← Retour

Au pays de Jésus : $b souvenirs d'un voyage en Palestine

16px
100%

LA VOIE DOULOUREUSE

I

Le mont des Oliviers.

A l’est de Jérusalem, à trois pas de la porte San-Stefano, se dresse le mont des Oliviers, séparé de Sion par la sombre vallée de Josaphat, et ce nom suffit pour faire jaillir de toutes les âmes qui ont compris la poésie de la Passion le flot amer et profond des souvenirs. Ce mont n’est pas très haut, mais on le découvre de n’importe quelle terrasse de Jérusalem, car il domine tout ; il n’est pas très haut, mais la grande lumière qui l’enveloppe dès l’aube, la grande clarté cristalline et blonde qui entoure sa cime, semblent l’élever dans l’air. Même aux heures nocturnes, quand la terrestre Sion aux maisonnettes blanches s’endort à l’ombre de ses monastères chrétiens, de sa mosquée triomphante et de son mur sacré ; même aux heures tardives, quand le silence règne dans les ruelles de Soliman, dans ses impasses désertes, dans ses bazars muets, le pèlerin pensif peut contempler la montagne sacrée où Jésus pria, souffrit et, durant la terrible nuit, s’en alla vers la mort : n’est-ce pas là-haut qu’il fut baisé par Judas de Kérioth, pris par les soldats et qu’il dit à ses disciples, après avoir cherché en vain à les tirer de leur sommeil : Qu’importe que vous vous éveilliez maintenant, tout est fini ! N’est-ce pas au mont des Oliviers que commença la véritable Voie Douloureuse, et non pas au Prétoire de Ponce-Pilate ?…

Ah ! dans les ténèbres argentées, avec quelle avidité les yeux de ceux qui pensent, de ceux qui croient, de ceux qui rêvent, se fixent-ils sur ce mont sacré, comme s’ils voulaient revoir le triste cortège éclairé par les torches, avec les épées dégainées, descendant vers le Cedron et traînant, lié comme un malfaiteur, le Fils de Marie !


Le chemin pour arriver au mont des Oliviers est très escarpé : ce sont deux petits sentiers, pierreux et rudes. Les voyageurs qui aiment leurs aises y montent à cheval ou à âne, — surtout à âne, car ces tranquilles montures ont le pied sûr et tranquille, dans ces routes de Palestine, que les pierres, les rocs, la terre friable rendent si dangereuses. Mais ceux qui veulent visiter sérieusement la montagne divine vont à pied lentement, sans la hâte du touriste pressé, avec le calme silencieux de gens qui désirent penser et réfléchir, après avoir vu ; alors, il faut prendre le sentier abrupt que, dans la dernière période de sa vie, Jésus parcourait chaque jour et où le sol semble avoir gardé l’empreinte de ses pas. D’ailleurs, partout il y a un souvenir, une réminiscence, une image de ce passé si lointain et si proche… Voici le jardin de Gethsémani, avec ses huit oliviers sacrés, les oliviers d’alors, car l’olivier repousse sur ses anciennes racines, et toutes les traditions, l’hébraïque, la musulmane, la chrétienne, confirment rigoureusement qu’ici, près de ces troncs noueux, Il venait chaque jour prier son Père, qui était sa force et son courage. Le jardin de Gethsémani à lui seul mérite plusieurs visites, plusieurs haltes, sous les arbres saints, dont la verdure pâlissante a vu si souvent les grands yeux azurés du blond Nazaréen se lever au ciel, dans le dégoût des hommes et des choses. Mais le mont des Oliviers n’a pas seulement Gethsémani, le théâtre de la plus grande tragédie morale qui ait jamais troublé et désolé une âme divine, il a aussi pour lui une partie du drame sacré. Ici, à mi-côte, quelques pierres indiquent la place d’une ancienne chapelle, appelée Dominus flevit : le Seigneur a pleuré. C’est là que Jésus, regardant Jérusalem noyée dans une lumineuse journée de printemps, dans toute sa splendeur et sa puissance, dans tout son orgueil et son impénitence, c’est là que Jésus pleura sur la ville et sur sa ruine ; c’est là que, quarante ans après la mort du Juste, l’empereur Titus, avec sa neuvième légion, lança contre Jérusalem l’onde violente et dévastatrice des soldats romains, et Sion tomba et son peuple fut massacré et ses temples s’effondrèrent, et des milliers de Juifs commencèrent à gémir sous la malédiction terrible… Près du jardin de Gethsémani, Marie de Nazareth, âgée de soixante-trois ans, rencontra l’archange Gabriel qui, lui offrant une palme, lui annonça la fin de sa vie et sa montée au ciel, dans une gloire : elle baissa la tête, obéissante comme la première fois. Une roche blanche marque l’endroit où Marie, s’élevant dans les airs, laissa tomber sa ceinture, qui fut recueillie et conservée par l’apôtre Thomas ; quelques pas plus loin, dans une église où l’on descend par un large escalier, se trouve la tombe de Notre-Dame, ainsi que celles de saint Joachim et de sainte Anne ; cette église appartient au rite grec, et, continuellement, on dit des messes, des prières et des litanies sur le roc, où on ne trouva, après son ensevelissement, que le linceul qui enveloppait le corps de la Mère du Christ. Plus loin encore, s’élève la grotte de l’Agonie, où Celui qui devait périr pour le salut de l’humanité sua du sang et baigna la terre de cette écume pourprée : chaque matin, à l’aurore, un Père franciscain vient célébrer la messe dans cette grotte, qui, heureusement, dépend du culte latin. Une pierre blanche, sur le flanc de la montagne, fixe la place du sommeil des Apôtres, et au bout d’un sentier, une colonne s’élève là où Jésus fut trahi par Judas. Ah ! oui, il faut le visiter pas à pas, le mont des Oliviers, et plusieurs fois, car les impressions sont trop violentes, et on doit surtout monter jusqu’en haut, où se trouve la chapelle du Pater. Ici, Jésus apprit à ses disciples comment on priait, en joignant les mains et en prononçant les paroles sublimes qui consolent, qui glorifient, qui demandent le pardon : Notre Père ! Il l’avait déjà enseigné une autre fois sur le mont des Béatitudes, en Galilée, dans ce merveilleux Sermon sur la montagne, que chaque chrétien devrait connaître par cœur et que chaque philosophe admire dans sa grandeur… La munificence d’Adélaïde de Bossi, duchesse de Bouillon, une Française née d’un père italien, fonda ici un couvent de carmélites et l’église du Pater, — une église claire et silencieuse, dont le cloître, tout fleuri, est revêtu de marbres précieux, sur lesquels le Pater noster est inscrit en trente-six langues. A droite, en entrant dans une cellule mortuaire, gît la fondatrice, la duchesse de Bouillon, et près d’elle, dans une urne, le cœur de son père. Derrière les murs du monastère, les carmélites, qui suivent la règle de l’ardente Thérèse d’Avila, prient, loin de tous regards humains ; et cette église du Pater, toute blanche, toute fleurie, pousse à la contemplation, aux rêves vagues et lointains…


Enfin, c’est du mont des Oliviers que Jésus s’éleva au ciel, accomplissant les prédictions de l’Écriture, accomplissant son destin divin. Il faut grimper en haut, tout en haut, pour trouver la place sacrée, d’où le mont d’Orient vit la gloire de son Seigneur, comme il en avait vu la honte et le désespoir. Hélas ! cette place est occupée par une mosquée ! Cependant, avec cette tolérance religieuse dont les musulmans donnent continuellement l’exemple, le derviche qui garde le temple turc ouvre volontiers la porte aux chrétiens. Ainsi, le jour de l’Ascension, les franciscains portent là-haut leur autel, leurs ornements religieux et célèbrent la messe ; du reste, avec un pourboire, n’importe quel prêtre peut, sur un autel portatif, dire la messe dans la mosquée, quand il le veut… Le mont des Oliviers, qui vit à ses pieds tant de pleurs, de tristesses et d’agonies, a son faîte rayonnant de splendeurs glorieuses, et la terre, tout autour de lui, paraît réfléchir ces clartés ; le ciel semble s’incliner doucement sur le mont de l’angoisse et la mosquée disparaît, cachée par un nimbe de lumière. Sur le sol croissent d’humbles fleurs mauves…

Chargement de la publicité...