Voyages hors de ma chambre
IV
COPENHAGUE. — ASPECT GÉNÉRAL DE LA VILLE. — LES
PALAIS.
Tandis que la voiture roule vers l’hôtel, je jette sur la ville le premier coup d’œil du touriste curieux. Les rues sont larges, entretenues avec soin, bordées de beaux trottoirs de granit, mais pavées de petits cailloux pointus qui doivent être fort désagréables à la plante des pieds ; les maisons bien bâties, hautes et généralement neuves. Chacune d’elles a un sous-sol, comme à Amsterdam et à Hambourg, où s’installent les petits commerçants, les épiciers, les fruitiers, les restaurants et les cafés, et dont les fenêtres, protégées par des barreaux de fer, s’élèvent à peine au-dessus du sol. Le commerce de luxe, les boutiques de premier ordre, — librairies, marchands d’estampes et d’objets d’art, magasins de nouveautés, etc. — occupent les rez-de-chaussée, auxquels on monte par quelques marches, et dont la porte s’ouvre invariablement dans l’allée. L’amour des gens du Nord pour la clôture et pour le chez soi se retrouve jusque dans cette disposition particulière, qui supprime aux magasins l’entrée banale et béante par où ils semblent, chez nous, la continuation de la voie publique et qui en fait, pour ainsi dire, autant d’appartements particuliers. Mais on conçoit également, par là même, ce qu’elle enlève au coup d’œil d’animation, de variété et d’imprévu.
A part ces quelques points, à part aussi les noms des rues et les inscriptions des enseignes, il est difficile de saisir, dans cette première promenade à travers la ville, la moindre trace de couleur locale. On se croirait presque dans une grande préfecture française, ou dans le vieux faubourg Saint-Denis. N’était la tranquillité de leur allure, je prendrais tous ces passants en paletots pour des Parisiens. Avec leurs chapeaux de paille bruns et ronds, retenus sous le cou par de larges brides qui cachent les oreilles et une partie des joues, leur costume décent et modeste, d’un goût parfait, mais sans aucun éclat, les femmes rappellent ces excellentes ménagères de province qui ont horreur des couleurs voyantes et des modes tapageuses. Tout sent ici, dès l’abord, je ne sais quelle saine odeur de dignité et de simplicité. On y respire l’atmosphère salubre et calmante de la vie de famille, des habitudes patriarcales, d’une aisance honorable et digne, conquise par le travail.
J’aperçois çà et là quelques canaux. Nous traversons successivement le Gammel Torv, que décore une honnête fontaine qui ne fera jamais parler d’elle, l’Amager Torv, l’Ostergade[6], la rue à la mode de Copenhague, une sorte de boulevard hanté par les élégants et bordé de luxueuses boutiques ; le Kongens Nytorv, ou la place Neuve-Royale, au centre de laquelle s’élève, dans un maigre square, une déplorable statue équestre, en plomb, de Christian V terrassant la Suède, ce qui est une des plus jolies fictions inventées par le zèle des faiseurs de statues[7] ; puis nous entrons dans Bredgade (la rue large), pour aller descendre à l’Hôtel Phœnix.
[6] Torv, place ; gade, rue, ou stræde, qui s’applique plus particulièrement aux rues étroites, aux ruelles, mais sans que cette règle ait rien d’absolu.
[7] Suivant d’autres, la figure qui se tord sous les pieds du cheval représente le monstre de l’Envie.
L’hôtel Phœnix est tapissé du haut en bas, jusque dans les couloirs et les escaliers, de tableaux qui font généralement plus d’honneur à l’amour du propriétaire pour la peinture qu’à son goût artistique. On y trouve toutes les traditions des caravansérails les plus civilisés. Les garçons portent l’habit noir et la cravate blanche ; ils parlent français, comme le portier et comme le maître de l’établissement. Je me suis souvent étonné, dans le cours de mes voyages, de la prodigieuse variété de connaissances nécessaires à l’homme qui aspire à l’honneur de garder la porte d’un hôtel de premier ordre. A Madrid, à Cologne, à Hambourg, à la Haye, à Aix-les-Bains, à Genève, à Bade, à Stockholm, à Dresde, à Vienne, comme à Copenhague, j’ai rencontré dans la loge du concierge des linguistes émérites, capables de soutenir la conversation dans tous les idiomes de l’Europe, et à qui il n’a manqué peut-être, comme au Z. Marcas de Balzac, que d’avoir le moyen de s’acheter une paire de bottes, ou une paire de gants, pour devenir professeurs de philologie et correspondants de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. A moins toutefois que ce ne soit, de la part de ces hommes pratiques, pure affaire de choix et de vocation. Mais la plupart d’entre eux pourraient dire à leurs maîtres, avec une variante au mot célèbre de Figaro : « Aux connaissances qu’on exige dans un concierge, Votre Excellence sait-elle beaucoup de propriétaires qui fussent dignes d’être portiers ? »
Après un excellent déjeuner, composé par l’artiste de l’hôtel d’après les sains principes de la cuisine française, nous remontons en voiture, et nous partons en reconnaissance. Mais auparavant je me suis fait expliquer la ville, et j’ai relevé sur un plan tous les points de repère de cette excursion.
Kjobenhavn, que nous appelons Copenhague[8], est une ville d’environ 175,000 habitants, bâtie sur deux îles, que sépare un étroit bras de mer. La partie de la capitale qui s’élève sur l’île microscopique d’Amack, porte le nom particulier de Christianhavn.
[8] En empruntant cette traduction aux Anglais, comme celle de Sjœland en Seeland. Le j se prononce i.
La position de Copenhague est presque, au septentrion de l’Europe, ce que celle de Constantinople est au midi. Bâtie à portée de la mer du Nord et, pour ainsi dire, au confluent de tous ces détroits qui sont comme les avenues de la Baltique, Copenhague est la capitale naturelle du monde scandinave, qu’elle relie au reste de l’Europe.
Ce ne fut longtemps qu’un humble village de pêcheurs, et elle ne devint pas avant le quinzième siècle la résidence de la royauté. Cette date expliquerait déjà la physionomie généralement moderne de ses rues et de ses monuments ; mais voici qui l’explique mieux encore. En 1728, un incendie effroyable dévora plus de seize cents maisons. Un nouvel incendie en 1795, et le bombardement des Anglais en 1807, achevèrent à peu près la destruction de la vieille ville. Les maisons de bois furent rebâties en pierre, les rues élargies et régularisées : Copenhague y gagna cette apparence correcte et presque rectiligne qui plaît tant aux préfets, aux rédacteurs de Guides et aux Anglais en voyage. Restée stationnaire pendant longtemps, — par une apparente bizarrerie, qui s’explique pourtant sans trop de peine, elle s’est accrue après les désastres des dernières guerres. Les émigrés du Slesvig, en se repliant sur Copenhague pour fuir la domination prussienne, ont largement contribué à ce résultat. Aujourd’hui elle déborde de ses anciennes barrières, et prolonge en tous sens les ramifications de ses faubourgs.
Bredgade, où je suis logé, partant de la Grande place, qui est un point central, pour traverser toute la partie du nord de la ville dans la direction du port, est ce qu’on appelle en style municipal une des grandes artères de Copenhague. En la suivant jusqu’au bout, on arrive à la citadelle et aux promenades des remparts, d’où l’on domine le Sund. Le coup d’œil qui tout à coup s’ouvre là sous vos pieds est de ceux qu’il ne faut pas essayer de décrire. Quelques vaisseaux à voile vont et viennent lentement, déployant entre le bleu du ciel et le bleu de la mer leur aile blanche, gonflée par le vent. Au loin, sur des bancs de sable exhaussés en îles, s’élèvent en pleine mer des forts détachés, qui semblent sortir directement du sein des flots pour défendre l’entrée du port. C’est là qu’arrivent presque toutes les marchandises d’importation pour le Danemark.
A cinquante pas de l’hôtel, une courte rue transversale conduit à la belle place d’Amalienborg, que décore la statue équestre de Frédéric V, le pacifique et libéral successeur du rigide Christian VI. Le palais d’Amalienborg[9], qui a donné son nom à la place, se compose de quatre édifices entièrement distincts, mais absolument semblables, qui se font pendant aux quatre coins, reproduisant avec symétrie cette maigre et froide colonnade qu’on retrouve si souvent sur la façade des monuments publics de Copenhague. L’un de ces palais bourgeois sert de résidence habituelle à Sa Majesté Christian IX, dont la petite cour tient à l’aise dans cette maison de Socrate de la royauté.
[9] Borg, château, dans le sens de l’allemand burg. Il désigne un ensemble de constructions, le château avec ses dépendances, les bâtiments élevés à son abri et sous sa protection. Le mot slot signifie plus particulièrement palais, et on le joint souvent au nom des châteaux : Amalienborg slot, Christiansborg slot.
On ne se figure pas le nombre de palais que possède Copenhague : peut-être y en a-t-il plus qu’à Paris, et les alentours de la ville en sont aussi largement peuplés. La vieille monarchie danoise a semé partout les témoignages de sa magnificence et de son goût pour les arts. Copenhague renferme à elle seule, en y comprenant les quatre bâtiments d’Amalienborg, une douzaine de palais, dont plusieurs ont été changés en musées. Rosenborg et Christiansborg sont les seuls qui méritent de nous arrêter un moment.
Christiansborg ne s’élève guère au-dessus de la banalité architecturale de ses modestes confrères que par sa masse et ses proportions immenses. La façade a la majesté régulière et un peu froide du plus pur style classique. Ce palais géant semble fait pour loger une armée plutôt qu’un homme. Le roi Christian VI le fit bâtir, en un jour d’ambition, pour rivaliser avec le souvenir de Louis XIV, et l’on assure que trois mille ouvriers y travaillèrent sans interruption pendant six ans, ce qui paraît une légende renouvelée du temple de Salomon. Dix mille poutres énormes furent enfoncées dans le sol pour le raffermir, et toutes les charrettes de Copenhague et des environs suffirent à peine au déblayement du terrain et au transport des matériaux. Après l’incendie de 1795, qui l’avait entièrement détruit, le jeune prince royal, qui fut depuis Frédéric VI, le fit rebâtir sur le premier plan pierre à pierre, et ne l’habita jamais. C’était recommencer la folie primitive dans des circonstances aggravantes, et doubler l’étendue de la faute. On eût dit que les architectes de Christiansborg voulaient compenser la diminution de leur puissance par l’augmentation de leur luxe, et qu’ils espéraient dissimuler au peuple la décadence de la monarchie danoise et l’affaiblissement du royaume sous la pompe toujours accrue de leur palais, comme ces banquiers qui ajoutent une aile à leur château, multiplient leurs fêtes et prennent quelques laquais de plus, lorsqu’on commence à dire qu’ils sont ruinés. Le prédécesseur du roi actuel, Frédéric VII, de populaire mémoire, logeait dans un coin du vaste monument, qui ne sert plus aujourd’hui, en dehors des salles consacrées au musée de peinture et à diverses collections, qu’aux réunions des chambres et aux grandes cérémonies officielles.
La perle de tous ces palais, c’est Rosenborg, construit, au début du dix-septième siècle, par l’illustre architecte Inigo Jones, le Vitruve anglais, celui auquel Londres doit Whitehall. Rien de plus original et de plus charmant que la physionomie de cet édifice, avec sa maçonnerie de briques rouges, ses trois tours noires aux flèches élancées, sa façade étroite et la prodigalité d’ornements dont l’a décoré la fantaisie de l’artiste. Rosenborg tient à la fois de l’église gothique, du donjon féodal et du château de la Belle au bois dormant. On y arrive par un délicieux jardin plein d’ombrages et d’eaux vives. Sous ces tilleuls deux fois centenaires, qui ont vu passer le grand roi Christian IV, et abrité plus d’une fois, dit-on, les entrevues furtives de Caroline-Mathilde et de Struensée, les petits Danois se livrent à leurs ébats tumultueux, avec ces rires et ces larmes qui sont les mêmes partout et constituent la langue universelle. Par les allées sinueuses, le long des pelouses et des parterres de fleurs, on arrive jusqu’à un pont-levis fermé d’une grille de fer, qui clôt le palais comme une forteresse.
Rosenborg est le musée des souverains danois. On y a réuni, salle par salle, les portraits des rois, depuis Christian IV, qui l’a fait construire, et les objets qui leur ont appartenu : meubles, vêtements, tapisseries, glaces, cristaux, armes, bijoux, ivoires. Il y a là d’incomparables richesses artistiques et historiques, des merveilles de luxe, d’élégance et de goût, qui racontent aux yeux charmés les splendeurs de la dynastie d’Oldenbourg. A côté des épées de Charles XII et de Gustave-Adolphe, armes de soldats, faites pour tuer et non pour éblouir, étincelle, sous sa garniture de diamants, l’épée à poignée d’émail de Christian IV, et reluit de mille feux le harnachement de velours brodé de perles, qui coûta deux millions à ce magnifique monarque. Non loin des chenets en argent massif, des buffets en or, des porcelaines de Saxe, des étoffes splendides, des lustres et des vases en cristal de roche, des carabines ciselées, des tables, des fauteuils, des écrans incrustés de saphirs et de rubis, qui rappellent les noms de Frédéric III, Christian V et VI, s’alignent, sur de riches étagères, les innombrables verreries de Venise envoyées par le doge à Frédéric IV. Près de la corne d’argent des Oldenbourg, qui remonte au chef de la dynastie, vous verrez la coupe de chasse de Christian VI, qui contient deux bouteilles, et que cet héroïque buveur, digne de ses aïeux, vidait tout d’une haleine. De nos jours, quel est celui, roi ou chasseur, qui pourrait se vanter d’en faire autant ? Plus loin, on voit mieux encore : c’est un cavalier avec son cheval, en argent creux, disposé de façon à pouvoir servir de coupe lorsqu’on en a enlevé la partie supérieure, qui forme le couvercle. La tradition parle de vaillants Danois du bon vieux temps, qui vidaient en un repas ce bol gigantesque, bien autrement redoutable que la botte de Bassompierre. Les Danois d’aujourd’hui savent boire en fils non dégénérés de ce dieu Thor, à qui trois barils de bière suffisaient à peine pour apaiser sa soif, même quand il se cachait sous le déguisement d’une fiancée. Tout dégénère pourtant, et le cheval bachique de Rosenborg n’est plus aujourd’hui qu’un objet d’art.
Le regard finit par se fatiguer de ces magnificences ; mais si l’on monte à l’étage supérieur, c’est bien autre chose encore. La galerie du trône et du couronnement est une véritable salle des Mille et une Nuits. Son plafond sculpté, ses fonts baptismaux d’argent, autour desquels se déroule en bas-reliefs le baptême de Jésus-Christ ; ses cariatides, ses tapis, ses tentures, ses candélabres, composent un ensemble saisissant. Le trône est gardé par trois grands lions d’argent, symboles des trois détroits, le Sund, le Grand-Belt et le Petit-Belt, qui font au Danemark une barrière de vagues. Partout, à Copenhague, sur les écussons et au frontispice des palais, reparaissent ces lions allégoriques, aiguisant leurs griffes et secouant leurs crinières, comme les monstres dont Ulysse entendit les hurlements autour du rocher de Scylla.
Rosenborg est une magique évocation du passé. On en sort avec des éblouissements dans les yeux, et l’imagination enflammée par cet entassement de merveilles historiques. Les richesses de deux siècles sont concentrées dans cet écrin de pierre, où vous apparaît, en toute sa splendeur, l’âge d’or de la monarchie danoise, alors qu’elle régnait sur la Norwége, qu’elle humiliait la Suède, qu’elle occupait l’Europe de sa gloire, et que l’oriflamme rouge, à croix blanche, se promenait triomphalement sur toutes les mers.