← Retour

Au pays de Jésus : $b souvenirs d'un voyage en Palestine

16px
100%

XII

Magdala.

La figure d’une pécheresse apparaît çà et là, dans les Évangiles, tantôt d’une façon précise, tantôt vaguement. Les détails de sa rencontre avec Jésus varient, et en lisant superficiellement on pourrait croire à l’existence de deux ou trois personnes différentes. Mais l’essence morale du fait est simple : le Christ pardonne et l’on s’aperçoit facilement qu’il s’agit d’une seule femme, de Marie de Magdala. La peinture ancienne a toujours représenté Marie-Madeleine sous la forme d’une beauté, aux cheveux d’or, très matérielle, sans l’ombre de poésie. Mais en Galilée, plus que partout ailleurs, les vieilles histoires pénètrent profondément dans le peuple et sont fidèlement conservées. Aussi devons-nous croire la tradition populaire, lorsqu’elle nous parle d’une Juive, grande et svelte, aux mouvements harmonieux, le visage ovale, les yeux allongés et fiers, la bouche rose comme une grenade et les cheveux noirs. C’est, au dire des pêcheurs et des paysans, le véritable portrait de Marie de Magdala. Et que nous importe si le Titien ne nous a pas donné l’image exacte de la grande repentie, puisqu’il nous a légué une œuvre splendide de couleur et de vie ? C’est surtout la beauté qui compte dans l’art, la vérité a moins d’importance. Les cultivateurs de Magdala ont peut-être raison en dépeignant la grâce féminine de leur compatriote, ses regards étincelants et son irrésistible sourire ; peut-être aussi le Titien n’a-t-il pas tort… Marie-Madeleine vivait-elle dans son pays quand elle rencontra le Seigneur ? Le connut-elle à Jérusalem ou pendant ses pérégrinations le long du lac ? On ne sait. Sans doute, l’orgueilleuse créature, vêtue de riches ajustements, une mante de soie blanche jetée sur ses cheveux parfumés, le front appuyé sur sa petite main chargée de gemmes, enveloppée d’une atmosphère odorante, était partie de sa ville natale, et dans son haut palanquin avait traversé la grande distance qui sépare Magdala de Nazareth et de Jérusalem ; sans doute, elle avait voyagé sous les clairs cieux d’Orient, où volent les tourterelles azurées, et se rendait à la cité de la Loi, qui était la glorieuse Sion, mais aussi le centre du luxe et des plaisirs. Son cœur était entièrement desséché par l’égoïsme. Jamais une larme ne venait mouiller ses paupières. Dure et cruelle, fière de ses richesses, elle produisait partout sa merveilleuse beauté qui soulevait sur son passage des murmures d’adoration. Mais un jour la rose de Magdala se pencha sur sa tige : elle fléchit sous le poids de sa pensée. Elle se sentit entourée de mépris. Tous ses péchés s’accumulèrent au-dessus de sa tête et une grande horreur d’elle-même s’empara de son âme. Persécutée, outragée, elle courut aux pieds de Jésus et y resta, attendant sa condamnation. Moment suprême ! Le Christ pardonna. Ah ! ce fut alors que le cœur de la Madeleine se brisa ; ce fut alors qu’un flot de larmes brûlantes sortit de ces yeux qui n’avaient jamais pleuré, et ce flux emporta toutes les impuretés de cette âme, la laissa propre et claire, toute pleine d’espérance, toute frémissante de tendresse.

Ce jour-là, le Seigneur a conquis un être dont la confiance, le dévouement, le courage n’ont pas de bornes. Ce n’est pas une femme qui le sert par vaine curiosité, par fantaisie ; c’est une créature entièrement à lui, une adoratrice spirituelle, une sœur de son âme, une servante de tous les instants. Ses petits pieds, qui n’avaient jamais marché, parcourent sans fatigue les sentiers les plus rudes, à la suite du Christ ; ses mains, qui n’avaient jamais travaillé, deviennent habiles à tous les travaux matériels ; son âme enfin, qui ne connaissait pas la prière, s’incline devant la majesté du Père céleste. Fidèle et prévoyante, tendre et pratique, elle est la première au danger et à la souffrance, la dernière à chercher le repos et la paix. On retrouve ses traces partout où Jésus a posé sa tête, partout où il a prononcé une parole. On la voit à Bethsaïde, sur le mont Hattine, dans la campagne de Safed, sous les voûtes du temple à Jérusalem, dans le chemin qui descend vers le lac de Tibériade et conduit à un des plus beaux spectacles du monde, dans le jardin de Gethsémani…

Elle doit tout au Sauveur. Elle était morte spirituellement, il la ressuscita ; elle ignorait l’enthousiasme, il lui enseigna la source d’émotions ineffables ; elle ne connaissait pas la vertu purifiante de la douleur et cette force descendit dans son cœur : un seul mot de pardon accomplit sa rédemption morale. Elle est dans la foule le jour des Rameaux, ce jour de poésie, de triomphe et de gloire, — ce dernier jour de lumière et de joie. Mais la trahison de Gethsémani s’accomplit, les apôtres fuient : elle suit Jésus, la femme passionnée, depuis le jardin de l’Agonie jusqu’au palais du grand prêtre. Elle passe la nuit dehors, attendant la sentence. Jésus souffre : le cœur de Marie-Madeleine est déchiré et une plainte mal réprimée entr’ouvre ses lèvres. Sur le chemin du Golgotha, elle est encore là, s’arrête enfin devant la croix et voit mourir le Fils de l’Homme. Son désespoir est immense ; ses sanglots ne cessent que pour aider Joseph d’Arimathie et le bon Nicodème. Elle porte les parfums nécessaires à l’embaumement. Le lendemain, elle vient la première au tombeau, trouve la pierre soulevée et court avertir les apôtres. C’est à elle que Jésus apparaît la première fois. Judas a trahi, Pierre a renié son maître, Thomas est incrédule, les autres disciples sont souvent indécis ; mais Marie-Madeleine a tout admis sans hésiter ; sa foi, son abandon ont été absolus. Toute son ardeur mauvaise s’est changée en mysticisme lumineux. Plus tard, il y aura des sainte Thérèse, des sainte Françoise, des sainte Catherine, mais Marie de Magdala aura concentré toutes les extases et toutes les humiliations ; elle aura été fidèle dans la vie et dans la mort, au delà même de la tombe.


J’ai voulu voir Magdala. Un soir d’été, je me rendis au bord du lac, pour m’entendre avec un batelier et me faire conduire, le lendemain, à Medjet. Le petit village de la grande pécheresse est situé sur la côte occidentale, à environ cinq cents pas de la plage. Le trajet à la rame est fort long et assez coûteux, et on ne peut employer la voile, faute de vent. La barque est plate, lourde, incommode ; aussi j’y renonçai. Cependant, ce ne fut pas sans regret que j’abandonnai l’idée de traverser en entier la mer de Galilée, que plus de cent embarcations de pêcheurs animaient autrefois, et où restent à peine maintenant quatre ou cinq bateaux, paresseusement conduits par des gens qui ont oublié leur métier.

— Allons à cheval à Magdala, Mansour, dis-je.

— Oui, madame, c’est bien préférable.

Le batelier s’en va silencieusement, sans protester. Il doit être habitué à de pareilles déceptions, car les pèlerins surmenés par le rude voyage de Tibériade vont rarement en barque à Bethsaïde ou à Magdala. Nous voici donc encore une fois en route pour terminer le cycle de ces journées émouvantes. La matinée est fraîche et tout semble joyeux autour de nous. Mon cheval est bien reposé : c’est un arabe léger comme un oiseau, qui se nomme Aoua (le vent) et vient à moi quand je l’appelle. Nous longeons le rivage et nous passons près de l’endroit, où le roi Baudouin fut vaincu par les Turcs et perdit le trône de Jérusalem. Nous traversons le champ de blé, où Jésus prononça une de ses plus belles paraboles. L’heure est douce, toute parfumée d’herbes encore couvertes de rosée, et le lac aux eaux bleu d’argent paraît et disparaît sans cesse. Aoua et la monture du drogman vont d’un pas rythmé, comme s’ils ne portaient personne, et nous arrivons à Magdala en une heure un quart.

C’est un pauvre village, dont les maisons construites en basalte sont groupées au hasard. Le paysage est triste et monotone. Il y avait autrefois une belle église catholique ; mais elle fut détruite en 1300. Je regarde autour de moi ; je cherche en vain quelque chose que mon imagination puisse animer. Voici, là-bas, un grand palmier et quelques ruines : c’est peut-être là que demeurait Marie-Madeleine, et que de cet endroit elle partit pour porter à Jérusalem sa beauté, son luxe, son ardeur au plaisir ? Ce palmier, peut-être, ombrageait un jardin délicieux. Plus loin, à gauche, au bout du village, se trouvent les restes d’un vieux mur. La maison, sans doute ? Qui sait… Tout est enveloppé de mystère. Une seule chose reste certaine : Magdala a existé, Magdala est encore debout. C’est une des cinq villes où Jésus fit des miracles de tendresse et de science sans pouvoir attendrir le cœur sec de leurs habitants. Rappelez-vous les terribles menaces de l’Évangile : Malheur à toi, Capharnaüm ; malheur à toi, Bethsaïde ; car j’ai parlé parmi vous, j’ai accompli des miracles et vous ne vous êtes pas convertis ! Malheur à vous, Chorozaïn et Dalmanatha, car si Sodome et Gomorrhe avaient vu les miracles faits au milieu de vous, Sodome et Gomorrhe se seraient repenties ! Eh bien, la malédiction divine a frappé les cités coupables. Toutes ont disparu, sauf Magdala qui reste debout. Les pauvres pêcheurs de Galilée disent qu’elle verra la fin du monde, car c’est la ville de la grande pécheresse et le pardon du Christ sera éternel.

Chargement de la publicité...