Au pays de Jésus : $b souvenirs d'un voyage en Palestine
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Sur le lac.
Ce n’est pas une route qui descend à Tibériade, ce n’est pas même un sentier, mais une sorte de sillon, creusé dans le sol par le pied des mules, des chevaux, et des hommes. La terre détrempée, les cailloux, les épines, rendent l’excursion longue et fatigante pour le cavalier le plus intrépide. Mais lorsqu’on a le malheur de se trouver en face d’animaux ou de voyageurs faisant l’ascension, alors les difficultés sont presque insurmontables. Précisément, mon drogman et moi, nous rencontrâmes un troupeau de chèvres, qui grimpaient la colline escarpée. Ces bêtes obstinées et méchantes s’arrêtèrent court, se jetèrent dans les jambes de nos chevaux et il fallut que le chevrier vînt les chasser, une à une, pendant qu’immobiles sur nos montures nous attendions, avec la patience qu’on acquiert en Orient, le moment de continuer notre marche. Il était sept heures et demie du soir. Le soleil se couchait sur le lac et la ville de Tibériade : ce spectacle aurait distrait le voyageur le plus fatigué. Déjà, à l’aller, quand, du haut de la colline, le vaste lac de Jésus était apparu devant mes yeux, lassés par sept heures d’un paysage monotone, désert, aride, toute la sublime beauté de Génésareth avait ranimé mon âme défaillante, donné l’essor à mon imagination, et de ce moment je n’avais plus adressé la parole à mon drogman, dont j’avais mis la patience à l’épreuve pendant la dernière partie de cette interminable route.
Il le savait bien, du reste, qu’à peine arrivée devant le lac de Génésareth, toute amertume disparaîtrait de mon cœur ! Je crois bien qu’en conduisant mon cheval par la bride, dans ce maudit chemin qui va jusqu’à la grande porte romaine de Tibériade, il souriait à me voir absorbée dans la contemplation des derniers feux du couchant qui empourpraient les eaux du lac. Dieu sait combien de gens ce brave garçon avait guidés, de Nazareth à Tibériade, par le Thabor, et dont il avait patiemment supporté les rebuffades ; Dieu sait combien d’entre eux il avait vus changer de visage et d’humeur en face du tableau divin ; Dieu sait combien d’âmes il avait vu s’envoler, dégagées des liens terrestres et planer dans une extase profonde. Devant ces couchers de soleil, dans la clarté finissante d’un beau jour, il avait dû sentir l’extase s’emparer de ceux qu’il conduisait. L’Oriental connaît et apprécie ces longues et muettes contemplations ; il aime aussi se plonger dans le silence, dans l’immobilité. Je ne me plaignis plus de ma fatigue, de ma courbature, de mes nerfs, de mes souffrances vraies ou imaginaires : je regardais le lac de Jésus, qui entendit sa parole et vit ses miracles ; cette mer de Génésareth, dont les ondes furieuses se calmèrent sous son pied divin.
C’était le soir. J’étais descendue dans le jardin du couvent, dont la terrasse vient presque jusqu’à la plage. La nuit se faisait limpide, comme au moment où la lune va paraître : la vaste coupe, azurée sous le soleil, brillait d’un bleu sombre, en cette nuit d’Orient. Le lac s’étendait désert, silencieux : quelques étoiles s’y réfléchissaient. Ses eaux, immobiles, caressaient le sable, sans bruit. Les lumières de Tibériade, de cette ville qui, il y a deux mille ans, fut témoin de la puissance romaine, et qui n’est plus, à présent, qu’une cité juive, s’éteignaient une à une, et mes yeux suivaient anxieusement toutes ces lueurs vacillantes. Je désirais secrètement voir disparaître toute trace de l’activité humaine, afin de me trouver seule, dans l’ombre, devant cette mer sacrée sans qu’une voix arrivât jusqu’à moi ; je souhaitais la grande illusion de la solitude, espérant rapprocher mon âme de l’Ame divine, qui errait peut-être encore sur les plaines verdoyantes, sur les petites barques de ceux qui devinrent pêcheurs d’hommes. Les tamaris ne remuaient plus ; pas un bourdonnement d’insecte ne troublait l’air. Enfin, la dernière clarté mourut dans la grande tour romaine qu’Hérode Antipas éleva à la gloire de Tiberius Drusus ; et le paysage devint plus solitaire, plus vide, plus abandonné. C’est ainsi qu’il faut voir ces rivages, où le Christ passa les trois plus belles années de son existence. Le lac, qui est grand, devient immense dans l’ombre et mérite le nom de mer Galiléenne que lui donnèrent les évangélistes.
C’est à la gauche de Tibériade que s’élevaient Bethsaïde, patrie de saint Pierre, et Capharnaüm, où Jésus fit ses plus grands miracles. Ces deux villes sont en ruine ; mais avec un peu d’imagination, on peut les revoir debout, très blanches parmi les genêts jaunes, et les lavandes à l’odeur pénétrante. On croit aussi distinguer Magdala, le petit pays de la grande repentie. Dans la nuit, au milieu des molles fraîcheurs de la Syrie, laissant errer vos yeux sur le miroir tranquille du lac, vous pensez à la grossière embarcation dans laquelle Il se laissait emmener, absorbé dans ses sublimes pensées ; à ses courts voyages, où il tenait humblement compagnie aux pauvres pêcheurs et bénissait leurs efforts ; à la grande tempête, durant laquelle ses apôtres tremblèrent pour leur vie et qu’il apaisa d’un signe de la main ; à la journée, grise et brumeuse, qui le vit, tout à coup, marcher sur les eaux… A présent, tout se tait. Vous êtes seul. Une douceur infinie vous pénètre le cœur, en cet endroit, où l’Histoire sacrée eut son point culminant : vous vous penchez sur les ondes qu’il aima ; où semble encore courir, comme un souffle divin, sa parole de bonté et de charité. Ah ! comme vous bénissez le jour où vous êtes venu, à travers les terres et les mers, jusqu’à ce lac de Génésareth, pour chercher cette nuit de solitude dans laquelle vous sentez le temps passer doucement sur votre tête et vous jouissez d’être seul, de ne pouvoir communiquer votre émotion à personne. Dieu concède ce bonheur à ceux qui, humblement et courageusement, viennent de loin. Ces heures suprêmes, où l’âme vit mille existences concentrées et muettes, sont accordées aux pèlerins qui ne craignent pas les fatigues, les tristesses de l’exil, l’éloignement, et qui se rendent au pays du repos, dans la patrie et près du lac même de Jésus. O silence sublime et suggestif ! N’est-ce pas Lui qui vient jusqu’à vous sur les eaux, qu’il effleure de son pas léger ? Qui donc, dans l’ombre, parle dans votre cœur, vous disant d’espérer, d’espérer toujours, car Il est l’éternelle espérance ?… Nuit de longue rêverie religieuse et spirituelle, nuit de rêve, nuit de douceur, sur les rives de la mer miraculeuse, au milieu du silence solennel… Qu’importe si le temps des miracles est passé ! Ici, dans votre esprit, le miracle renaît ; car vous sentez votre âme s’ouvrir comme une fleur ; car vous êtes un de ces humbles qui l’aimèrent, le suivirent, le virent naviguer sur les eaux, entendirent les échos des collines répéter ses paroles ; car vous aussi, vous voudriez vous lever et suivre les pas de la douce Apparition, où qu’elle surgisse, où qu’elle veuille vous diriger…