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Voyages hors de ma chambre

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I
ENTRÉE EN SUÈDE. — MALMOË ET LA SCANIE. — LUND ET LA LÉGENDE DE SAINT LAURENT.

Nous nous embarquâmes à Copenhague à neuf heures du matin pour faire voile vers la Suède. C’était un dimanche ; le bateau débordait de passagers. Une troupe de pauvres musiciens danois était montée avec nous, et, pendant toute la traversée, resta sur le pont, soufflant dans ses instruments de cuivre les mélancoliques mélodies du Nord.

La traversée de Copenhague à Malmoë dure moins de deux heures, et cependant on se trouve en pleine mer durant une heure au moins, sans rien voir autre chose que l’immobile azur des cieux reflété dans le mobile azur des flots. Mais peu à peu, sur la ligne où ces deux océans se rejoignent à l’horizon, monte une apparition confuse. Les côtes de Suède émergent du milieu des vagues ; on voit se dessiner d’abord une grosse tour carrée, puis un dôme, qui signalent au loin la gare et l’église de Malmoë. Une demi-heure après, nous débarquons sur une vaste jetée. Il nous reste, avant le départ du chemin de fer, le temps nécessaire pour parcourir la ville.

Je me suis promené au hasard à travers cette capitale de la Scanie, d’une antiquité respectable, mais d’une médiocre étendue. Les maisons basses, couvertes de tuiles vernies que fait reluire le soleil d’août, sont illustrées d’arabesques qui se déroulent en frises, d’écrans de paille, de stores à images ou à bandes bleues. Sur la grande place s’élève un hôtel de ville du seizième siècle, qui disparaît tout entier sous une carapace d’échafaudages. C’est là, dans la grande salle qui porte son nom, que se réunissait jadis l’ordre de Canut, placé si haut dans l’opinion et dans la loi elle-même que chacun de ses membres valait six témoins devant les tribunaux. L’ordre de Canut est aujourd’hui une société de danse. O vicissitudes des choses et décadence de la gloire ! Il ne tiendrait qu’à moi de présenter cette transformation comme un signe des temps.

Lorsqu’on aura visité encore l’église Saint-Pierre, bâtie en briques dans le style gothique du quatorzième siècle, et qui mérite l’attention, sinon l’admiration du voyageur ; puis, si l’on veut pousser la conscience jusqu’au bout, le vieux château, devenu caserne et prison, où fut enfermé Bothwel, on pourra quitter Malmoë sans retourner la tête.

Malmoë, ruinée par une peste meurtrière, par la décadence de la pêche du hareng et par le traité de Roëskilde, qui l’enlevait au Danemark, comptait à peine 200 habitants à la fin du dix-septième siècle. Je lis dans une grande Géographie illustrée, où l’on s’est borné à réimprimer Malte-Brun, que sa population dépasse maintenant 7,000 âmes ; elle les dépasse, en effet, puisqu’elle est de plus du triple. Voilà des lecteurs bien instruits ! L’éditeur n’a pas réfléchi que Malte-Brun écrivait dans les premières années de ce siècle, et qu’en soixante ans, avec l’impulsion donnée à Malmoë par la création de son port et le mouvement rapide de la population en Suède, ces 7,000 âmes avaient eu tout le temps de croître et de se multiplier.

Le train express qui se rend à Stockholm marche avec un flegme tout septentrional. Il couche en route, comme les pataches de temps héroïques, et, bien qu’on ait pris au départ son billet pour la capitale de la Suède, il faut absolument passer la nuit dans la petite ville de Jonkoping. Les chemins de fer sont encore une nouveauté dans ce pays. Le trajet de Malmoë à Lund, que nous parcourons tout d’abord, n’a été inauguré qu’en 1856, et c’était le premier tronçon livré à la circulation publique. En 1862 seulement, la voie ferrée est parvenue à Stockholm : il faut pardonner à cet enfant en bas âge un peu de lenteur et d’hésitation dans sa marche.

C’est quelque chose de charmant que cette première partie du voyage. On traverse une campagne d’une délicieuse variété d’aspects, d’un caractère très-pittoresque, sans avoir rien pourtant de cette physionomie sauvage et grandiose qu’une imagination vive s’attend à trouver dès le premier pas sur la vieille terre scandinave. Les bois, où domine le sapin ; les canaux, les étangs ou les petits lacs encadrés dans un cercle de vigoureuse verdure, défilent tour à tour sous nos yeux et se succèdent comme les tableaux d’un panorama mouvant. Çà et là, sur le bord de la voie, se dressent des blocs granitiques, pareils à ceux de la forêt de Fontainebleau. L’œil ne se lasse pas de savourer ce paysage aux ondulations douces, mystérieux, paisible et recueilli, si je puis ainsi dire, comme la nature du Nord, et pourtant baigné de teintes lumineuses et chaudes par un soleil du Midi.

Des signes irrécusables annoncent que cette partie du pays est habitée par une population industrieuse et active. De nombreuses maisons apparaissent sur la lisière des forêts, au penchant des collines ou sur le bord des cours d’eau : toutes sont en bois, d’une propreté presque coquette, avec la bordure légère qui court le long de leur toiture, et l’encadrement blanc des portes et des fenêtres éclatant sur le fond brun des parois. Les stations surtout, bâties uniformément sur le type dont on a vu à l’Exposition universelle de 1867, dans les quartiers russe et suédois, des exemplaires un peu enjolivés, forment pour la plupart autant de jolis chalets, peints en rouge et recouverts de gazon, qui se marient admirablement au paysage.

Nous sommes en plein cœur de la Scanie, c’est-à-dire de la province la plus riche et la plus fertile de Suède. L’agriculture y fleurit, et les produits du sol peuvent rivaliser presque avec ceux de nos provinces septentrionales. Par ses vastes plaines, ses beaux champs de blé, ses fermes, ses églises, ses châteaux, la Scanie ressemble fort, avec un caractère plus vigoureux et accentué, à ces campagnes du Seeland, que nous avons vues de l’autre côté du Sund. Ce sont bien là les deux faces, diverses et semblables à la fois, d’une même contrée, disjointe jadis par un cataclysme de la nature ou par la lente trouée de la mer.

Mais à mesure qu’on monte vers le nord, l’aspect se modifie. Ce pays, qui se développe en hauteur sur une étendue de 1,550 kilomètres, presque double de celle de la France, comprend en quelque sorte toutes les variétés de sol et d’aspect, comme de climat. Déjà, en sortant de la Scanie pour pénétrer sur le territoire de l’ancienne province de Smaland, on s’aperçoit d’un changement de paysage, dans la physionomie des maisons et dans l’aspect même des habitants.

Une demi-heure à peine après notre départ, nous apercevons, sur la droite, les deux tours carrées qui désignent aux regards la vieille et célèbre église byzantine de la ville de Lund, aujourd’hui bien déchue de sa gloire, s’il faut en croire le proverbe qui assure qu’à la naissance du Christ Lund était déjà une cité florissante. Mais si dégénérée qu’elle soit, cette toute petite ville se recommande toujours au voyageur par son église, son académie et le souvenir du grand poëte Tegner, dont elle se glorifie d’avoir été le berceau.

Comme la cathédrale de Cologne, comme le Dôme d’Aix-la-Chapelle, comme Notre-Dame de Paris et toutes les vieilles basiliques, l’église de Lund a sa légende, et celle-là a bien gardé le caractère scandinave sous la physionomie chrétienne. Un pasteur, qui professe la théologie à l’Université de Lund me l’a contée de point en point dans le wagon.

Vous saurez donc qu’autrefois le géant Jätten Finn s’en vint trouver le grand saint Laurent.

« Grand saint Laurent, lui dit-il, je m’offre à te bâtir la plus belle église du monde, à une seule condition.

— Parle, géant, répondit le saint.

— Quand la cathédrale sera finie, si tu es parvenu à savoir mon nom, tu ne me devras rien ; sinon, comme toute peine mérite salaire, tu me donneras, à ton choix, le soleil et la lune, ou bien les deux yeux de ta tête.

— Soit ! fit saint Laurent, qui crut avoir son église pour rien.

Je ne sais si ce géant était le diable déguisé, comme il est d’usage dans les légendes : mon professeur n’a pu m’éclairer sur ce point délicat. Quoi qu’il en soit, saint Laurent signa un papier au géant, avec cette confiance imperturbable qui ferait en pareil cas taxer les saints de présomption s’ils ne comptaient sur le secours de Dieu et s’il n’était de règle que l’esprit de ruse et de malice soit infailliblement joué comme un innocent par les clercs qu’il aide à bâtir des cathédrales.

Les murs s’élevèrent bien vite. Le géant remuait les pierres comme des grains de sable ; saint Laurent venait le regarder avec admiration et s’applaudissait de son marché, en se disant qu’on viendrait du bout du monde pour voir une si belle église. De temps à autre, le géant s’arrêtait et, souriant d’un air narquois, il demandait au saint :

— Eh bien ! grand saint Laurent, sais-tu mon nom ?

— Pas encore, répondait saint Laurent, qui ne se pressait pas, persuadé qu’il serait très-facile d’apprendre le nom d’un géant pareil.

Cependant, lorsqu’il vit la rapidité avec laquelle l’église marchait à son achèvement, il se dit qu’il était temps de se mettre en quête. Il interrogea d’abord tous les paysans qui passaient, tous les moines et tous les curieux qui venaient regarder l’église : aucun ne connaissait le géant. Il interrogea ensuite son patron, puis son ange gardien, puis tous les anges et tous les saints du paradis : personne n’avait jamais entendu parler du géant. Alors il prit à saint Laurent une peur terrible et une tristesse mortelle, et comme il savait bien qu’il ne pourrait pas donner le soleil et la lune au géant, il pleurait d’avance la perte de ses deux yeux. Ah ! comme saint Laurent se repentait alors d’avoir signé si vite !

— Eh bien ? lui cria de nouveau le géant, qui était en train d’arrondir la voûte.

— Pas encore, fit saint Laurent d’un ton piteux.

— Je crois qu’il serait temps de préparer la lune et le soleil, reprit le géant, tandis que le saint homme s’éloignait navré de douleur.

Saint Laurent se promena jusqu’au soir, tout rêveur, à travers la campagne. Chemin faisant, il questionnait les oiseaux, les ours et les chevreuils ; les oiseaux, les ours et les chevreuils connaissaient le bon saint, mais ils ne connaissaient pas le géant. Il alla bien loin de la sorte et se trouva, vers la nuit tombante, dans un pays qu’il n’avait jamais vu. Comme il pressait le pas pour rentrer, il aperçut une maison, et devant cette maison il y avait une femme tenant dans ses bras un enfant qui pleurait :

— Tais-toi, disait la mère à son fils pour le consoler, ton père Jätten Finn va rentrer, et si tu es sage, il t’apportera le soleil et la lune, ou les deux yeux de saint Laurent.

Nous n’avons pas besoin de dire avec quelle joie notre saint revint chez lui. Le géant mettait la première main à la toiture, et dès qu’il le vit apparaître, il ne manqua pas de lui rappeler sa promesse.

— C’est bien, Jätten Finn, répondit saint Laurent, mais attendons que l’église soit terminée.

A ces mots, le géant poussa un grand cri, et, se précipitant dans les catacombes de l’église avec sa femme et son fils, il saisit dans ses bras un pilier pour renverser le monument, comme avait fait Samson chez les Philistins, mais à l’instant même tous trois furent changés en pierre par saint Laurent.

Si vous doutez de cette histoire, allez à Lund, descendez dans la curieuse église souterraine, vaste crypte aux voûtes écrasées et aux colonnes massives, qui fut un des derniers asiles du catholicisme expirant en Suède, et vous y verrez les corps pétrifiés du géant, de sa femme et de son enfant, encore enlacés aux lourds piliers qu’ils voulaient renverser.

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