Voyages hors de ma chambre
II
TRAVERSÉE DE KIEL A KORSOËR.
Nous voici sur le bateau à vapeur. Nous descendons déposer nos bagages et choisir nos cadres ; puis nous remontons, pour assister à la sortie du port.
Une lune qui équivaut pour le moins à un demi-soleil, éclaire à souhait le départ. Ses rayons d’argent glissent sur les voiles et les cordages des vaisseaux voisins, et viennent tomber en pluie de perles à la surface des flots tranquilles, unis comme un miroir. Les sombres et puissantes silhouettes d’une centaine de navires se découpent autour de nous, dans une immobilité redoutable, sur les vagues éclairées par ce mystérieux embrasement, ou sur la pénombre de l’horizon lointain, et les lueurs solitaires allumées à leurs flancs prolongent sur nos pas comme un cortége d’étoiles, suspendues entre la mer et le ciel. Ce premier coup d’œil est incomparable, et la Baltique vient de se révéler à nous sous un aspect féerique, digne de toutes les métaphores de la poésie scandinave.
« C’est un décor de l’Opéra ! » s’écrie avec enthousiasme mon compagnon de voyage, traduisant à sa manière l’impression générale.
O Parisien que vous êtes, vous vous croyez encore sur le boulevard ! Voilà l’inconvénient de voyager si vite ! ni les yeux, ni l’esprit, n’ont le temps de s’acclimater à ces nouveaux spectacles, que la vapeur déroule en un tourbillon rapide, accumulant dans l’espace d’un jour ce qui jadis tenait à peine en un mois. On passe d’un monde à l’autre, sans transition, sans préparation, en un saut gigantesque qui supprime, pour ainsi dire, toutes les nuances intermédiaires, et l’on se réveille sur la Baltique avec les idées, les habitudes et le style parisiens.
J’ai ri de cette comparaison, qui venait d’évoquer d’une façon si imprévue le souvenir de l’Africaine à deux cents lieues du boulevard, et mon compagnon de route en a ri lui-même de fort bonne grâce. Mais qui de nous n’a commis dans sa vie quelqu’une de ces métaphores dissonnantes, et, du haut du Righi, ou sur les bords du Léman, ne s’est extasié, comme devant les toiles peintes du colonel Langlois, sur le magnifique panorama de la nature ?
Enfin, nous débouchons en pleine mer. Isolé des autres, un grand bâtiment se tient là, solidement planté sur ses ancres comme une forteresse, et semblant avoir pris racine dans les flots : c’est un vaisseau prussien, commis à la surveillance de ce port qui garde la Baltique, et qui commande au Nord de l’Europe. La Prusse a réalisé son rêve : elle s’appuie maintenant sur la mer, et c’est peut-être de toutes ses conquêtes celle dont elle s’applaudit le plus. Elle est allée à Kiel, comme la Russie voudrait aller à Constantinople.
La nuit est superbe, mais le vent glacial. Tous les passagers viennent de descendre dans leur cabine. Je ne puis m’arracher encore au charme du spectacle, et à cette vague volupté qu’on éprouve de se sentir glisser avec une rapidité vertigineuse dans la nuit, comme sur les ailes d’un monstre invisible. Penché sur le bord, je regarde le sillage écumeux que trace avec son bruit monotone l’hélice infatigable, ou bien, hermétiquement enveloppé dans ma couverture de voyage, je me promène de l’avant à l’arrière, examinant avec une curiosité d’enfant les chaloupes suspendues au flanc du bateau, les petits pierriers de signaux ou d’alarme, protégés contre la rosée de la nuit et des flots par des housses de serge, la lumière qu’on vient de hisser en haut du grand mât comme un phare, et le pilote, debout au gouvernail, silencieux et solitaire. Le roulis est à peine sensible : au centre surtout, dans le voisinage de la machine, on croirait naviguer sur la Seine. Une femme même ne craindrait pas le mal de mer avec une marche aussi calme. Les derniers vaisseaux et les derniers feux du rivage ont disparu maintenant, et le bâtiment, qui file avec une rapidité de six lieues à l’heure, paraît immobile au milieu des flots.
Notre bateau appartient à la marine danoise, et il lui fait honneur. Le capitaine est jeune, d’une figure douce, intelligente et triste, qui semble porter le deuil de sa patrie. Il parle le français avec un léger embarras qui n’est pas sans grâce, et dont il s’excuse à moi presque timidement, comme d’une incivilité. Mince et d’apparence assez frêle, il ne rappelle en rien les terribles rois de la mer chantés par les Sagas, et il n’y a pas moyen de rêver devant lui aux exploits quasi fabuleux des pirates du Nord, dont il descend peut-être, mais à dix siècles d’intervalle.
Le nom du bateau réservait un beau dédommagement à mon amour de la couleur locale. Il s’appelle la Freya, et ces cinq lettres, que je viens d’apercevoir tout à coup dans la nuit, ont déchaîné dans mon imagination tous les souvenirs de la mythologie scandinave. J’ai vu se dresser autour de moi, dans l’écume des flots, les héros des Eddas, les braves du Walhalla buvant l’hydromel que leur versent les douze Valkyries. Freya, la Vénus du Nord, passait dans son char attelé de chats, recueillant les corps des femmes mortes et des guerriers tués dans les batailles ; et à côté d’elle flottaient, dans les ombres du ciel, Niord, son père, qui commande à la mer et au vent ; ses fils, l’aimable Balder et le formidable Thor, qui lance la foudre et dont le marteau magique revient de lui-même dans sa main dès qu’il a frappé ; son époux Odin, le père et le maître universel, avec les deux corbeaux divins perchés sur ses épaules. Les sifflements de la bise qui me glace sur le pont, ressemblent à ceux du serpent Midgard, né de Loke, le génie du mal ; et en voyant trembler de loin, à la surface des flots, les lumières d’un bateau qui vient des côtes du Danemark ou de la Suède, je crois voir, à la lueur des yeux flamboyants du loup Fenris, qui doit un jour dévorer le soleil, passer le vaisseau Nagflar, construit avec les ongles des morts.
Mais je me sentais gelé jusqu’à la moelle des os, et la mythologie scandinave ne suffisait pas à me réchauffer. Je descendis à la chambre à coucher et m’insinuai dans mon cadre, avec les gémissements d’un condamné à la gêne. Je sommeillai deux heures environ, au bruit combiné de la machine, de l’hélice et du ronflement pénible de mes compagnons. Le premier rayon de l’aurore me réveilla. Le soleil se levait au loin dans le ciel gris, écartant doucement le rideau de vapeurs et de brumes qui enveloppait encore l’horizon. En cinq minutes ma toilette fut terminée, et je regagnai le pont. Il était toujours désert. Seul, le pilote, grelottant sous son manteau de fourrure, tournait impassiblement en tous sens la roue du gouvernail. A gauche sortaient des flots les rochers de Langeland, derrière lesquels se cache la petite île d’Alsen, illustrée par les héros de Duppel ; à droite, les plaines de Laaland émergeaient des vagues comme un rêve indécis. Nous étions engagés en plein dans ce fécond archipel danois, où les îles semblent se multiplier et s’épanouir au sein de la mer comme des massifs de fleurs dans un jardin.
Personne n’ignore la bizarre configuration géographique du Danemark, qui se compose d’une péninsule, le Jutland, aiguisée en pointe comme la proue d’un vaisseau, et dont le tranchant aigu sépare la Baltique de la mer du Nord, puis d’une foule de petites îles ramassées en un groupe que séparent seulement des détroits exigus, et dont le Seeland[1] forme la principale. Mises bout à bout, toutes les côtes de ce petit royaume se déploieraient sur une ligne de plus de quinze cents lieues d’étendue. Il semble qu’elles aient formé jadis, en des temps dont le souvenir même est perdu, une masse compacte, reliée au Danemark et aux États scandinaves, puis séparée à la suite de je ne sais quels violents cataclysmes, et, pour ainsi dire, émiettée en fragments inégaux par la mer, qui a creusé sur leurs rives d’innombrables et profondes échancrures, dans son effort impuissant pour les déchirer. Le Danemark en est sorti tout hérissé de caps aigus, de golfes étroits et profonds, qui font ressembler ses contours à une dentelle déchiquetée par la main d’un enfant. Ces golfes, qu’on appelle des fiords dans la langue danoise, revêtent une variété de formes infinie et sont l’un des plus grands charmes pittoresques du pays. Une longue découpure, où le Cattégat entre par un mince détroit, sépare presque entièrement du reste de la péninsule la pointe septentrionale du Jutland lui-même ; ce détroit s’élargit, fort avant dans les terres, en un golfe d’une configuration bizarre, au centre duquel s’étend un îlot, dernière épave respectée par cette invasion des vagues, et vient mourir à quelques kilomètres à peine de la mer du Nord. Il suffirait d’une nouvelle poussée de la Baltique pour abattre ce mur de séparation, déjà percé par un canal, et le Danemark compterait encore une île de plus.
[1] Malgré l’usage général, qui fait ce mot du féminin, je me rallie à l’opinion très-logique de M. de Flaux (Du Danemark, Didot, in-8). Il dit avec raison, ce me semble, que les noms de cette nature ne doivent être féminins que lorsqu’ils sont terminés par un e muet, comme Finlande, Hollande, Irlande ; sinon, ils deviennent masculins, comme Jutland, Gottland, ajoutons, comme Groënland. Seeland signifie littéralement terre de la mer (suivant quelques autres : Seelund, bois de la mer) ; mais il n’y a aucune conséquence à en tirer, car le genre des mots varie selon les langues, et si c’était un motif suffisant pour le mettre au féminin, il faudrait appliquer la même règle au Jutland (terre des Jutes) et au Groënland (terre verte).
La légende est d’accord avec la constitution géologique, la forme extérieure et les monuments historiques du pays, pour expliquer ainsi la multiplication de ces îles et leur rapprochement. Une tradition, enregistrée par M. Dargaud, raconte que la déesse Géfion creusa les détroits des deux Belt et du Sund avec une charrue attelée de quatre taureaux sauvages, fils d’un géant. Odin lui avait promis la propriété de tout ce qu’elle enceindrait d’un sillon en vingt-quatre heures. Sans perdre de temps, elle découpa avec son soc le Séeland et la Fionie en trois sillons qui formèrent les trois détroits. Une autre tradition, rapportée par M. Xavier Marmier, assure que toutes ces îles n’étaient si rapprochées les unes des autres qu’afin de permettre aux enchanteurs du bon vieux temps de les parcourir plus à l’aise. Dans le rude hiver de 1657 à 1658, le roi de Suède, Charles-Gustave, renouvela les exploits des enchanteurs en traversant d’île en île toute la Baltique sur les glaces avec son armée. Parti de la Pologne, qu’il venait de ravager, il enjamba successivement les détroits qui séparent du continent la petite île de Brandsoë, et celle-ci de la Fionie ; puis, avec une audace et un bonheur qui frappèrent les Danois d’épouvante, lançant son artillerie et sa cavalerie sur ce pont de glace où un homme seul eût à peine osé se hasarder, il arriva jusqu’en Seeland et vint mettre le siége devant Copenhague.
Vers six heures du matin, les côtes de Seeland commencent à se lever à l’horizon. L’île que nous avons devant nous est la vieille terre des Northmans et peut-être l’ultima Thule des anciens. Peu à peu le rivage se dessine et s’accuse nettement. On aperçoit d’abord un moulin à vent, dont les ailes semblent s’élancer au-devant de nous en tournant sur elles-mêmes, puis un grand bâtiment qui domine le port, puis des files de maisons basses qui sortent de la mer pour s’aller ranger sur la rive. C’est Korsoër.