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Voyages hors de ma chambre

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IV
LE CHATEAU ROYAL. — LE MUSÉE. — L’ÉGLISE DE L’ILE ÉQUESTRE. — LES RAPPORTS ENTRE LA SUÈDE ET LA FRANCE. — L’ART EN SUÈDE.

C’est avec la conscience d’un touriste qui ne voyage pas pour s’amuser que j’ai visité les uns après les autres tous les monuments de Stockholm ; mais que le lecteur se rassure : je n’aurai point pour lui les mêmes scrupules que pour moi. J’en choisirai trois seulement, qu’on ne peut se dispenser de voir et dont il serait impardonnable de ne point dire quelques mots : le château royal, le musée et l’église de l’île équestre.

Le château royal, qui passe pour l’un des chefs-d’œuvre de Tessin, et dont les Suédois ne parlent qu’avec une admiration excessive, est un immense et lourd quadrilatère, flanqué d’une aile à chaque angle, et dont le premier aspect tient beaucoup de la forteresse. Il frappe par ses dimensions, par sa masse solide et compacte, comme par sa position au centre de la ville, sur une éminence qui commande le golfe. Le Norrbro, qui débouche en face du palais, semble fait tout exprès pour lui servir d’avenue et pour en dégager la perspective. On y monte par une rampe bordée d’une balustrade de granit et défendue par deux énormes lions de bronze.

A l’intérieur, le château royal ressemble à peu près à tous les palais, et peut rivaliser avec les plus luxueux. Beaucoup de salles sont tendues de cuir de Cordoue et de tapisseries des Gobelins. Les vases de malachite, les porcelaines de Sèvres, les lustres de cristal de roche, les mosaïques de porphyre, les vieilles glaces de Venise et les jeunes glaces de Saint-Gobain, que sais-je encore ? Tout ce mobilier d’une magnificence un peu banale, tous les velours et toutes les dorures de ces demeures princières qu’on dirait meublées par le même tapissier, qu’il s’agisse d’y loger l’empereur des Français ou le prince de Monaco, y jouent le rôle et y tiennent la place qu’on devine, sans qu’il soit besoin d’y appuyer davantage.

Mais ce qui frappera le visiteur, comme j’en ai été frappé moi-même, c’est de rencontrer, pour ainsi dire, la France à chaque pas dans ce palais suédois. Par moments, on se croirait à Versailles. Les plafonds sont peints par Jacques Fouquet et Taraval ; les sculptures et les ornements sont de Chauveau, de Laporte, de Claude Henrion et de Bernard Fouquet. Dans la grande galerie, la chapelle et la magnifique salle des États, où s’élève le trône d’argent massif offert par le comte de la Gardie à la reine Christine, Larchevêque et Bouchardon ont laissé des traces de leur passage. Au dix-huitième siècle, la France avait envoyé à Stockholm toute une petite colonie artistique, mais qui fut surtout utile à la Suède en formant des disciples et en communiquant une vive impulsion à l’école nationale, encore au berceau.

Ces relations intellectuelles et artistiques entre la Suède et la France dataient de loin déjà, comme on sait. Il y avait plus d’un siècle que la reine Christine avait frayé la voie aux Frédéric Ier et aux Gustave III, en appelant à sa cour Bourdelot et Descartes, Bochard, Huet, Saumaise et Naudé, en correspondant avec Benserade, Chevreau, Chapelain, Scarron et Ménage, en protégeant Pascal et Scudéri. Mais la Suède, de son côté, ne restait pas sans action sur la France. Sans parler de la légitime et profonde influence exercée par ses savants, depuis Linné jusqu’à Berzélius, qui ne sait, par exemple, tout ce qu’a produit chez nous, vers la fin du dix-huitième siècle, cette école de mystiques et d’illuminés suédois dont Swedenborg est le plus illustre, et d’où sortent, directement ou indirectement, les Saint-Martin, les Mesmer et les Cagliostro ? Il y aurait tout un livre à écrire sur ces influences et ces pénétrations réciproques de deux pays si éloignés, d’un génie et d’un tempérament si divers.

Ce continuel échange d’idées ou de personnes, où la Suède rendait à la France, dans la mesure de son pouvoir, tout ce qu’elle lui empruntait, dura jusqu’à la Révolution. Tandis que celle-ci donnait à celle-là les La Gardie et les de Mornay, tandis que la cour de Stockholm faisait de nombreuses commandes à Boucher, à Natoire, à Carle Vanloo, à Coysevox, à Chardin ; tandis que Voltaire écrivait Charles XII et que, à la suite du mouvement encyclopédique, notre littérature et notre théâtre importaient dans cette contrée lointaine les mœurs et l’esprit français ; tandis que Gustave III, préparé par une éducation toute française aussi, faisait à Paris deux voyages où il se mêlait avec ardeur aux divertissements de la société aristocratique, où il s’initiait, pour les reporter en Suède, à tous les détails, à toutes les découvertes, à toutes les nouveautés philosophiques, littéraires et scientifiques qui agitaient chez nous la fin de ce siècle bouillonnant, et recueillait partout sur son passage des ovations qui flattaient son orgueil, le comte Oxenstiern, petit neveu de l’illustre homme d’État, écrivait en français des Pensées et Réflexions morales ; l’ingénieur Polhem venait former son génie en France, l’illustre industriel Alströmer demandait à nos fabriques nationales les secrets dont il allait doter sa patrie, les peintres Roslin et Vertmuller se signalaient au premier rang de nos portraitistes ; Hall, nationalisé parmi nous, élevait la miniature à un degré de force et d’éclat qu’elle ne connaissait pas encore ; de brillants officiers suédois faisaient dans nos rangs la guerre d’Amérique ; le baron de Staël continuait, à la légation suédoise, les grandes traditions d’urbanité, d’esprit, de magnificence et de goût laissées dans le monde diplomatique et la haute société par un Tessin, un maréchal de Sparre, un comte de Creutz ; enfin Stedingk et de Fersen conquéraient la place que chacun sait à la cour de Louis XVI et dans la faveur de la reine.

La révocation de l’édit de Nantes, en peuplant Stockholm de réfugiés français, n’avait pu que contribuer à affermir et à étendre ces relations, commencées bien avant ce coup d’État religieux, accrues ensuite par un concours de circonstances nouvelles dont nous avons indiqué quelques-unes. Aussi, lorsqu’en 1810 la Suède alla chercher Bernadotte pour lui assurer la succession au trône de Charles XIII, est-il à croire que sa qualité de Français ne fut pas moins puissante que le souvenir de sa gloire militaire, pour décider le vote de la diète.

L’établissement d’une dynastie d’origine française sur le trône de Suède n’a pas resserré autant qu’on eût pu le croire les relations entre les deux pays, tant le prince de Ponte-Corvo mit d’empressement et d’abnégation à oublier son ancienne patrie pour sa nouvelle ! Mais il a contribué du moins — et c’est par là que nous rentrons au château Royal, dont cette longue parenthèse nous avait fait sortir — à marquer plus profondément encore le palais de ce caractère français qui nous y a frappés tout d’abord. Les souvenirs de la république et de l’empire abondent dans la moitié des appartements. On a multiplié partout les reliques de Charles-Jean XIV, que j’ai contemplées, je l’avoue, avec une médiocre vénération, et non loin du sabre d’honneur donné par le Directoire à Bernadotte, qui fait le principal ornement de la salle d’armes, les sabres turcs de Ney et de Kléber ornent les murs de la chambre orientale.

Le château royal de Stockholm est un véritable musée, et c’est là son second caractère. L’historien et l’archéologue y regardent avec intérêt les drapeaux de la bataille de Narva, un arc dalécarlien du dixième siècle, des armures du moyen âge, l’épée de Gustave Wasa, le couteau de Linné et le bocal de Charles XII, souvenirs parfois un peu puérils, mais qui excitent la curiosité de ceux même qu’ils font sourire. Les artistes parcourront volontiers la galerie de tableaux et les innombrables portraits, bustes ou statues de famille, semés dans presque toutes les salles. Sauf quelques toiles de Rubens, de Van-Dick et du Guide, dans l’oratoire, la collection artistique du château royal, formée à peu près exclusivement de productions indigènes, est plus riche néanmoins par le nombre que par la qualité. S. M. Charles XV[23], qui cultive assidûment les arts et dont on a pu voir, à l’Exposition universelle, quelques paysages modestes, a prodigué ses ouvrages. Son atelier occupe les combles du palais. Une statuette de Garibaldi, sur la cheminée ; sur le chevalet dressé près de la fenêtre, une tête de Napoléon Ier, achevée de la veille, m’ont sauté aux yeux tout d’abord. J’ai poussé l’indiscrétion jusqu’à retourner quelques toiles qui se confessaient au mur et jusqu’à parcourir d’un coup d’œil les titres des revues et des livres entassés sur la table, et je puis dire que cette visite à l’atelier royal m’a mieux fait connaître S. M. Charles XV que toutes les biographies du monde.

[23] Mort peu de temps après, en septembre 1872.

Le roi actuel n’est point, d’ailleurs, le premier de sa race qui se soit distingué par ses goûts artistiques. Le fils de Bernadotte, Oscar Ier, a peint aussi un certain nombre de tableaux qui décorent le palais, et, s’il n’eût été roi, peut-être eût-il marqué parmi les premiers compositeurs de musique de la Suède. Le frère cadet du monarque actuel et l’héritier présomptif du trône, le prince Oscar[24], est un lettré, comme l’était aussi son père, et comme l’avait été avant eux Gustave III et même Gustave-Adolphe. Nous ne sommes plus au temps où un gentilhomme aurait cru déroger en touchant une plume ; aujourd’hui les lettres et les arts ennoblissent les princes comme les simples citoyens.

[24] Couronné à Drontheim, le 18 juillet 1873, sous le nom d’Oscar II.

La bibliothèque royale, installée dans la façade du nord, complète la physionomie particulière de ce palais. Malgré l’effroyable incendie de 1697, elle renferme encore bien des trésors dont plusieurs ont été dérobés à Wittemberg ou à Prague, pendant la guerre de Trente ans, par ces terribles Suédois de Gustave-Adolphe, dont le nom était devenu synonyme de pillage et de dévastation, et qui inspiraient à Callot sa lugubre série des Malheurs et des misères de la guerre. Il suffira de citer, parmi ces merveilles bibliographiques, le Codex aureus, où les quatre Évangiles sont reproduits en lettres d’or sur des feuilles de parchemin dont la couleur alterne sans cesse du blanc au pourpre, et surtout le Codex giganteus ou Gigas librorum, colosse bibliographique dont la masse énorme remplit à elle seule une grande table. Fruit de la collaboration assidue, pendant cinq siècles — du neuvième au treizième, autant qu’on en peut juger par les caractères — d’une succession de bénédictins, ce manuscrit immense est écrit sur trois cents parchemins, chacun de la grandeur d’une peau d’âne[25]. Il comprend la Bible presque entière, les vingt livres des Origines d’Isidore, des Antiquités de Josèphe, une Chronique des Bohémiens, et, sans parler de bien d’autres ouvrages encore, une série de conjurations, précédée d’un épouvantable portrait du roi des ténèbres, qui a fait donner à cette partie du livre, et par suite au livre tout entier, le sobriquet populaire de Bible du diable. La légende raconte qu’un moine condamné à mort réussit à remplir ce manuscrit en une seule nuit, pour sauver sa vie, avec l’aide de l’esprit malin, dont le portrait authentique aurait été peint dans le livre par l’original lui-même ; mais elle ne dit point par quel ingénieux subterfuge le moine parvint à dérober à Satan, toujours berné dans les légendes, son âme, que celui-ci n’avait pas manqué, sans doute, de réclamer pour salaire.

[25] Guide du voyageur en Suède, publié par ordre du roi. Stockholm, in-18.

C’est au musée national qu’il faut aller surtout pour étudier dans son ensemble et son intégrité l’art suédois, qu’on ne connaîtrait point suffisamment après avoir parcouru les salles et la galerie du palais. Le rez-de-chaussée est occupé tout entier par la collection égyptienne, un cabinet des médailles et un musée d’antiquités nationales où figurent les objets les plus divers, depuis les couteaux en silex trouvés dans les tumuli et les monuments funèbres couverts de mystérieux caractères runiques, jusqu’aux vêtements de Gustave Wasa et à la mandoline du poëte populaire Bellmann. La galerie des antiquités scandinaves est infiniment moins riche et moins intéressante que celle de Copenhague. Au premier étage sont les statues, et au deuxième les tableaux. Je n’ai pu examiner ceux-ci que d’une façon très-sommaire et très-imparfaite ; mais ce que je voudrais donner au lecteur, c’est moins une description méthodique, besogne ingrate et fastidieuse qui l’ennuierait sans beaucoup l’instruire, qu’une revue rapide de l’art suédois, à propos du musée qui le résume dans ses œuvres les plus remarquables. Sauf quelques exceptions, en effet, telles que les dessins de Raphaël, du Titien et du Corrége, et un assez grand nombre de bustes ou de statues antiques parmi lesquelles brille d’un éclat que nul autre n’égale, l’Endymion, exhumé des fouilles de la villa Adrienne et acheté à Rome par Gustave III, en 1795, le musée de Stockholm est à peu près exclusivement national.

La Suède, à demi barbare et fidèle au rude génie scandinave, resta longtemps étrangère au culte des arts. Ni son froid soleil, ni les mœurs farouches et guerrières de ses habitants, ni les traditions de la race, ni sa pauvreté et son ignorance, ni son isolement du reste de l’Europe, loin des foyers féconds de la Grèce et de l’Italie, n’étaient propres à éveiller dans son sein cette inspiration créatrice qui se traduit par les formes et les couleurs. Elle appelait de Flandre et d’Allemagne, quelquefois de France, les architectes chargés d’édifier ses cathédrales, et surtout les sculpteurs chargés de les décorer. La Réforme vint retarder encore son entrée dans la voie où presque toutes les autres nations européennes l’avaient précédée, et le siècle de la Renaissance ne se traduisit pour elle que par un redoublement de stérilité.

C’est après la guerre de Trente ans qu’on voit naître en Suède le goût des arts, et que les premiers germes d’une école indigène commencent à se dessiner peu à peu. L’Allemagne fit pour elle ce que Virgile a dit de la Grèce : Græcia capta ferum victorem cepit. La Suède fut conquise par la nation qu’elle avait envahie, et c’est en pillant les chefs-d’œuvre qu’elle apprit à les comprendre et à les aimer. Christine, la docte et la lettrée, contribua par ses goûts, par les collections qu’elle forma, par les hommes qu’elle appela autour d’elle, à accélérer ce mouvement, sans parvenir à créer encore un noyau d’artistes indigènes. C’est seulement sous le règne de son successeur, Charles XI, que l’on voit apparaître, à côté des architectes Tessin et Rüdbeck, la première génération de peintres nationaux.

La peinture resta toujours en un rang très-subalterne, sous ce ciel voilé du Nord qui n’a pas les secrets magiques de la lumière. C’est en vain qu’on chercherait dans la plupart des œuvres qu’elle a produites un caractère original et personnel, une forte empreinte locale, quelque chose enfin de ce qui constitue une école. La nomenclature des peintres suédois n’offrirait aucun intérêt sérieux. De nos jours seulement, la Suède et la Norwége, comme on l’a pu voir à l’Exposition universelle de 1867, sont arrivées à conquérir une place vraiment distincte et bien à elles, quoique très-restreinte encore, dans le domaine artistique. Par la franche reproduction des types et des sites du Nord, des mœurs et des paysages locaux, des scènes de la vie familière, de l’histoire et de la légende indigènes, MM. Berg, Malstrom, Jernberg, Nordenberg, Tidemand, Hœckert, etc., ont réussi à se faire, dans la grande mêlée cosmopolite, une place sans éclat, mais non sans honneur.

La sculpture, l’art calme et grave par excellence, devait prendre dans le Nord un épanouissement plus large et plus complet. Non pas cependant que la Suède compte un grand nombre de statuaires illustres, mais quelques-uns de ceux qu’elle a produits peuvent entrer en parallèle avec les meilleurs. Tel fut, au dernier siècle et au commencement de celui-ci, Sergell, dont les œuvres innombrables, où se trahissent à la fois l’amour enthousiaste de l’antiquité et l’étude sévère de la nature, remplissent le musée de sculpture de Stockholm, et notamment la salle qui porte son nom. Tel fut surtout, en ce siècle, le Thorvaldsen suédois, Fogelberg, dont presque toute la vie, comme celle de Thorvaldsen lui-même, s’écoula à Rome, au milieu des chefs-d’œuvre dont il n’avait point le courage de se séparer. Le musée de Stockholm renferme une vingtaine de statues de Fogelberg, dans tous les genres et sur tous les sujets, grecs ou scandinaves, historiques ou mythologiques, de dimension naturelle ou de grandeur colossale, et il n’est jamais resté inférieur à sa tâche, soit qu’il se proposât de rendre la beauté féminine et la grâce antique dans sa Baigneuse et sa Psyché, soit qu’il cherchât, dans ses effigies de Gustave-Adolphe et de Charles-Jean XIV, à concilier les exigences vulgaires du costume et du portrait avec les grandes lois de l’art monumental ; soit enfin qu’il eût à créer, pour ainsi dire, de nouveaux types et à chercher un nouvel idéal, en introduisant dans la statuaire, avec ses compositions de Thor, de Balder et d’Odin, cette mythologie du Nord, qui s’était créé une poésie, mais n’avait point encore pris possession des arts.

Après eux, des noms comme ceux de Göthe et de Bystrom mériteraient de nous arrêter un moment, si nous n’étions forcés de courir. Je suis allé voir à Storkyrkan, — la cathédrale de Stockholm, — le tableau du Jugement dernier, qui passe pour le chef-d’œuvre d’Ehrenstrahl. Le tableau ne m’a point paru tout à la hauteur du sujet ni de sa réputation. L’église, d’un style assez pauvre et très-froid, n’a rien de remarquable. Je l’ai déjà dit, le seul temple de Stockholm — et ce n’en est pas, du moins ce n’en est plus un — qui se distingue par un caractère original et qui mérite une attention sérieuse, c’est l’église de l’île Équestre (Riddarholmskyrkan). Ce temple, d’origine fort ancienne, mais reconstruit dans le style gothique il y a une vingtaine d’années, après avoir été détruit en grande partie par la foudre, s’annonce de loin par son haut et svelte clocher de fer, évidé et travaillé à jour. L’addition successive de plusieurs chapelles, qui dessinent sur ses deux flancs des excroissances diverses, en forme de rotondes ou de quadrilatères, donne à son architecture une physionomie assez bizarre. C’est aujourd’hui le Saint-Denis et le Walhalla de la Suède. Les voûtes sont tapissées, comme celle des Invalides, de drapeaux enlevés à l’ennemi, et les armoiries des chevaliers de l’ordre des Séraphins, le plus ancien et le plus illustre de Suède, en décorent tous les murs. On y marche littéralement sur les tombes des héros, dont les pierres sépulcrales forment le pavé du temple. Des cénotaphes d’un goût sévère se dressent des deux côtés du chœur, et chacune des chapelles forme un mausolée où repose, dans des sarcophages de porphyre, de marbre vert ou blanc, ornés de faisceaux, d’étendards et de trophées guerriers, un roi, un prince ou un grand général. Comme Turenne à Saint-Denis et Marlborough à Westminster, Jean Baner et Lennart Torstenson dorment au milieu des souverains dont ils ont fait la gloire. Des caveaux funèbres, que ne protége aucune barrière, ouvrent dans le sol leurs trous profonds, où l’on descend par des escaliers sombres, et j’ai failli, en me reculant pour embrasser d’un coup d’œil le monument du roi Magnus Lœdulas, le Louis XI suédois, rouler dans la crypte béante de Gustave-Adolphe.

Sur une petite place, à gauche de l’église, s’élève, au sommet d’une colonne de pierre à lourd chapiteau, la statue en bronze de Birger Jarl, le véritable fondateur de Stockholm, érigée par la bourgeoisie de la capitale. A quelque distance, la Maison équestre, construite en briques, comme Riddarholmskyrkan, élève au-dessus d’une façade chargée d’inscriptions latines et flanquée de deux obélisques, son fronton triangulaire que surmontent trois statues. C’est dans ce bel édifice, à mine imposante et à proportions monumentales, que siégeait jadis la noblesse en temps de diète. Une salle du rez-de-chaussée renferme les portraits de tous les maréchaux, sauf de celui qui était en charge quand Gustave III fit passer la loi qui désarmait la noblesse au profit de la royauté. Sa place est restée vide, comme celle du doge Marino Faliero dans la salle du Grand-Conseil, au palais ducal de Venise. Les armoiries de toutes les familles nobles de Suède décorent le premier étage, qui servait de lieu de réunion à la diète. La Maison équestre n’est plus aujourd’hui qu’un ornement de la cité et un souvenir historique, car l’ancien mode de représentation nationale par les quatre ordres — noblesse, clergé, bourgeoisie, paysans — a été remplacé dans ces derniers temps par deux chambres, de droits égaux et toutes deux élues, mais dans des conditions de suffrages et de durée différentes.

A la nouvelle diète revient la tâche d’effacer de la législation les dernières traces de barbarie. La Suède est fière d’avoir la liberté de la presse, mais la liberté de conscience est un bien plus précieux encore, et elle ne l’a pas.

Pour la Suède, comme pour d’autres pays, la question religieuse est identifiée avec la question nationale, et a pris, dans les cœurs, ce caractère de protestation et de vengeance qui donne à l’idée toute l’intensité de la passion. Lorsque je visitai l’église Sainte-Catherine, mon guide suédois ne manqua pas de m’avertir qu’elle était bâtie sur l’emplacement même où eut lieu le Bain de sang, le 7 novembre 1520 : l’histoire a stigmatisé de ce nom le meurtre, à peine juridique, de quatre-vingt-dix citoyens notables, exécutés par ordre de Christian II, comme coupables de révolte contre le pape et excommuniés par lui. Sous prétexte de venger l’Église, dont il se souciait si peu qu’il finit par embrasser la Réforme lui-même, ce monarque conquérant, qui venait de rattacher violemment la Suède à l’Union de Calmar, et n’avait pu entrer dans Stockholm qu’après un siége pénible de quatre mois, voulait frapper d’un coup terrible les résistances de l’aristocratie. Le catholicisme porta la peine du crime commis en son nom, et paya, par surcroît, toute la haine que Christian II sembla prendre à tâche d’accumuler encore sur sa tête, en prodiguant les massacres pour maintenir l’Union. Aussi quand le libérateur Gustave Wasa, dont le père avait péri dans le Bain de sang, se leva contre le tyran abhorré de la Suède, les idées religieuses qu’il avait adoptées se confondirent avec la cause patriotique qu’il représentait, et en prirent, comme elles leur prêtèrent, une force nouvelle.

A Dieu ne plaise que nous fassions au catholicisme l’outrage de couvrir de son nom les hommes violents et les actes cruels qui le compromirent, et que nous nous croyions, comme certains écrivains assez mal inspirés pour défendre la vérité aux dépens de la justice, tenus à des solidarités que réfute l’histoire et que la conscience condamne ! Mais si quelques-uns de ceux qui poussèrent Christian à devenir le bourreau de la Suède firent tout ce qui dépendait d’eux pour tremper la robe de l’Église dans le sang versé par leurs mains, que penser de la violence mêlée d’astuce et de perfidie avec laquelle Gustave Wasa poursuivit sans relâche, au profit de son ambition et de son intérêt, la destruction de la vieille foi suédoise ! Les prélats, couverts de ridicule et livrés aux huées de la populace, le clergé proscrit, les couvents rasés ou pillés, les églises spoliées, tous les biens de l’Église confisqués, les protestations étouffées tour à tour par le mensonge et par la force, telles furent les voies que suivit Gustave pour abolir une autorité qui gênait la sienne et s’arroger un pouvoir sans partage. Dans sa guerre au catholicisme, il ne respecta même ni le couvent, ni la châsse de sainte Brigitte, née du sang royal de Suède. L’histoire, en admirant le soldat, a trop amnistié le souverain. Ce qui est fondé par la force ne peut se maintenir que par l’intolérance. La législation suédoise a trahi longtemps le vice originel de l’église nationale par l’esprit d’injustice et d’arbitraire qu’elle consacrait à sa défense.

Jusqu’en 1860 il était défendu d’embrasser et de professer une autre religion que celle de l’État, et le luthérianisme avait pour gardien tout un arsenal de dispositions draconiennes qui ne restaient — l’émotion de la France catholique l’a dit plusieurs fois assez haut — toujours pas à l’état de lettre morte. Entre autres oublis qu’on est en droit de reprocher à la dynastie française de Bernadotte, le plus grave et le plus triste est de ne s’être même pas assez souvenu de son origine catholique pour assurer du moins au catholicisme la tolérance de la loi. Tant que la Suède n’aura pas entièrement purgé son code de cette tache qui le déshonore, il ne lui sera vraiment pas permis de parler de son libéralisme.

Depuis 1860, un grand pas a été fait en avant : un dernier reste à faire, par la levée des prohibitions qui interdisent aux cultes dissidents l’entrée des fonctions publiques. Il s’accomplira prochainement : le projet de loi présenté en ce sens à la diète de 1866, adopté presque unanimement par la seconde Chambre, n’a été repoussé par la première qu’à une majorité très-faible, et de la discussion qui eut lieu alors, comme des opinions unanimes que j’ai pu recueillir dans de nombreuses causeries avec les principaux représentants de la presse, de l’administration et de la haute bourgeoisie, il résulte que ce débris honteux des vieilles proscriptions, depuis longtemps battu en brèche et condamné en principe, ne peut tarder beaucoup à disparaître. Tous les Suédois éclairés comprennent que leur religion nationale doit désormais se défendre par elle-même.

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