Voyages hors de ma chambre
X
ROESKILDE, FRÉDÉRIKSBORG, ELSENEUR ET LE TOMBEAU
D’HAMLET.
Comme un voyageur qui, séduit par les charmes de la route, s’est amusé à l’école buissonnière, il faut maintenant que je prenne les chemins de traverse pour arriver au but.
Roëskilde n’est plus aujourd’hui qu’une toute petite ville de cinq mille habitants. De ses vingt-sept églises, il ne lui en reste qu’une, et de sa splendeur passée elle n’a gardé que le souvenir. Mais les souverains reposent aux lieux qui furent le berceau de la royauté et qui n’en sont plus que le cimetière. En perdant son titre de capitale, Roëskilde est restée la nécropole monarchique ; elle a sa grande salle du trône dans la galerie funèbre où se succèdent les tombeaux des rois.
La cathédrale est une magnifique église en style romano-byzantin, où le plein-cintre se marie à l’ogive, et dont l’architecture simple et sévère emprunte un caractère particulier à l’emploi de la brique. Fondée en 980 par le terrible roi Harald à la dent bleue, qui se convertit au christianisme pendant le cours de son règne, elle a été reconstruite deux ou trois siècles plus tard. Ses deux tours, que surmontent des flèches élancées, et le clocher aérien qui s’élève sur la toiture de cuivre, à la jonction du transept avec le chevet, dominent de loin le paysage. Dès qu’on a dépassé le seuil, la hauteur des piliers et la hardiesse des voûtes saisissent le regard. Elle est entourée, à l’intérieur, d’une galerie que décorent de grandes toiles, généralement plus remarquables par leurs dimensions que par le talent des artistes. Une belle chaire de pierre peinte décore la nef centrale, et les boiseries des stalles, où se déroule l’histoire de la Bible, méritent l’attention des archéologues. Son autel colossal est un rare chef-d’œuvre d’orfévrerie et de sculpture religieuses.
Mais les principaux ornements de la cathédrale de Roëskilde ce sont les tombeaux des rois. La Sémiramis du Nord, la grande Marguerite, qui réunit sous son sceptre, par le traité de Calmar, les trois royaumes scandinaves, y est enterrée. Le monument de Christian IV, surmonté d’une statue de bronze par Thorvaldsen, n’est qu’un cénotaphe : le grand roi dort dans un simple caveau, sous la garde de sa victorieuse épée. Une chapelle magnifique conserve presque toutes les tombes de la dynastie d’Oldenbourg, depuis celle de son fondateur, Christian Ier, géant dont on a marqué la taille à l’un des piliers de l’église, jusqu’à celle des derniers souverains de cette maison, qui ne s’est éteinte qu’en 1863. Christian III et Frédéric II ont d’incomparables mausolées, qui, comme ceux des ducs de Bourgogne au musée de Dijon, et de Marguerite d’Autriche dans l’église de Brou, demanderaient des pages entières de description, écrites avec le style plastique de Théophile Gautier. Le dernier roi, Frédéric VII, repose sous un monument que les Danoises ont décoré d’une couronne votive en or, symbole touchant du deuil et des regrets de la patrie. Une plaque de marbre désigne la tombe de Saxo le Grammairien, enseveli au milieu des rois, comme Pope et Dryden à Westminster.
La cathédrale de Roëskilde domine la Baltique, dont les flots éternellement bleus s’agitent d’un mouvement presque insensible à ses pieds. De la place qui l’avoisine, on nous a montré l’Ise-fjord, c’est-à-dire le Golfe de glace, qui découpe profondément sur la rive de l’île son échancrure azurée. Par les hivers rigoureux, la mer gèle dans ces détroits resserrés qui baignent les innombrables îles de l’archipel danois, et l’Ise-fjord, fermé aux navires, n’est plus abordable qu’en patins ou en traîneaux.
Le lendemain, nous nous embarquions sur un bateau à vapeur pour remonter vers la pointe nord du Seeland, jusqu’à Elseneur et Kronborg. Comment venir en Danemark sans aller voir la ville dont Shakespeare a fait le théâtre de son plus beau drame ? La côte que nous suivons est charmante, et la vue qui se déroule devant nous incomparable. Il faut aller bien loin, peut-être jusqu’au Bosphore, pour trouver un coup d’œil plus grandiose que celui dont le haut du Sund nous offre le magique spectacle. Le rivage du Danemark et celui de la Suède, que séparent quelques kilomètres à peine, semblent s’arrondir et se rejoindre, et le détroit qui unit le Sund au Cattégat disparaît dans l’éloignement. La Baltique ressemble à un lac d’azur entouré d’une blanche ceinture de villes. Sur notre gauche se dessine la tour carrée d’Elseneur ; en avant, jaillissent des flots la flèche orientale, les bizarres tourelles et les bastions du château de Kronborg, sentinelle avancée de la mer, jetée comme par un trait d’arbalète sur la pointe aiguë d’un cap, pour garder l’entrée du Sund. Quand le Danemark possédait la Suède, nul vaisseau n’eût pu franchir sans sa permission le défilé redoutable, gardé de part et d’autre par deux rangées de bouches à feu : depuis qu’il l’a perdue, et même avant qu’on eût racheté le droit de péage qu’il s’était arrogé de temps immémorial, Kronborg n’était qu’un épouvantail auquel on échappait aisément en passant hors de portée de ses canons. Aujourd’hui ce n’est plus qu’un objet d’art, un décor admirable qui ferme dignement la perspective d’un des plus beaux tableaux du monde. A droite, la côte suédoise apparaît comme à portée de la main, avec les maisons d’Helsingborg émergeant en vapeurs indécises du milieu des vagues, et qu’on dirait groupées humblement au pied du château.
Le capitaine me signale à quelque distance la petite île de Hwen. S’il faut en croire un vieux chant danois des temps héroïques, elle a reçu son nom de la belle Hwenilde, la femme du chevalier Haagen, qui la conquit par maints exploits. Mais l’île de Hwen emprunte au séjour de Tycho-Brahé une gloire plus récente et plus authentique. Étrange figure que celle de cet illustre personnage, qui tient à la fois du mage et du savant, du gentilhomme et de l’aventurier ! Chimiste et alchimiste, astronome et astrologue, il mêle dans son système les vérités de Copernic aux vieilles erreurs de Ptolémée, et dépense un savoir immense et un trésor d’observations sans rivales à soutenir une hypothèse impossible. Dans l’île de Hwen, que le roi Frédéric II lui avait donnée pour la vie, Tycho fit élever un observatoire, entre deux forteresses baptisées de noms allégoriques qu’il avait empruntés à l’objet habituel de ses études. Autour de sa demeure, le Palais d’Uranie, surmontée d’un belvédère qui s’appelait le Château des étoiles, s’étendaient de vastes ateliers pour la construction et la réparation des instruments, une imprimerie pour publier ses travaux, et des laboratoires où il poursuivait, concurremment avec ses études astronomiques, celle des métaux soumis aux influences sidérales. Vingt jeunes gens, la fleur des universités danoises, se disputaient l’honneur de travailler à ses observations et à ses calculs. Tycho menait l’existence d’un souverain dans son île, où les plus hauts personnages, les ducs et les landgraves allemands, les rois et les reines du Danemark, venaient le visiter à l’envi, et où il semblait exercer une domination absolue sur les cieux aussi bien que sur la terre. Les habitants entouraient d’un respect superstitieux et craintif cet homme surnaturel, qui passait sa vie au milieu des étoiles, qui déchaînait la pluie ou les vents, présidait aux éclipses, causait avec les comètes, et n’apparaissait jamais à leurs yeux que dans le faste d’un prince, entouré d’une cour empressée.
Pendant vingt ans, Tycho fit de son île le royaume de la science et l’Éden de l’astronomie. Mais la mort de son protecteur lui fut fatale. Vaincu par la conspiration des ennemis que lui avaient mérités son caractère altier, le luxe de sa vie, les faveurs du souverain et l’éclat de ses découvertes, il dut quitter Hwen, qui devint après lui la propriété d’une favorite royale. Tandis que l’astronome s’embarquait, avec sa femme, ses six enfants et quelques élèves dévoués, sur un vaisseau équipé à ses frais, la nouvelle reine de l’île entrait derrière lui pour prendre sa place à peine vide, et se hâtait de faire démolir l’observatoire avec le Palais d’Uranie.
Les rues d’Elseneur sont bordées de maisons riantes, où la variété des goûts se trahit dans la variété des couleurs. Peu de villes ont été plus éprouvées : à cinq reprises différentes elle fut détruite par l’incendie, et autant de fois ravagée par la peste, sans compter les malheurs courants ; toujours elle s’est relevée de ses ruines, grâce à sa position merveilleuse. L’abolition du péage, il y a vingt ans, a porté un coup sensible à la prospérité matérielle et à l’animation d’Elseneur, qui était, à certains moments de l’année, l’une des villes maritimes les plus pittoresques de l’Europe. Aujourd’hui c’est un port paisible, peuplé de neuf mille habitants, où l’on entend parfois encore, grâce à la multitude des vaisseaux qui franchissent chaque année le détroit du Sund, et à la sûreté de l’abri qu’il leur offre contre les vents et le courant de ces dangereux parages, résonner tous les idiomes des deux mondes.
Nous reviendrons dîner ici ; mais, en attendant, les amis qui nous servent de guides nous entraînent vers la petite ville de Frédériksborg, dont le château compte parmi les merveilles du pays.
Frédériksborg est l’un des plus curieux spécimens et en même temps le chef-d’œuvre, avec Rosenborg, de ce style pseudo-gothique inauguré en Danemark sous le règne de Christian IV, et qui constitue une architecture très-caractéristique et très-reconnaissable entre toutes. Il est difficile de se rendre compte, à première vue, de la configuration exacte de ce monument étrange, vaste et irrégulier, qui tient à la fois de la forteresse et du palais. On y entre, comme dans une citadelle, par trois ponts aux arches massives jetées sur les bras du lac au centre duquel il est bâti. Une tour isolée dresse sa masse imposante en avant de l’édifice, dans l’ornementation duquel les dômes se mêlent aux clochetons, aux campaniles, aux flèches et aux lanternes aériennes ; où l’ogive alterne avec les colonnes et les arcades classiques, surmontées de statues. On retrouve dans les détails de la façade plusieurs des traits distinctifs de l’architecture hollandaise, en particulier les obélisques soutenus ou surmontés de boules, les hauts frontons bizarres, à plusieurs étages, aux lignes rompues et arrondies en sens inverse, les bordures de pierres blanches, de longueur inégale, contournant les angles, encadrant les fenêtres, et se détachant avec éclat sur le ton brun des briques.
Quoi qu’il en soit, le château de Frédériksborg a grand air, et je regrette vivement de n’avoir pu l’étudier plus à fond. Ce n’est pas en un simple coup d’œil qu’on juge un édifice si étendu et si compliqué. Je n’ai vu à l’aise que la chapelle, merveille d’art et de luxe, qui égale au moins, si elle ne les dépasse, toutes les magnificences de Versailles. Les matériaux les plus rares et les plus précieux, l’or, le marbre, l’ivoire, le cèdre et d’autres essences exotiques, choisies et travaillées à grands frais, ont été seuls employés à la décoration du somptueux édifice. La chaire où, dans l’encadrement des colonnes, se détachent les figures du Christ et des apôtres, éblouit et charme les yeux. Les murs sont blasonnés par les écussons des chevaliers de l’Éléphant.
On sait que l’ordre de l’Éléphant, le premier du Danemark, et dont l’origine est toute catholique, ne se donne, du moins en principe, qu’aux souverains et aux grands personnages qui peuvent justifier de leurs titres authentiques de noblesse. Si les statuts en étaient rigoureusement observés, il faudrait pour l’obtenir autant de quartiers qu’il en fallait jadis pour monter dans les carrosses de Louis XIV. Mais, par bonheur, il est avec les généalogistes des accommodements : je n’en veux d’autre preuve que l’ordonnance royale qui conféra la grand’croix du Danebrog à Thorvaldsen, fils d’un pauvre artisan, et portant dans la composition même de son nom le certificat de sa naissance roturière[21]. Le roi lui avait octroyé des lettres de noblesse près de trente années auparavant, mais le grand artiste savait à quoi s’en tenir sur l’antiquité de son origine. Je n’en ai pas moins vu dans la salle de l’ordre, à Frédériksborg, son blason entouré d’armoiries féodales, avec l’image du dieu Thor au centre. L’idée est ingénieuse, assurément, et nul autre chevalier ne peut se vanter d’avoir de plus illustres ancêtres.
[21] La terminaison sen (fils de), si fréquente en Danemark.
Frédériksborg est le Versailles de la monarchie danoise. La dynastie d’Oldenbourg l’a rempli de ses souvenirs et de sa magnificence. Caroline-Mathilde, cette touchante et dramatique figure, la Marie Stuart du Danemark, a gravé avec un diamant, sur l’une des vitres du château, un vers anglais qu’on ne peut lire sans une émotion poignante :
Innocente, malgré les aveux arrachés à Struensée par la torture, peut-être le fut-elle en effet. L’histoire n’a pas encore débrouillé cette sombre énigme, et qui ne sait tout ce que peuvent la haine et la calomnie contre une reine détrônée ?
En 1859, un incendie terrible dévora presque en entier le château de Frédériksborg. Mais, grâce au sentiment patriotique, si profond dans le cœur des Danois ; grâce à l’amour de la nation pour le roi populaire Frédéric VII, dont ce palais était le séjour favori, les ravages produits par cette catastrophe sont réparés en très-grande partie. Il n’y eut pas un pauvre qui ne se jugeât tenu d’apporter son obole à la souscription publique. Quelques années encore, et malgré les ressources restreintes du pays, le monument national, enrichi à l’envi par les plus illustres rois et les plus habiles artistes, revivra dans l’intégrité de sa splendeur primitive, relevé par la main du peuple sur les trois îles qui lui servent de soutien.
Les environs sont charmants, et, sans la chaleur tropicale qui nous accable, on ne se lasserait pas de les admirer. Près du château, la Chambre des bains se cache sous la verdure, au bord des flots paisibles. Les lacs, les petites îles et leurs pavillons de plaisance, les kiosques, les chalets, les villas avec leurs pelouses fleurissantes et leurs vergers dignes de la Normandie, les fermes de briques étincelantes de propreté, les forêts touffues, entrecoupées de délicieuses clairières, et les prairies alternant avec les champs de blé ; çà et là une barque qui vogue doucement, sa voile blanche arrondie comme l’aile d’un cygne ; la flèche d’une église rustique trouant les sombres masses du feuillage ; puis, jeté comme une note mélancolique dans cette heureuse nature, un dolmen ou un tumulus, du fond duquel un mort de trois mille ans nous murmure au passage l’et ego in Arcadia qu’épelle sur un tombeau le berger du Poussin, — ainsi se déroule, pendant quelques lieues, ce paysage dont le charme discret, sans éblouir les sens, finit par s’insinuer jusqu’au cœur.
Nous laissons derrière nous Fredensborg, le château de la Paix, bâti au siècle dernier par Frédéric IV, délicieux réduit pastoral à l’usage de la royauté. Le palais, construit en briques blanches, au milieu des bois qui l’abritent sous leurs barrières de verdure, et sur les rivages du beau lac d’Esrom, n’a guère de monumental que sa grande coupole, flanquée aux angles de quatre clochetons ; mais les jardins qui, avec un caractère plus intime, rappellent ceux de Versailles, comme le parc de Frédériksborg nous a rappelé Trianon, inspireraient des goûts bucoliques au monarque le plus belliqueux.
Enfin nous voici de retour à Elseneur. La table est dressée dans le château de Marienlyst (le délice de Marie), qui touche à la ville. C’est un grand établissement de bains de mer, qui s’est ouvert juste à temps pour consoler Elseneur du coup que venait de lui porter l’abolition des droits du Sund, et pour combattre la ruine dont elle concevait déjà le sinistre présage. L’admirable beauté des vues et des sites environnants n’a pas moins contribué à son rapide succès que les principes fortifiants des eaux et la salubrité de l’air, purifié sans cesse par la brise marine. Les baigneurs peuvent se partager, à leur gré, entre deux mers, et passer des flots tranquilles de la Baltique aux vagues plus profondes, plus âpres et plus salées de la mer du Nord. Le petit cap de Kronborg marque la ligne de démarcation de l’une à l’autre, et les distingue sans les séparer : en bas, le Sund vient doucement caresser le rivage ; en haut, le Cattégat se brise impétueusement sur le sable.
A la fin du dîner, tandis que, selon la coutume danoise, les convives échangeaient de cordiales poignées de main, accompagnées du Grand bien vous fasse ! qui termine invariablement chaque repas, je m’échappais clandestinement avec mon voisin de table, un fort aimable et savant magistrat par qui j’aimerais à être jugé, si je dois jamais l’être, pour aller voir le ruisseau d’Ophélie et le tombeau d’Hamlet. Nous avions dîné au troisième étage, mais nous sortîmes de plain-pied par l’une des porte-fenêtres qui s’ouvrent sur la forêt à laquelle est adossé le château.
« Et d’abord Hamlet a-t-il jamais vécu, ou n’est-il qu’un personnage légendaire ?… Il est permis de se le demander, fit mon compagnon en me prenant le bras.
— C’est justement ce que dit le héros lui-même : To be or not to be, that is the question !
— En tout cas, s’il a vécu, c’est dans le Jutland, d’après le récit de Saxo Grammaticus, qui a servi de guide à votre Belleforest et à Shakespeare. Il n’a certainement jamais mis le pied en Seeland, ni pendant sa vie ni après sa mort, et l’on ne pourrait trouver nulle part un témoignage quelconque à l’appui de cette excursion. Ceci dit, je vais vous montrer son tombeau.
— Mais comment se fait-il qu’Elseneur ait la tombe d’un homme qui est enterré ailleurs, si toutefois il est enterré quelque part ?
— Et les Anglais en voyage ! Vous n’y songez pas. Ce sont eux qui ont forcé le geôlier du château d’If à inventer le cachot de Monte-Christo : jugez s’il y avait moyen de ne point leur montrer le tombeau d’Hamlet ! Shakespeare est infaillible : il ne se discute pas. Accuser de mensonge le poëte national de l’Angleterre, c’est manquer de respect à l’Angleterre elle-même. Quand on essaye de les avertir, ils se fâchent tout rouges et nous traitent de sauvages : on leur a fait le tombeau d’Hamlet, et ils sont contents. On en avait même fait trois ; il n’en reste qu’un, mais c’est le plus authentique et le premier de tous. Les compatriotes de Shakespeare ont dépecé les deux autres avec leurs couteaux, pour emporter un souvenir. Croiriez-vous que des familles anglaises viennent passer la saison aux bains de Marienlyst, uniquement afin de vivre aux lieux où n’a pas vécu l’amant d’Ophélie, de rechercher la trace imaginaire de ses pas et de méditer chaque jour sur une tombe qui n’est ni la sienne, ni celle de personne !
— Au fond, rien n’est plus digne de respect.
— C’est vrai… Voici le tombeau.
Nous étions arrivés à un petit rond-point de gazon, au centre duquel s’élève un tronçon de colonne haut de deux ou trois pieds. Rien de plus ; pas même un nom gravé sur la pierre. Cette simplicité excessive, contrairement peut-être à l’idée de l’inventeur, n’a absolument rien de sévère ni d’imposant, et le tombeau d’Hamlet produit tout juste l’effet d’une borne milliaire au milieu du bois.
Mais la terrasse qui s’ouvre à deux pas de là sur la mer, dédommage de cette impression mesquine. A droite, la ville aux maisons rouges, avec les drapeaux de tous les pays du monde flottant sur les résidences des consuls ; à gauche, les flèches de Kronborg ; en face, les côtes onduleuses et pittoresques de la Suède, avec les ruines de la tour carrée d’Helsingborg, les rochers bleus du cap Kullen, à l’ombre desquels deux ou trois villages se tiennent accroupis, couronnés d’un phare dont la silhouette se profile à l’horizon ; enfin, sous les pieds du spectateur, aussi loin que son regard s’étende, le Sund aux vagues d’azur, tout couvert d’un fourmillement de bateaux à vapeur, de vaisseaux à voiles, de trois-mâts, de chasse-marée et de petites barques, pareilles à des mouettes qui rasent la surface des flots, se croisant dans un mouvement perpétuel pour passer de la Baltique à la mer du Nord et de la mer du Nord à la Baltique !
Nous sommes descendus vers Kronborg, pour examiner de près la masse imposante et sombre de la vieille forteresse, sa cour, où l’herbe pousse entre les pavés, ses bastions, ses casemates, et ses rangées de canons gothiques qui semblent diriger encore vers la mer une menace inutile. Le jour tombait. Dans les premières ombres du crépuscule, j’ai parcouru en tous sens l’esplanade où l’ombre apparut à Hamlet. Le cadre semble fait à souhait pour la scène ; il la rend vraisemblable et l’évoque à l’imagination du visiteur. Telle est la puissance des lieux, et telle est aussi celle du génie, que j’oubliai un instant les démonstrations de mon guide et l’impitoyable démenti que l’histoire inflige à la légende. Le drame ressuscita devant moi, et j’entendis dans la nuit, mêlées au souffle du vent et au murmure des flots, les paroles du fantôme : « O horreur ! horreur ! ô comble de l’horreur !… Mais déjà le ver luisant, dont le feu sans chaleur commence à pâlir, annonce le retour du matin. Adieu, et souviens-toi !… » L’art est plus fort que la vérité même. Ses créations vivent d’une vie qu’on ne peut plus détruire, et, parce que Shakespeare l’a voulu, Elseneur restera toujours la patrie d’Hamlet. J’ai cherché en vain, aux alentours, le ruisseau ombragé d’un saule où se noya la plaintive Ophélie. Il n’y a pas un seul ruisseau dans les environs de la ville. Les Anglais en sont quittes pour le remplacer par un lac. Si Shakespeare a choisi Elseneur pour en faire le théâtre de sa tragédie, c’est à cause des relations fréquentes entretenues dès lors par l’Angleterre avec ce port célèbre, qui était le point le plus connu, comme le plus pittoresque et le plus dramatique du Danemark, le seul peut-être dont il eût jamais nettement entendu parler.
Le lendemain était la dernière journée de notre séjour à Copenhague ; avant notre départ, nous sommes allés au palais d’Amalienborg, présenter nos hommages au souverain de la maison de Glucksbourg. S. M. Christian IX, qui a eu à traverser, dans les premiers jours de son avénement au trône, la rude épreuve de la guerre de 1864, est un monarque franchement constitutionnel, qui règne et ne gouverne pas. Sa taille est moyenne, sa physionomie affable, et dans ses manières simples et modestes la bienveillance domine encore la distinction. Nous avons quitté le palais, après une audience d’un quart d’heure, plus charmés de la courtoisie de l’homme que frappés de la majesté du souverain.
On connaît la singulière fortune de cette famille royale du Danemark, qui semble destinée à disperser tous ses membres sur les différents trônes de l’Europe. En quelques années, elle a donné la princesse de Galles à l’Angleterre, la princesse Dagmar à la Russie, et le roi Georges Ier à la Grèce. Qui sait si cette monarchie, faible et cruellement éprouvée, n’est point destinée à réparer les malheurs de la patrie par l’éclat et l’appui de ses alliances ?