Voyages hors de ma chambre
II
JONKOPING. — LE LAC WETTER. — LA TRAVERSÉE DU SMALAND. — CHEMINS
DE FER ET BUFFETS SUÉDOIS.
Les stations qui suivent Lund n’offrent par elles-mêmes aucun intérêt particulier ; mais une tradition guerrière, qui semble empruntée à l’histoire des Amazones, attend le voyageur entre Alfvesta et Moheda, et je n’ai point manqué de la cueillir au passage. Par delà le petit lac de Dan, mon voisin suédois m’a montré à l’horizon lointain le village de Warend, que j’ai fait semblant d’apercevoir pour ne pas le désobliger. C’est là qu’une troupe de Suédoises, guidée par l’héroïne Blenda, sauva la patrie en exterminant dans un festin l’armée ennemie, qui avait profité pour envahir la contrée de l’absence des hommes, partis tous en guerre contre les Danois. Par une ruse que purifie l’intention patriotique et qui rappelle celles de Judith et de Sisara, elles avaient pris au préalable la précaution d’enivrer l’ennemi, à qui leur accueil avait enlevé toute défiance. En récompense, le beau sexe de Warend fut doté de priviléges destinés à perpétuer chez les générations futures le souvenir de son héroïsme.
Nous arrivons vers dix heures du soir à Jonkoping, dont, je l’avoue, je n’avais jamais entendu prononcer le nom ; je crois pouvoir risquer cette confession sans me déshonorer aux yeux de mes concitoyens.
Jonkoping, située à l’extrémité méridionale du lac Wetter, est une ville industrieuse et commerçante, à laquelle sa position centrale assure une importance particulière, et que les chemins de fer et les bateaux à vapeur mettent en communication directe avec les autres parties du pays. Incendiée à trois reprises, elle a chaque fois profité de ces désastres pour se rajeunir, et s’est relevée plus belle de ses ruines. Elle passe pour une des villes les mieux bâties du royaume, et cette réputation n’est point usurpée, autant que j’en puis juger par le peu que j’en ai vu, au clair de lune et aux lueurs incertaines de l’aube naissante. Mais elle compte à peine dix à douze mille habitants, et ce chiffre, qui suffit à lui assurer le septième ou le huitième rang, immédiatement après Carlskrona et Upsal, sur la courte liste des cités suédoises, n’est pas de nature, j’en conviens, à lui mériter beaucoup d’attention en un pays comme le nôtre, habitué à ne tenir compte que du nombre et à mesurer son estime à l’importance matérielle de l’objet qui la sollicite.
Nul n’ignore d’ailleurs que la Suède est un des pays les moins peuplés de l’Europe, relativement à l’étendue de son territoire ; mais la rapide progression qu’elle suit, et qui en un demi-siècle a presque doublé sa population, diminue chaque jour la distance qui lui reste à franchir pour se rapprocher sur ce point des pays plus favorisés par la nature.
Les hôtes auxquels on nous avait recommandés nous attendaient à la gare de Jonkoping pour nous conduire à une fête, qui se donnait sur la grande place de la ville. Nous montâmes en voiture, et au bout de quelques minutes, nous débouchions aux abords d’une place brillamment illuminée. Nous laissâmes nos bagages, à la grâce de Dieu, dans les calèches ou sur les bancs voisins, et nous marchâmes vers la fête. Une grande partie de la population était groupée sur la place ; les autorités et les personnes de marque se tenaient sous le portique d’un monument que j’ai pris pour l’hôtel de ville. Au centre se dressait une longue table, où des sommeliers empressés versaient à pleins verres cet excellent punch national qui joue un rôle si actif dans toutes les réunions des habitants du pays, et autour de la table étincelait une mer de casquettes blanches, dont chaque flot était piqué d’une lueur fauve par les feux du gaz : c’était la société philharmonique des étudiants d’Upsal, qui se trouvait à Jonkoping par suite de je ne sais plus quelles circonstances, et qui donnait à la ville, en passant, un concert composé de mélodies nationales.
Rangés autour de la table, nous trinquâmes d’abord, à la mode suédoise, en heurtant le verre, puis en l’élevant d’un mouvement onduleux à la hauteur de l’œil, en le vidant d’un trait et en le renversant dans la paume de la main. Il n’est pas donné à tout le monde d’aller en Suède !… Puis on nous conduisit sous le vestibule de l’hôtel de ville, et le concert commença par le chant national de la Suède :
« O vieux Nord, tu es grand comme tes montagnes, dont tu as la fraîcheur ! Tu rayonnes dans ta splendeur calme et sereine. Je te salue, ô le plus beau pays de la terre, toi, ton soleil et tes prés verdoyants !
« Plein des souvenir de ton ancienne gloire, aux jours où ton nom, partout célébré, vola d’un bout du monde à l’autre, je sais, ô ma patrie, que tu es et que tu seras toujours la même ! Oui, je vivrai et je mourrai dans le Nord ! »
La mélodie, grave et profonde, débute avec une lenteur majestueuse, et semble expirer par degrés dans un murmure mélancolique et mystérieux, comme le bruit lointain des flots sur la plage.
Les étudiants exécutèrent encore divers morceaux populaires, avec un talent consommé et ce sens musical qui semble inné chez les Suédois. Si le Danemark produit peu de belles voix et de grands chanteurs, la Suède, par contre, est la patrie de Jenny Lind et de mademoiselle Nilsson : elle a bien changé depuis le temps où ses lois chassaient les musiciens du royaume et permettaient, en certains cas, de les tuer comme des bêtes inutiles ou malfaisantes.
Nous avions été accueillis par les auditeurs pressés autour de nous avec cette courtoisie hospitalière et cette affabilité qui semblent naturelles aux peuples du Nord. L’un de nos plus aimables introducteurs me présenta une jeune personne habillée à la mode parisienne, mais dont les cheveux blonds, la peau blanche et les grands yeux bleus, limpides et rêveurs, trahissaient l’origine scandinave : c’était sa fille, fiancée du jour même. Les fiançailles se font en Suède avec beaucoup plus de solennité que chez nous, et constituent une cérémonie presque aussi sacrée que celle du mariage. Les coutumes varient suivant les provinces ; dans quelques-unes, dit M. Marmier en ses Lettres sur le Nord, lorsque deux jeunes gens se fiancent, on les lie l’un à l’autre avec la corde des cloches, et on croit rendre ainsi l’amour inaltérable et les serments indissolubles. Je brûlais de demander à la jeune Suédoise si cette superstition poétique florissait à Jonkoping, mais le bracelet et l’anneau des fiançailles qui brillaient à sa main démontraient suffisamment qu’on y fait usage, au moins dans la classe riche, de liens plus civilisés.
« Eh bien ! Monsieur, fit-elle, comment trouvez-vous la Suède et la ville de Jonkoping ?
— Le peu que j’en ai vu, Mademoiselle, me charme et me met fort en appétit du reste.
— Vous commencez donc à croire qu’on a tort, en France, de nous confondre avec les Lapons !
— Oh ! Mademoiselle, je vous proteste…
— Ne jurez pas, Monsieur. J’ai habité Paris, l’an dernier, rue Balzac, dans un quartier qui ne passe pas pour le plus ignorant de votre capitale, et je n’oublierai jamais la stupéfaction des quelques personnes avec qui j’ai causé, en apprenant ma patrie et en voyant que je ressemblais à peu près à tout le monde. Plusieurs m’ont avoué par la suite que, dans leur idée, les Suédoises s’habillaient de peaux d’ours, mangeaient du poisson cru, portaient un anneau dans le nez et se parfumaient la chevelure avec de l’huile de baleine. Beaucoup prenaient la Suède pour un pays perdu par delà le Groënland et le Spitzberg, et enseveli toute l’année sous les glaces polaires. Les plus instruites et les plus polies se bornaient à me dire dans l’intimité, sur un ton de commisération bienveillante : « Eh ! mon Dieu, Mademoiselle, comment une personne telle que vous peut-elle demeurer dans un pays pareil ? Vous devez y périr d’ennui… Quelles fonctions monsieur votre père remplit-il à Stockholm ? » Et lorsqu’elles apprenaient que je n’étais point la fille d’un haut fonctionnaire de Stockholm, mais d’un simple bourgeois de Jonkoping, d’un commerçant, leur surprise redoublait. Une Suédoise en robe de soie, parlant français, ayant lu Racine et Boileau, et sachant les Méditations de Lamartine à peu près par cœur, cela confondait leur imagination.
— Mademoiselle, permettez-moi de vous dire qu’il serait injuste de juger sur cet échantillon l’instruction de nos Parisiennes. Vous avez vraiment joué de malheur, et je vous assure qu’il ne manque pas à Paris de salons où la présence d’une Suédoise civilisée n’eût excité aucun étonnement, ni de femmes du monde qui ont entendu parler de la Suède dans leurs classes et qui s’en souviennent. Aujourd’hui surtout, depuis mademoiselle Nilsson, j’aime à croire que la rue Balzac elle-même commence à se douter que tous les Suédois ne sont pas anthropophages. Cependant, la vérité me force à confesser que le peuple français, qui est, vous ne l’ignorez pas, Mademoiselle, le peuple le plus spirituel de la terre, n’en est peut-être pas le plus instruit. Il voyage peu. En fait de géographie, il connaît à peine celle de son pays ; en fait de langue, il croit que la sienne suffit, qu’elle a droit de cité et de primauté partout, et il s’impatiente ou s’indigne, lorsqu’il interroge en français, dans les rues de Saint-Pétersbourg, un paysan russe qui ne le comprend pas ; en fait de mœurs, il n’en admet point d’autres que celles au milieu desquelles il a toujours vécu. Il n’y a qu’une France… Il n’y a qu’un Paris… Il n’y a qu’un peuple… du moins on nous l’a dit longtemps. Balzac, dont vous habitiez la rue, Mademoiselle, a mis de même en circulation cet axiome impertinent dont notre fatuité s’accommoderait volontiers, qu’il n’y a qu’une femme au monde : la Parisienne. Je vous proteste que je n’en crois rien.
— Vous êtes bien bon, Monsieur, fit-elle en souriant.
— Les courtisans de Louis XIV renfermaient la France dans Versailles ; le Parisien pur sang renferme l’univers dans Paris : il croit que sa fenêtre ouvre sur l’infini et qu’il n’existe rien en dehors des boulevards. Le théâtre des Variétés et le bois de Boulogne marquent pour lui les bornes du monde. Aussi est-il tout surpris, de très-bonne foi, lorsqu’il rencontre, au delà de ces frontières, quelque chose ou quelqu’un qui peut rivaliser avec ce qu’il a été habitué à considérer comme hors de toute comparaison, et c’est sur un ton de conviction parfaite qu’il s’écrie : « Comment peut-on être Suédoise ? » à la façon des grandes dames du temps de Montesquieu, qui se demandaient l’une à l’autre : « Comment peut-on être Persan ? »
— Je suis assez française pour comprendre cela, Monsieur.
— Ce qui prouve, Mademoiselle, que vous l’êtes plus que bien des Parisiennes de ma connaissance.
— Mais il me semble que tout ceci part d’un bon naturel et a son côté excellent. Heureux ceux qui ont conservé la faculté de l’admiration !
— Oui, pourvu qu’ils ne l’exercent pas vis-à-vis d’eux-mêmes ! Seulement, quand cette faculté, au lieu d’être fondée sur le sens du respect, ne repose que sur l’instinct de la vanité, et s’accorde à merveille avec l’esprit de dénigrement et même de destruction, qu’en faut-il croire et qu’en faut-il dire ? Mais, bon Dieu, Mademoiselle, nous voici bien loin de notre point de départ ! Je crois que j’allais philosopher, et je vous demande pardon de mon pédantisme.
— Nullement, Monsieur, j’aime beaucoup la philosophie.
— Ah ! pour le coup, voici qui n’est plus parisien, — ou du moins, qui n’est plus parisienne !
Mais le concert était fini. Je pris respectueusement congé de mon interlocutrice, et nous regagnâmes les voitures. Elles étaient restées seules, à cinquante pas, en l’absence des cochers, qui n’avaient pu résister à l’envie d’aller entendre les chanteurs, et nos valises nous attendaient, sous la garde invisible, mais toujours présente, de cette honnêteté septentrionale qu’on ne vante pas à tort. « Il y a peu de pays, dit Ampère, où l’on puisse se confier à la probité des classes inférieures autant qu’en Scandinavie. » Et, à l’appui de cette remarque, il raconte que, voyageant de poste en poste sur les charrettes suédoises, il tirait de sa poche, à chaque relais, le paquet de papier-monnaie qui contenait toute sa fortune. « On prenait, on changeait, on remettait, tout à fait à discrétion. Je laissais faire, n’ayant pas d’opinion sur la valeur de ces chiffons. Ce qui restait, je le remettais dans mon portefeuille. Je me suis informé de ce que j’avais dû payer : on ne m’avait pas fait tort d’un schelling[22]. »
[22] Le schelling suédois vaut moins d’un sou.
A minuit, nous étions à l’hôtel. Il est vaste et tenu avec luxe ; le portier parle français comme le propriétaire, si bien qu’en descendant de voiture, nous pourrions presque nous croire à l’hôtel du Louvre. Mais le lendemain, au moment de notre départ, le propriétaire et le portier sont couchés, et il nous est impossible de faire comprendre aux gens de service que nous désirons une tasse de café au lait avant de monter en wagon. J’exécute à diverses reprises, à travers la dédale des couloirs, des cours et des escaliers, d’infructueuses expéditions à la recherche de la salle à manger, suivi par le regard inquiet des garçons, qui jugent à propos d’aller réveiller le portier.
Celui-ci accourt juste au moment où nous n’avons plus que le nombre de minutes nécessaire pour arriver à la gare, et il s’arrache les cheveux de désespoir en apprenant que la France part à jeun.
Nous montons en wagon un peu avant sept heures du matin, pour arriver à Stockholm vers dix heures du soir. On longe d’abord le grand lac Wetter, aux rapides courants, aux tourbillons impétueux, aux tempêtes soudaines et terribles. Ses belles eaux vertes, claires et limpides comme l’émeraude, les brusques mouvements d’ondulation et de dépression qu’il subit chaque jour, comme s’il s’engouffrait tout à coup dans un abîme, ou si une force irrésistible l’aspirait et le rejetait tour à tour, les mirages fréquents qui se jouent à la surface de ses flots, font du lac Wetter un des plus curieux du monde, et le rendent aussi digne des études de la science que des traditions du roman et de la poésie. Parfois, en hiver, il lui arrive de briser, d’un violent soubresaut, la couche de glace sous laquelle il était tout entier captif. Le Wetter s’appuie sur quatre provinces, il est parsemé d’une foule de petites îles, absorbe quatre-vingt-dix cours d’eau, et s’écoule par une rivière, ou plutôt par un torrent, dans le golfe de Bothnie.
Longtemps l’immense nappe verdâtre, qui se développe sur une étendue de plus de trente lieues, nous escorte et prête au paysage un peu monotone le charme de ses flots. Mais, dès qu’on l’a dépassé, la contrée qu’on traverse apparaît dans sa nudité triste et morne. L’aspect a bien changé depuis la veille. Autant la Scanie, que nous franchissions hier, est une province riche, fertile et plaisante à l’œil, autant le Smaland est pauvre, terne et désolé. Des terrains plats, semés de maigres sapins, des champs de bruyères, de loin en loin quelque cabane chétive, c’est tout, ou à peu près. Chaque province de Suède a sa physionomie propre : de l’une à l’autre, les aspects varient si profondément quelquefois qu’on pourrait se croire transporté dans une autre partie de l’Europe.
Un ennui lourd, écrasant, se dégage de cette triste et aride nature. La route s’allonge, interminable ; on se dit avec désespoir qu’on n’arrivera jamais, et l’on essaye de dormir pour dérober quelques moments à la fastidieuse obsession du tableau. La seule diversion qui se présente pendant ces sept à huit heures d’une désespérante monotonie, c’est le buffet. La vaste table est toute garnie d’avance de ses munitions : le knäckebrod, c’est-à-dire ce pain de seigle ou de froment à tranches minces, sèches, dures et croquant sous la dent, comme une galette âgée de quinze jours ; les petits gâteaux, le potage, les sandwichs aux sardines, les viandes froides, les sauces au sucre, les hors-d’œuvre et les desserts, tout cela attend pêle-mêle le terrible assaut de cent voyageurs lancés pour dix minutes à travers la salle à manger. En entrant, chacun se munit d’une assiette, sur laquelle il entasse à son gré ce qui lui convient, et se retire en un coin, où il mange debout, ou bien sur l’une des petites tables dressées dans les angles de la salle. On voit des convives pressés et plus soucieux de satisfaire leur appétit que d’observer les harmonies d’un repas classique, piquer au hasard dans tous les plats qu’ils rencontrent, au risque des accouplements les plus étranges, et dévorer les gâteaux avec le potage et le poisson avec le poulet. Cinq minutes après l’invasion des voyageurs, le champ de bataille est jonché de débris informes, et la table ne présente plus que le spectacle sans nom d’une ville prise d’assaut et livrée au pillage des soldats.
Ce n’est point un repas qu’on fait dans les buffets suédois, c’est une ripaille. Le prix ne dépasse pas un rixdaler (environ 1 fr. 40), autant qu’il m’en souvienne ; seulement, les sybarites qui désirent arroser leurs sandwichs aux sardines d’un verre de bière nationale ou de toute autre boisson, vont se faire servir au comptoir. Ce supplément léger se prend en général à la suite du repas ; j’ai souvent admiré la faculté des Suédois de manger sans boire, en admirant aussi la façon dont ils s’en dédommagent ensuite. Si j’en jugeais par mon expérience personnelle, je serais porté à croire que, dans ces dîners où une horde d’affamés mènent dix plats de front, sans en achever aucun, comme s’ils craignaient d’être devancés par un voisin plus expéditif, il doit souvent arriver qu’on ne mange pas pour la moitié d’un rixdaler, mais qu’on gâche pour le double.
Entre deux et trois heures de l’après-midi, aux environs de Cathrineholm, le pittoresque, si longtemps éclipsé, commence enfin à reparaître, et va s’accentuant de plus en plus, à mesure qu’on approche de Stockholm. Les rochers, les petits lacs, les étangs encadrés par les bois, se multiplient autour de la voie ferrée et consolent un peu nos regards attristés par les longs steppes que nous avons parcourus le matin. Les traits caractéristiques du paysage suédois sont les forêts de sapins, de chênes ou de hêtres, les collines, et les eaux innombrables distribuées en rivières, en lacs ou en canaux. Les montagnes qui forment comme la grande épine dorsale à laquelle viennent s’appuyer les deux royaumes unis, donnent naissance à de nombreux et considérables cours d’eau, dont la marche vers la mer est des plus accidentées. Examinez la carte de la Suède : c’est une véritable guipure de lacs.
Ces cours d’eau et ces forêts sont la fortune en même temps que l’ornement de la contrée. Il n’est pas un pays en Europe dont la surface boisée soit relativement aussi considérable, puisque celle de la Suède occupe plus de la moitié de sa superficie totale. Longtemps négligée ou gaspillée, cette source intarissable de richesse nationale est aujourd’hui protégée par des lois salutaires, surtout dans les vastes régions forestières du Norrland, où le pin, le bouleau, l’osier, le tremble, le saule et le sorbier remplacent le chêne et le hêtre des provinces méridionales, et que peuplent, en compagnie des loups-cerviers et des ours, l’hermine et la martre, ces hôtes frileux du pôle.
Les pêcheurs ne sont pas moins heureusement partagés que les chasseurs en Suède, grâce aux milliers de lacs et à l’immense étendue des côtes. Sans doute, les grands jours de la pêche sont passés ; j’ai traversé le Sund sans ramasser les poissons à la main et sans que le bateau fût obligé, comme au temps de Saxo le Grammairien, de se frayer laborieusement un passage à travers les couches compactes des harengs ; mais le saumon du Cattégat, la morue, le homard, le maquereau et l’huître, gardent encore de quoi consoler les pêcheurs d’une décadence qui n’est que momentanée peut-être, et dont la pisciculture se vante d’arrêter bientôt les progrès.
Si l’on joint aux eaux et aux forêts les mines de fer, de cuivre, de plomb, de charbon de terre, etc., on aura à peu près le total des richesses naturelles du pays. Elles sont loin d’être exploitées encore avec une activité et une industrie suffisantes. Un jour viendra, sans doute, où la Suède, plus peuplée, mieux connue, rapprochée du reste de l’Europe, pénétrée et animée jusqu’en ses déserts par les voies ferrées, saura tirer plus largement parti de ses trésors.