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Voyages hors de ma chambre

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VIII
DERNIER COUP D’ŒIL SUR LES MONUMENTS DE COPENHAGUE. — LA BOURSE. — LA TOUR RONDE. — LES ÉGLISES.

Je ne sais si quelque lecteur me reprochera cette longue parenthèse, qui, se rattachant à la description des musées et des établissements d’instruction de Copenhague comme à son point de départ, m’a conduit peu à peu, d’incidents en incidents, par la loi de l’association des idées, à présenter le tableau sommaire de la littérature du pays. Ceux-là même qui seraient tentés de me la reprocher reconnaîtront du moins que ce n’est pas un hors-d’œuvre.

Mais il est temps de reprendre à travers la ville, pour l’achever au plus vite, notre promenade interrompue. Il nous reste à voir trois monuments anciens et caractéristiques : la Bourse, — l’Église de marbre — et la Tour ronde.

La Bourse de Copenhague est encore un souvenir du règne de Christian IV. Au premier aspect, elle semble plus vieille que son âge. Avec sa façade bizarre, les ornements nombreux dont elle est historiée, ses hautes et sombres fenêtres, sa tourelle fantastique où quatre dragons, la gueule allongée vers les quatre points cardinaux, forment la flèche par l’enroulement de leurs queues en spirales, elle ne rappelle en rien l’architecture classique dont l’idée s’attache chez nous au nom du dix-septième siècle, pas plus que le patron monotone et banal dont le seul mot de Bourse évoque aussitôt le souvenir dans notre imagination.

L’édifice domine le petit bras de mer qui sépare l’île de Seeland de l’île microscopique d’Amack. Une forêt de mâts s’agite à ses pieds, et les navires de commerce, revenus de leurs excursions lointaines, aiment à s’abriter sous son ombre. A quelques pas aussi, devant la vieille maison, tout enguirlandée de pierres blanches, que la tradition désigne comme la demeure de la belle Dyveké, cette fille d’auberge qui gouverna le Danemark sous le règne de Christian II, se tient le grand marché de la ville, — la Bourse des ménagères à côté de la Bourse des spéculateurs. Tandis que les négociants règlent le cours de la rente, les cuisinières négocient le cours des poulets et des légumes. Dès que j’arrive dans une ville étrangère, l’une de mes premières visites est pour le marché public : nulle part on ne surprend mieux sur le fait la vie intime et familière d’une population. C’est au marché d’Amack que j’ai vu apparaître pour la première fois une ombre de couleur locale dans les costumes indigènes. La fruitière, en ample tablier blanc faisant le tour du corps, en coiffe de laine bordée d’un large liseré noir, en mouchoir rouge tordu autour du cou et sur ses épaules ; le jardinier, en chapeau rond, en pantalon de zouave, en veste sans basques sous laquelle apparaît le gilet fermé à deux rangées de boutons, se tiennent debout entre leurs paniers, ou sur leurs chars plats attelés de deux chevaux. L’île d’Amack est un immense potager, d’une fertilité rare, où s’est conservée jusqu’à nos jours, presque pure de tout mélange, la petite colonie frisonne que la reine Élisabeth, sœur de Charles-Quint, y fit venir dans les premières années du seizième siècle.

En flânant dans les rues de Copenhague, j’ai vu encore çà et là quelques spécimens des costumes nationaux : une jeune fille de l’île lointaine de Bornholm, ensevelie dans son manteau de roulier, coiffée d’un bonnet aux longues barbes qui se relèvent en double éventail au-dessus de sa tête ; la femme d’Œrö, au gigantesque chapeau de paille projeté comme un auvent sur sa figure ; la paysanne seelandaise, en grand col rond recouvrant les épaules comme celui de nos marins, le visage encadré dans son bonnet à la passe plate et empesée, à la coiffe recouverte de larges rubans de diverses couleurs noués au-dessous et retombant le long du dos. Ces costumes se rencontrent de loin en loin dans les quartiers populaires de Copenhague, aux extrémités des faubourgs, et spécialement dans cette série de ruelles bizarres qui du jardin de Rosenborg à la rue de Groënland et à la citadelle, s’étendent en lignes parallèles et très-rapprochées. Ces ruelles, régulièrement tracées, bordées de petites maisons uniformes d’un seul étage, et portant des noms singuliers : rue de l’Éléphant, rue de l’Ours, rue du Crocodile, etc., ont été bâties dans les environs du port pour servir de centre général aux matelots qui s’y trouvaient casernés, tout en gardant chacun son foyer et sa famille ; mais les besoins de la marine royale, qui ne compte aujourd’hui qu’une flottille à hélices et quelques bâtiments cuirassés, ne sont plus les mêmes qu’au temps de sa splendeur, et l’on a démoli déjà une partie de ce quartier curieux dans les embellissements de la ville.

Hélas ! le pittoresque est traqué partout à Copenhague, au nom de la civilisation et du progrès, comme dans la plupart des capitales de l’Europe. D’après les récits de quelques voyageurs, je m’attendais à y rencontrer ce veilleur de nuit, tradition vivante du moyen âge que j’ai retrouvée en Hollande et en Espagne. Il y a quelques années encore, le veilleur de nuit parcourait d’un pied infatigable les rues de Copenhague, chantant à chaque heure, sur un de ces airs monotones et rêveurs où se reflète la mélancolie de la nature du Nord, une strophe de l’hymne religieux composé expressément dans ce but par l’évêque Kinbo. Cet usage touchant et naïf est allé rejoindre les vieilles lunes et les neiges d’antan. Je conçois assurément que les habitants de Copenhague trouvassent désagréable d’être réveillés toutes les heures, sous prétexte d’apprendre qu’ils pouvaient dormir tranquilles ; mais il est permis à un touriste d’exprimer ses regrets, au simple point de vue de la couleur locale.

A quelques pas de ces ruelles s’élève l’Église de marbre, débris inachevé d’un temple fastueux, commencé au dix-septième siècle, pour lequel l’argent manqua tout à coup avant qu’on eût pu le conduire à son terme. Ces colonnes sans chapiteaux, construites aux trois quarts de leur hauteur, ces murs et ces fenêtres sans couronnement, la masse imposante et triste de cette ruine moderne, devenue ruine avant d’avoir été monument, produisent un effet étrange, et le pendent opera interrupta du poëte revient à la mémoire.

Comme le palais de Rosenborg, comme la Bourse, comme tous les monuments, sans exception, qui offrent une physionomie originale et caractéristique, la Tour ronde est encore une œuvre du règne de Christian IV, ce souverain glorieux qui réunit le triple talent de Henri IV à la magnificence de Louis XIV et à son amour de bâtir. Cinq rangs de fenêtres cintrées, que séparent des piliers plats en briques, percent de toute leur hauteur les murs massifs de la Tour ronde, couronnée d’un rebord et coiffée d’un pavillon qui servit d’observatoire à Longomontanus, disciple de Tycho-Brahé. On monte au sommet par une route qui s’enroule sur elle-même, comme l’escalier sans marches du vieil hôtel de ville de Genève. Pendant son séjour à Copenhague, le czar Pierre le Grand aimait à faire cette ascension en voiture, au trot des chevaux.

La Tour ronde est adossée à l’église de la Trinité, qui contenait autrefois sous sa voûte supérieure la bibliothèque de l’Université, transférée depuis dans un beau monument de style semi-gothique, quoique de construction récente, qui est l’un des ornements de Copenhague. A quelques pas de là s’élève l’église Notre-Dame, dont l’architecture rappelle de loin celle de la Madeleine. Le fronton repose sur six colonnes cannelées, et une tour, surmontée d’une croix d’or, en couronne assez lourdement le faîte. A l’intérieur, les arcades supportent un premier étage en galeries, bordé d’une colonnade qui soutient la voûte.

Somme toute, cet édifice, correct et froid, coulé dans l’éternel moule classique d’où sont sortis tant de milliers d’épreuves toujours semblables, mériterait à peine un coup d’œil s’il n’était une sorte de musée où se trouvent réunies le plus grand nombre et les plus belles des œuvres religieuses de Thorvaldsen. L’exposition commence au dehors par le magnifique fronton en terre cuite qui représente la Prédication de saint Jean-Baptiste, et par le bas-relief en plâtre qui déroule au-dessus de la porte principale l’Entrée du Christ à Jérusalem. Elle se poursuit, à l’intérieur, par la frise de Jésus sur le chemin du Calvaire, qui surmonte l’autel ; par l’ange du baptistère et surtout par les statues colossales du Christ et des douze Apôtres. Cette œuvre trop vantée ne nous semble occuper qu’un rang secondaire parmi les productions du fécond et puissant artiste. C’est qu’il y fallait autre chose que de la science et du goût, de nobles attitudes et de belles draperies : il y fallait le souffle de l’inspiration chrétienne, ce tendre et profond sentiment religieux qui manquait au calme génie de Thorvaldsen, exclusivement nourri de la moelle de l’antiquité. A ces morceaux d’un grand style, mais qui représentent plutôt les sages de la Grèce que les apôtres de l’Évangile, je préfère les humbles statuettes dressées au porche de nos vieilles cathédrales par le ciseau naïf et anonyme des tailleurs d’images du treizième siècle.

Notre-Dame est la cathédrale de Copenhague, qui a beaucoup d’autres églises. Nous ne les décrirons pas : ce sont moins les pierres qui nous intéressent que les hommes ; moins les monuments que les idées et les mœurs. Pas une, d’ailleurs, n’offre un grand intérêt artistique. Toutes, ou presque toutes, sont modernes. Elles ont quelque chose de la froideur jetée par le protestantisme sur tous ses temples comme un linceul, sans en avoir pourtant la nudité navrante et presque sinistre. Placées sous l’invocation des saints, de la Vierge même, elles ne rejettent pas, avec l’austérité hargneuse et farouche du puritanisme calviniste, les décorations et les œuvres d’art. Après Thorvaldsen, toute l’école de sculpture danoise, tous ses émules et ses disciples, depuis Viedvelt et Freund jusqu’à Bissen et Jérichau, les ont enrichies de remarquables statues. Elles ont gardé le chœur et l’autel : ce ne sont point des temples, ce sont bien réellement des églises.

Dans Holmens Kirke, j’ai vu le tombeau de l’amiral Niels Juel et de Pierre Tordenskjold, le dernier des Vikings, qui périt à vingt-neuf ans sous l’épée d’un escroc, après dix années d’exploits dignes de Jean-Bart et de Duguay-Trouin. Devant ces tombeaux héroïques, j’ai relu le drame d’Œhlenschläger et les strophes du chant national d’Evald :

Niels Juel entend le tumulte du combat. Voici l’heure : il déploie le pavillon rouge et frappe les ennemis à coups redoublés. Ils crient éperdus, dans le tumulte du combat : « Fuyons, cachons-nous. Qui pourrait, pendant la bataille, résister à Juel de Danemark ? »

Mer du Nord, l’éclair de Wessel[20] a percé ton voile sombre. Les ennemis se sont jetés dans ton sein, car la mort et la terreur marchaient avec lui. On entendit au loin un grand bruit qui perçait ton voile sombre. Du Danemark, Tordenskjold tombe comme la foudre. Que chacun fuie, en implorant la clémence du ciel !

[20] C’était le vrai nom de Tordenskjold, qui descendait d’une famille d’origine hollandaise. Le roi Frédéric IV, en lui conférant la noblesse, lui donna le nom de Tordenskjold (littéralement : foudre-bouclier).

Si vous allez jusqu’au bout de Christianshavn, vous trouverez une autre église curieuse, celle de Notre-Sauveur, avec sa haute flèche, merveille de grâce et de légèreté, que contourne un escalier extérieur aux innombrables marches de cuivre. Au sommet de la flèche, l’image du Christ, portant la bannière de la victoire, repose sur un vaste globe doré, où les amateurs de beaux coups d’œil qui ne sont pas sujets au vertige grimpent par une échelle, quand ils ont franchi la dernière marche de l’escalier aérien.

Les différentes sectes protestantes, même celle des frères moraves, ont leur temple à Copenhague. Le Danemark a devancé la Suède dans la pratique de la liberté religieuse, et le catholicisme y jouit de tous les droits civils et politiques ; mais il compte à peine un millier d’adhérents dans le royaume, et la petite chapelle catholique de Copenhague, bâtie depuis peu d’années, suffit largement à ceux qui habitent la ville. La vieille terre si laborieusement conquise sur le paganisme par l’archevêque de Reims Ebbo, et par le moine de Corbie, saint Ansgard ; la patrie de Canut le Grand, de l’évêque Absalon et de Saxo le Grammairien, a été toute entière précipitée dans la réforme par Tausen, le Luther danois. Le roi doit appartenir à la religion de l’État, et il en est le chef.

Le protestantisme commence à présenter en Danemark, bien qu’à un moindre degré, quelques-uns des symptômes de division et de dissolution qui s’y produisent depuis plusieurs années en Allemagne, en Angleterre et en France. Tandis que le pasteur Grundtvig, poussant l’esprit national et patriotique jusqu’à fusionner en quelque sorte la mythologie scandinave dans le christianisme, s’efforçait de remonter aux traditions verbales des premiers âges, à la parole vivante, comme disent ses disciples, aux vérités primitives du Symbole des Apôtres et de l’Oraison dominicale, obscurcies par la nuit des temps, et se faisait accuser par ses adversaires de prêcher une morale penchant vers le catholicisme, d’autres, comme le docteur Erricksson, un Renan en sous-ordre, se rattachaient au rationalisme germanique, et faisaient table rase des principaux dogmes, sans en excepter la divinité du Christ. Ajoutons néanmoins, à la louange du bon sens et de l’esprit religieux des Danois, que ces dernières doctrines ont rallié jusqu’à présent peu d’adeptes, et que la haine pour tout ce qui vient d’Allemagne n’est pas plus disposée à fléchir devant les exégètes de Tubingue que devant les soldats de Berlin.

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