barbarie du douzième siècle, parvint à retrouver le secret des élégances latines, et, mêlant l’étude des mœurs à celle des faits, puisant à la source dédaignée des légendes populaires, consultant les sagas et les chants des scaldes, nous a légué l’un des monuments les plus originaux de la littérature du moyen âge et les plus authentiques de l’histoire.

Transformé en collége après la réforme, qui avait dispersé les moines, le couvent fut richement doté par le roi Christian IV et par plusieurs autres souverains, qui tinrent à honneur d’imiter son exemple. Au milieu du dernier siècle, Holberg, le Molière du Danemark, légua en mourant, à l’académie de Soroë, ses riches propriétés et sa vaste bibliothèque. En reconnaissance de ce don royal, l’académie paye chaque année à la mémoire de l’historien illustre et du grand poëte, le tribut d’une oraison funèbre, où le même éloge reparaît perpétuellement, en essayant de se déguiser sous des formes diverses. J’ai peine à croire que l’écrivain comique qui a si bien raillé les travers et les ridicules de la vanité, ait poussé la vanité posthume jusqu’à assigner cette tâche monotone à l’académie par une clause secrète de son testament, comme on l’en accuse. Il est vrai que Holberg, après avoir mené longtemps une vie pauvre et précaire, eut le petit orgueil d’acheter des propriétés seigneuriales et de se faire nommer baron, ce qui est à peu près la même chose que si Molière eût sollicité le titre de marquis. Malgré ce précédent, si l’on me passe ce terme de palais, j’aime mieux penser que l’académie de Soroë s’est librement imposé cette servitude, par une reconnaissance mal entendue, comme l’Académie française imposait jadis à tous ses nouveaux membres l’éloge de Richelieu et à tous les concurrents aux prix d’éloquence ou de poésie celui des vertus de Louis XIV ; comme l’académie des jeux floraux prononce solennellement encore chaque année le panégyrique de Clémence Isaure.

Un chiffre suffira pour donner l’idée de la prospérité matérielle à laquelle atteignit le collége de Soroë. Il fut un temps où il possédait 400,000 fr. de revenus, tout en terres. Sans être aussi riche aujourd’hui, il l’est assez pour attirer à lui les plus savants hommes du pays. L’illustre Ingemann y a longtemps professé l’esthétique et fait un cours de littérature danoise. C’est un titre sérieux que d’être professeur à l’académie de Soroë. Placée au centre d’un domaine qui lui appartient et qui s’étend à plusieurs lieues à la ronde, située sur le bord d’un lac charmant, qui reflète en ses eaux tranquilles la ceinture de bois sombres et de coteaux verts dont il est entouré, elle forme à elle seule comme une petite ville, comme une véritable colonie universitaire.

Le chemin de fer marche avec une vitesse de neuf à dix lieues à l’heure, pour franchir en trois heures les quatorze milles et demi, c’est-à-dire les 108 à 110 kilomètres qui séparent Korsoër de Copenhague. Les wagons sont confortables : en Danemark, comme en Allemagne, les secondes équivalent à nos premières. A neuf heures, nous dépassons Ringsted, qui partage avec bien d’autres villes l’honneur d’avoir été la résidence des souverains, et où mourut Valdemar le Grand. C’est à Ringsted, suivant la chanson populaire, que dort la reine Dagmar, la seconde femme de Valdemar le Victorieux. La Scandinavie, du Danemark et de la Suède à l’Islande, est le sol classique des chansons populaires. Elles y sont nées comme les fleurs des champs ; elles voltigent dans l’air comme les elfes qui s’élèvent la nuit au milieu des lacs. Un écho des sagas lointaines vibre en ces œuvres d’une poésie ingénue, où la muse anonyme et collective du peuple a écrit à sa façon la chronique nationale. J’aime les chansons populaires, comme j’aime les légendes, quelquefois plus poétiques que de savantes épopées. Ce sont des monuments caractéristiques, qu’il ne faut pas négliger dans l’étude d’un pays[2]. Voici la chanson de Dagmar :

[2] Je dois la communication des chants populaires cités dans le cours de ce travail, et qui n’ont jamais été traduits en français, à M. le docteur Rosenberg et à M. le professeur Frederiksen, deux des publicistes les plus distingués du Danemark.

La reine Dagmar est malade à Ribe[3], on l’attend toujours à Ringsted. Toutes les dames de Danemark sont appelées auprès de son lit.

[3] Ribe est une toute petite ville du Jutland, jadis célèbre. Dès le treizième siècle elle avait une école, qui devint bien vite l’une des premières académies du pays. On y comptait sept cents élèves à l’époque de la Réforme.

La reine Dagmar dort à Ringsted.

« Envoyez chercher quatre dames, cherchez-en cinq, cherchez les plus instruites ; cherchez surtout la sœur du chevalier Charles de Ribe. »

La reine Dagmar dort à Ringsted.

« Cherchez les jeunes et les vieilles. Oh ! cherchez la petite noble Kirstine. Elle vaut bien cet honneur. »

La petite Kirstine arrive ; sa parure brillait d’or rouge[4]. Elle ne voyait pas l’éclat de la couronne, car elle était baignée de larmes.

[4] Cette épithète homérique se retrouve sans cesse dans les chansons populaires du pays.

La petite Kirstine arrive, charmante et pleine de grâce ; la reine Dagmar la reçoit et l’embrasse tendrement.

« Sais-tu lire et sais-tu écrire ? Saurais-tu soulager ma souffrance ? Tu porterais toujours de l’écarlate et monterais toujours mes coursiers.

— Je lirai, j’écrirai, n’en doutez pas, de tout mon cœur je lirai ; mais votre douleur est certainement plus forte et plus dure que l’acier. »

La petite Kirstine, les Heures à la main, lisait de son mieux ; mais, je ne vous dis que la vérité pure, elle était tout en larmes.

La reine était bien souffrante, ses douleurs allaient toujours croissant… « Jamais je ne pourrai me remettre. Envoyez chercher mon seigneur.

« La volonté de Dieu sera faite, la mort viendra me chercher. Envoyez vite à Skanderborg, vous y trouverez mon seigneur. »

Le petit page de la reine ne tarda guère : il arracha la selle de la solive, et la mit sur le coursier blanc.

Le petit page de la reine montait sur le cheval. Il courait certainement plus vite que ne vole le faucon rapide.

Le roi était sur le belvédère, il regardait à l’horizon. « Je vois là-bas mon petit page. Il arrive bien tristement.

« Je vois là-bas mon page, il accourt plein d’angoisse. O Dieu, mon père dans les cieux, comment va Dagmar maintenant ?…

— La reine Dagmar m’envoie ici, elle voudrait vous parler. Ardemment elle désire vous voir ; elle est accablée de douleurs… »

Le roi sortit de Skanderborg, accompagné de cent et un chevaliers. Quand il arriva au pont de Grindsted, il n’en restait que vingt.

Le roi traversa la lande de Rasdhal, accompagné de quinze cavaliers. Quand il eut passé le pont de Ribe, le noble seigneur allait tout seul.

Il y avait bien de la douleur chez la reine, toutes les femmes étaient en larmes. La reine mourut dans les bras de Kirstine, lorsque le roi descendait de cheval.

Le seigneur entre avec un œil hagard. La petite noble Kirstine se lève à son arrivée :

« O mon lord et roi, ne vous affligez pas ! essuyez vos larmes : aujourd’hui Dagmar vous a donné un fils, arraché à ses entrailles.

— Je vous conjure toutes, mes dames et mes demoiselles, je conjure chacune de vous, priez pour l’âme de Dagmar, qu’il lui soit permis de me parler.

— Je vous supplie, mes dames et demoiselles, vous toutes qui êtes ici présentes, oh ! priez pour moi, que Dieu m’accorde de lui parler encore une fois. »

Ils mirent tous les genoux à terre, tous ceux qui étaient présents. Leur prière et les pleurs du roi furent exaucés. La reine retourna à la vie.

La reine Dagmar se lève de la bière, les yeux tout rouges de sang : « Miséricorde, mon noble seigneur ! pourquoi me donner cette peine !

« Je n’ai rien fait de mal que de lacer mes petites manches de soie le dimanche.

« Si je ne les avais lacées, en prenant plaisir à me parer le dimanche, je ne brûlerais pas dans le purgatoire, et n’aurais pas tant de douleurs.

« La première prière que je vous adresse, vous me l’accorderez volontiers : Oh ! rappelez tous les proscrits, et brisez les fers des prisonniers !

« La seconde prière que je vous adresse ne sera qu’à votre avantage : n’épousez pas Berengaria[5], car c’est un fruit bien amer.

[5] Bérengère de Portugal, fille du roi Sanchez. Elle a laissé un mauvais souvenir dans les chroniques du Danemark. Ses trois fils régnèrent successivement après Valdemar II, et le fils de Dagmar ne porta jamais la couronne.

« La troisième prière que je vous adresse, c’est mon suprême désir : que notre très-cher fils soit élu roi de Danemark !

« Oh ! faites-le roi de Danemark, quand vous quitterez la vie. Berengaria vous donnera un second fils, qui cherchera à le détruire.

« Épousez plutôt la petite Kirstine, elle est une noble jeune fille ; mais si cela ne se pouvait, n’oubliez pas ma dernière prière.

— Je vous accorde volontiers cette demande. Votre fils portera la couronne, mais jamais je n’épouserai Kirstine, ni autre dame.

— Jamais vous n’épouserez Kirstine ni aucune autre dame, mais vous irez en Portugal chercher la perfide femme.

« Mon noble seigneur, oh ! dites-moi si vous souhaitez me parler encore, car les petits anges m’attendent là-haut dans les cieux.

« Il est temps que je vous quitte, je ne puis rester davantage ici : les cloches du paradis m’appellent, il me tarde de rejoindre les âmes. »

La reine Dagmar dort à Ringsted.

Un peu avant dix heures, l’on nous montre, sur la gauche, les flèches de l’église de Roëskilde, qui est le Saint-Denis du Danemark. Nous y reviendrons plus tard. Les stations suivantes, jusqu’à Copenhague, n’ont plus aucune importance, et il est inutile de les nommer.

La voie traverse une succession de plaines, semées de bois de sapins, de hêtres et de petits chênes, où se dessinent à peine çà et là quelques douces et faibles ondulations de terrain. Tout y respire l’aisance : les fermes qu’on aperçoit de loin et les paysans qui nous regardent passer ont cet air de propreté et de bonne tenue auquel on ne peut se méprendre. Le sol est bien cultivé, les forêts sont en pleine exploitation. Partout une verdure douce et tendre, qui caresse le regard. C’est un beau pays, mais jusqu’à présent sans accent local et sans grand caractère. Le voyageur qui viendrait en Danemark dans l’espoir d’y retrouver les types de la vieille Chersonèse cimbrique, ou les aspects sauvages et grandioses qu’il semble naturel de demander à la patrie d’Hamlet, éprouverait un désappointement profond. Mais le Danemark a du moins pour lui trois choses qu’on ne peut lui ravir : il a ses bois immenses, ses lacs gracieux et la mer qui le baigne de toutes parts.

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