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Voyages hors de ma chambre

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III
STOCKHOLM
COUP D’ŒIL GÉNÉRAL. — PROMENADE A TRAVERS LA VILLE.

A six heures du soir, on entrait en gare de Stockholm.

Si jamais un de mes lecteurs va à Stockholm, je lui conseille de se faire conduire, avant même de gagner l’hôtel, au sommet du Mose-Backe, qui avoisine la gare, et d’où il pourra, d’un coup d’œil, embrasser l’ensemble et les détails de la ville, admirer la beauté singulière de sa position et s’en graver la topographie dans la tête.

Stockholm est bâtie sur sept îles et sur deux presqu’îles ; elle s’appuie à gauche sur le lac Mälar, à droite sur la Baltique. Du haut de la colline, toute la ville apparaît, disséminée sur les rives du golfe par où le lac se décharge dans la mer, avec ses deux vastes faubourgs, ses grappes de maisons rouges semées sur les îles, que réunissent entre elles et que relient à la ville des ponts de bois et de pierre ; étagée çà et là sur les rocs arides et les coteaux verdoyants que la nature a disposés autour d’elle pour l’harmonie du spectacle et le plaisir des yeux, et qui se marient à souhait aux pittoresques échancrures du lac ; sillonnée de canaux qui sont des bras de mer, et étalant de tous côtés ses forêts de sapins et de clochers, de dômes et de mâts. Au milieu du bras de mer qui la divise en deux parties égales, s’étend une grande île, le berceau et la cité de Stockholm. Partout, aussi loin que le regard peut s’étendre — et rien ne vient gêner son essor — partout, non-seulement autour de la ville, mais sur ses places et entre ses maisons, des coteaux et des vallons, des golfes et des promontoires, et pour fond continu au tableau, l’immense nappe aquatique, s’effilant en mille rameaux ténus, comme pour l’enlacer tout entière d’un inextricable réseau mobile et vivant, pareil aux veines qui portent le sang jusqu’aux extrémités du corps humain.

Stockholm semble occuper le centre d’un vaste jardin, mais d’un jardin romantique, dessiné par un architecte-paysagiste imbu de la lecture des poëtes scandinaves. Ses grands parcs, peuplés de châteaux, de maisons de plaisance et de cabarets, lui forment une ceinture qui semble se renouer à travers les flots. Les noires cheminées des bateaux à vapeur ont l’air de sortir des toits et confondent leur fumée avec celle des foyers ; les navires à trois mâts apparaissent dans ses rues, mêlant les oriflammes de tous les pays du monde à la voile blanche des barques-omnibus.

L’hôtel Rydberg, où l’on m’a conduit, est tenu par un Français qui a conquis tous ses grades dans la cuisine de l’empereur de Russie. Le touriste le plus difficile et le gourmet le plus blasé peuvent descendre sans crainte dans ce caravansérail modèle, digne par son apparence monumentale, par son organisation, par ses prix, par ses caves et par l’habileté culinaire de son chef, de tous les respects du monde civilisé. L’hôtel est situé au cœur de la ville, sur la place de Gustave-Adolphe. Des fenêtres de mon appartement, j’aperçois sous mes yeux la statue en bronze de ce roi, modelée par le sculpteur français Larchevêque, qui passa seize ans de sa vie à Stockholm ; à droite et à gauche, deux édifices absolument semblables, dont l’un est le palais du prince héritier et l’autre le théâtre royal ; devant moi, le large pont du Nord (Norrbro), jeté, pour ainsi dire, au confluent du lac Mälar dans la Baltique, bordé d’un côté par d’élégants magasins sur une moitié de son parcours, de l’autre par un terre-plein converti en jardin et en café ; au fond, la masse imposante et majestueuse du château royal.

Je descends seul et me promène d’abord au hasard à travers les rues, pour prendre une idée ou plutôt une impression générale et sommaire de la ville. En tournant à gauche, je rencontre à vingt pas l’église de Jacob (Jakobs Kirkan), où reposent les cendres du grand maréchal Horn, le bras droit de Gustave-Adolphe, et du poëte-critique Kellgren, dont le théâtre royal joue encore les opéras. Puis on débouche presque aussitôt sur la vaste place de Charles XIII, où se dresse, entre quatre lions, chefs-d’œuvre de Fogelberg, la très-médiocre statue élevée par Bernadotte à la mémoire de son père adoptif. La place de Charles XIII est bordée à l’est d’édifices d’une architecture élégante. En suivant une ruelle qui n’a l’air de mener nulle part, j’arrive à un petit jardin aux maigres ombrages : c’est le parc de Berzélius, que décore (trop peu) la statue de l’illustre chimiste.

Je redescends, toujours au hasard, et me trouve, après un demi-quart d’heure de marche, en face d’un beau monument, qui a tout à fait grand air. L’inscription du frontispice — National museum — m’épargne les frais d’une conjecture. Nous y reviendrons, mais pour le moment je n’entre nulle part et ne fais que passer.

A l’extrémité du Musée national s’ouvre un beau pont en fer, par où l’on pénètre dans l’île de Skeppsholmen. Avec l’appendice qu’elle traîne à sa remorque, comme une chaloupe à l’arrière d’un vaisseau, cette île est en quelque sorte la propriété des marins et des canonniers, leur domaine, leur chose. Là sont les casernes, les citadelles, les magasins, les arsenaux ; là stationne toujours une partie de la flotte suédoise. Mais, après avoir tourné à distance autour de ces bâtiments d’un attrait médiocre, je me suis trouvé fort agréablement surpris en voyant le reste de l’île occupé par une ravissante promenade, toute pleine de verdure et d’ombrages, qui descend jusqu’au bord de l’eau en sentiers mystérieux et voilés, faits pour la rêverie solitaire des poëtes ou des amants.

J’allais revenir sur mes pas : le son de la clochette d’appel, suivi d’un coup de sifflet, m’arrête tout à coup. Le bateau qui parcourt, toutes les cinq minutes, le trajet de l’île de Skeppsholmen à la ville, va partir, et je me hâte d’y monter. Le conducteur me réclame trois œre, c’est-à-dire environ cinq centimes, et quelques minutes se sont à peine écoulées, que je débarque aux environs du Norrbro, au milieu de la grande station centrale des omnibus et des fiacres aquatiques.

J’ai repris ma promenade de l’autre côté de l’hôtel, et je suis tombé du premier coup sur la rue Drottninggatan (rue de la Reine), qui est le boulevard Sébastopol de Stockholm et qui traverse la partie nord de la ville dans toute sa longueur. Je m’aperçois que j’ai commis un pléonasme en parlant de la rue Drottninggatan, car ces deux dernières syllabes, qui terminent les noms de presque toutes les voies de Stockholm, veulent précisément dire rue ; mais ce pléonasme était nécessaire tant que le lecteur n’avait point été averti. Déjà suffisamment barbares par elles-mêmes pour nos oreilles françaises, les désignations des rues de Stockholm prennent encore, de cette adjonction uniforme, un caractère plus compliqué. Il faut un effort sérieux pour venir à bout de déchiffrer les étiquettes en menus caractères anglais qui inscrivent à chaque coin ces noms interminables, comme il faut une étude constante du plan de la ville pour se retrouver à travers tant d’îles et tant de ponts.

La ville est pavée de durs galets, qui font cruellement sentir leurs angles aux piétons, mais qui fournissent aux pieds des chevaux, dans ces rues étroites et souvent escarpées, le point d’appui dont ils ont besoin. Les maisons, en pierres ou en briques, quelquefois en bois peint, mais seulement aux extrémités des faubourgs, sont garnies de vastes fenêtres doubles qui leur font un rempart contre les rigueurs de l’hiver, et au milieu desquelles on a pratiqué une porte étroite. Les magasins, au lieu de s’ouvrir au dehors et d’étaler sur la voie publique de luxueuses devantures, forment presque toujours, comme à Copenhague, des appartements bien clos, où l’on entre par l’allée centrale. Un détail qui frappe l’étranger, c’est la physionomie des enseignes, disposées au-dessus des boutiques en saillies perpendiculaires, comme celles du vieux Paris avant la réforme de La Reynie ; elles affectent pour la plupart, surtout dans les quartiers un peu éloignés du centre, une forme primitive qui contribue à l’originalité de la ville. La longue perche y domine. Les épiciers ont la perche emmanchée d’une tête de loup, pareille à celle dont se servent les ménagères pour enlever les toiles d’araignée du plafond ; les barbiers, la perche emmanchée de deux rangées de grands plats ; les cordonniers et les marchands de nouveautés, la perche garnie à son extrémité de morceaux de cuirs ou d’étoffes multicolores. D’autres y pendent des robes, y drapent des châles ou des mantelets, si bien que les rues semblent, au premier abord, toutes pavoisées de drapeaux.

Mais c’est en vain qu’on chercherait dans les costumes les mêmes restes de couleur locale. L’affreux paletot a fait son tour d’Europe et achèvera bientôt son tour du monde. Les belles Suédoises portent le chapeau de paille rond et la crinoline. Le touriste désappointé en est réduit à suivre de l’œil, comme autant de bonnes fortunes, les petites filles se rendant à l’école, le sac au dos ; les femmes des faubourgs avec leurs longs mouchoirs noués sous le menton et tombant en pointe sous la nuque ; les commissionnaires avec la large plaque de cuivre fixée à leur bonnet ; les paysans debout dans les voitures basses et plates où ils étalent leurs légumes au marché, — espèces de boutiques ambulantes, qu’ils rangent côte à côte, sans les dételer. A peine si, de loin en loin, on rencontre quelque échantillon, généralement bien effacé, de ces costumes nationaux dont la galerie suédoise de l’Exposition universelle nous a montré les types les plus curieux : un Dalécarlien, à chapeau rond, à longue houppelande brune, aux énormes souliers ferrés ; une paysanne des environs de Carlskrona, avec son corsage de velours retenu sur le sein par des aiguillettes d’argent ; un Sudermanien en pourpoint blanc à revers bleus ou rouges ; une jeune fille de Wingaker, coiffée d’un bonnet en forme de mitre et portant sur sa robe blanche, qui monte jusqu’au menton, un autre tablier aux teintes vives et tranchées. Quoi qu’en puissent croire M. Taine et l’école qui professe à sa suite la théorie de l’influence souveraine des climats, le Nord sur ce point ne diffère pas du Midi, et il faut croire que le goût des couleurs éclatantes est un pur instinct de nature, puisqu’on le retrouve partout chez les gens du peuple, les enfants et les sauvages.

Ce n’est pas dans ses rues, dans ses magasins, dans ses monuments, qu’on doit chercher la beauté de Stockholm, c’est dans le charme et la variété de ses points de vue. Si fiers que soient les habitants de leur palais royal, de leur nouvelle école polytechnique, de la monumentale caserne d’artillerie signalée par les Guides à l’admiration de messieurs les militaires, de leurs musées et de leurs églises, Stockholm n’est qu’une ville de troisième ordre, au-dessous même de Copenhague par son aspect intérieur, si je puis ainsi dire, bien qu’elle ait une physionomie plus tranchée. Mais à tout instant, d’un quai ou d’un pont, l’œil est saisi par un panorama splendide, auquel il ne manque peut-être qu’une lumière plus brillante et plus chaude pour égaler celui de Constantinople. Sans cesse le tableau change et le point dominant varie. Le golfe s’élargit, se contourne, se dérobe, s’évase en lac, semblant, à chaque transformation, faire jaillir du sein des flots de nouveaux groupes de maisons étagés en amphithéâtres. Ici, jaillit dans les airs la flèche noire de l’église des Allemands ; là, se dessine sur le ciel le clocher gothique et découpé à jour de l’église de l’île Équestre ; ailleurs s’arrondit la large coupole qui couronne l’église de l’île Navale, tandis que le dôme de Sainte-Catherine, les dominant tous du haut de l’éminence qui lui fait un piédestal, plane majestueusement sur la ville entière.

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