Au pays de Jésus : $b souvenirs d'un voyage en Palestine
II
L’œuvre.
Le plus grand honneur de l’ordre des franciscains est d’avoir eu comme fondateur le plus parfait serviteur du Christ. L’humilité et la sérénité de Jésus, son amour pour les innocents, les humbles ; son enthousiasme pour la pauvreté et la pureté ; sa prédilection pour les fleurs, les plantes, les animaux ; et enfin, sa tendance à protéger les pauvres contre les riches, les faibles contre les forts, les bons contre les cruels, se retrouvent en saint François. Dans toute son œuvre, en Ombrie, en Palestine, partout où il a porté ses pas et sa parole ardente, partout où il a fondé un couvent, béni un sanctuaire, érigé une église ou créé ses ordres mineurs, il a interprété, mieux qu’aucun saint et aucun chrétien, la pensée du maître. Certes beaucoup ont voulu imiter le Seigneur dans ses actions et son enseignement ; mais saint François a été le plus grand de tous. Lui seul, par son cœur, son caractère, son pays, le milieu dans lequel il vécut, l’époque heureuse pendant laquelle s’écoula sa vie, pouvait faire ce qu’il a fait. Seul, il pouvait concevoir le téméraire projet d’aller en Palestine adorer le tombeau de Jésus, malgré la distance, les moyens de transport difficiles, sans secours, sans autre ressource que l’aumône demandée partout, sur terre et sur mer, dans les montagnes et dans les vallées. Ah ! ses yeux rêveurs durent se perdre sans doute bien souvent, au delà des terres lointaines, des mers orageuses, tant était grand son désir du pieux pèlerinage ! Par son courage sans ostentation, par son ardeur ingénue, par son énergie faite de tendresse, il était destiné à venir en Palestine pour prier, pour réveiller la foi, pour pleurer, mais aussi pour agir et pour élever à la gloire du Dieu vivant une organisation de prière et d’action, d’enseignement et de secours — une organisation admirable que ni le temps, ni les hommes, ni les mauvais jours ne pourront abattre !
Après le départ des croisés, le saint Sépulcre avait été abandonné par les chrétiens. Ce fut alors que quelques frères mineurs vinrent s’établir, conduits par saint François, près de l’église du Cénacle, et plus tard furent mis en possession des Lieux saints de la Palestine, au nom des catholiques romains. Jamais ils ne quittèrent ces sanctuaires depuis leur arrivée, malgré les vexations, les persécutions, la prison, la mort même, que les musulmans leur firent subir pendant des siècles. En 1365, par exemple, ils furent emprisonnés par ordre du sultan d’Égypte, qui voulut se venger de Pierre Ier de Lusignan, roi de Chypre : la république de Venise les fit mettre en liberté. En 1537, à la suite de la destruction de la flotte turque par Doria, doge de Gênes, Soliman Ier ordonna au gouverneur de Jérusalem d’enfermer les franciscains dans la tour de David et de les conduire plus tard à Damas : cette fois, ils furent délivrés par François Ier, roi de France, et ils recouvrèrent la garde de la Terre Sainte. Au dix-septième siècle, leurs droits sacrés furent de nouveau contestés ; Louis XIV intervint en leur faveur. Enfin, en 1673 fut conclu entre ce roi et la Sublime-Porte un traité d’alliance dont le trente-troisième article est ainsi conçu : « Les sanctuaires possédés par les franciscains seront, à l’avenir, respectés de tous. » Deux fois, Louis XIV dut insister, avec menace, pour que le traité fût maintenu. En dernier lieu, Léopold Ier, empereur d’Autriche, après avoir battu, à plusieurs reprises, les troupes musulmanes surtout en 1699, profita de ses victoires pour assurer aux religieux la possession pacifique de leurs églises, sans avoir à redouter davantage les exactions du gouvernement. Mais, hélas ! si les Turcs cessèrent leurs persécutions contre les fils de saint François, les Grecs schismatiques et les Arméniens leur arrachèrent de vive force, souvent avec effusion de sang, ce qu’ils avaient conservé. Ces deux sectes chrétiennes fanatiques, oubliant les enseignements du Christ, avides de domination religieuse, enlevèrent aux franciscains tout ce qu’elles purent à force d’argent, de ruse, de violence même : ce n’était pas le pouvoir matériel qui les attirait, mais le pouvoir spirituel. Les pauvres franciscains furent chassés du Cénacle par la Turquie, sous prétexte qu’il contenait la tombe de je ne sais quel musulman ; ils perdirent l’église de l’Assomption qui tomba entre les mains des Grecs ; on leur interdit de dire la messe dans l’église de la Nativité, à Bethléem. Il y a peu de temps, on leur enleva aussi le droit séculaire de célébrer les offices, un jour par an, dans l’église Saint-Jacques, occupée par les Arméniens. Leur chef en Palestine a encore, il est vrai, le titre de Gardien du saint Sépulcre et du mont Sion ; ils veillent encore sur les plus beaux sanctuaires, mais certainement, à chaque droit sacré qu’on leur retire, leur âme doit s’attrister, puisqu’ils sont les continuateurs de l’œuvre de saint François dans ce pays.
Les frères mineurs qui habitent la Palestine portent aussi le nom de Pères de la Terre Sainte. Ils ont mérité ce beau titre en consacrant, pendant six siècles et demi, toute leur activité, toutes leurs ressources et, quand il l’a fallu, tout leur sang, à l’accomplissement de la triple mission que leur avait confiée leur fondateur et que l’Église de Rome a confirmée solennellement. Cette mission consiste à défendre, conserver, vénérer les Lieux Saints, à recevoir les pèlerins et à leur donner tous les secours spirituels et matériels ; enfin à prêcher l’Évangile, là où il a été enseigné par Notre-Seigneur lui-même. Dans certains pays, outre la garde des sanctuaires, ils ont des paroisses, et c’est là surtout que leur œuvre est très importante. Ainsi à Jérusalem, par exemple, ils sont gardiens du saint Sépulcre et en même temps missionnaires, curés, médecins, pharmaciens, hôteliers.
Ils ont sous leur direction des écoles, où seule la langue italienne est apprise, en souvenir de saint François. Ils recueillent des orphelins, les instruisent, leur donnent un métier, leur font une âme religieuse et une conscience chrétienne. Ils soutiennent les veuves, les infirmes, les pauvres ; payent leurs loyers, les nourrissent et leur apprennent à travailler. La Garde de la Terre Sainte possède aussi un noviciat à Nazareth : les étudiants font leurs humanités à Saint-Jean dans la montagne, la patrie du Précurseur. Les frères achèvent leurs études de philosophie à Bethléem et de théologie au couvent du Saint-Sauveur à Jérusalem. L’ordre possède en tout quarante-quatre couvents, trente écoles et des centaines d’élèves ; des maisons pour les pèlerins à Jaffa, Ramleh, Jérusalem, Bethléem, Saint-Jean, Emmaüs, Nazareth et Tibériade.
Et maintenant par quel moyen fonctionne cette merveilleuse organisation de foi, de charité et de prière ? Comment les franciscains ont-ils pu construire ces couvents, ces églises, ces hospices ; maintenir les rites, secourir les pauvres, faire marcher leurs écoles et recevoir les pèlerins qui souvent ne payent pas ? Par l’aumône. L’ordre de Saint-François est fondé sur la pauvreté et aucun religieux n’a le droit de posséder deux robes, pas même le supérieur, ici le Père Louis de Parme. L’aumône ! Petite et grande, elle arrive de toutes les parties du monde, des contrées les plus éloignées, les plus étranges : ceux qui croient au Christ, se souviennent de sa Tombe et des moines qui la gardent. L’Amérique du Sud est spécialement généreuse. L’Italie, hélas ! est le pays qui envoie le moins ! Il y a un jour spécial dans l’année, où toutes les aumônes sont destinées à la Garde du Saint Sépulcre. J’ai dit que les pèlerins pauvres peuvent ne rien donner ; mais il arrive quelquefois qu’un riche voyageur, après être resté dix jours, laisse mille francs à l’hospice. Les frères ne demandent rien ; ils ne se découragent pas si l’argent manque ; ils ont confiance et attendent. Et ce n’est jamais en vain, car leur fondateur leur a enseigné l’amour de la pauvreté et la foi, il leur a commandé de garder en leur cœur une sublime espérance et de croire en la gloire de Notre-Seigneur. Oh ! vous qui me lisez, aujourd’hui, demain, plus tard, si le simple récit de mon simple voyage vous émeut, si j’ai réussi à éveiller en vous un élan d’amour, qui vous fasse souvenir de vos croyances d’enfant ; si ces notes écrites ingénument, avec la loyauté d’un cœur chrétien, sans art, sans ornement, me donnent le seul succès de sentiment auquel j’espère, rappelez-vous des fils de saint François, en Palestine. Plaignez-les dans leurs malheurs ; admirez-les dans leur courage ; imitez-les dans leur foi active ; aimez-les au nom du Christ ; aidez-les, toujours au nom du Christ, que tous nous adorons…