Au pays de Jésus : $b souvenirs d'un voyage en Palestine
VII
Ombre qui souffre…
J’eus la joie de me trouver à Jérusalem le jour de la Fête-Dieu. Vous savez que c’est un jour aimé de ceux qui ont été élevés dans le Midi, où la piété religieuse se plaît à des manifestations pleines de gaieté, de grâce et de tendresse, ainsi qu’à des spectacles d’une pompeuse solennité. Dans le Midi ensoleillé et riant, la Fête-Dieu fait sonner les bruyants carillons dans les tièdes journées de mai ou de juin, et promène dans les campagnes un dais de velours rouge soutenu par des piques dorées, sous une pluie de fleurs, dans un nuage d’encens, au milieu des prières et des chants. La Fête-Dieu autrefois était un Noël estival, mais un Noël plus intense, célébré au grand air, à la belle lumière du soleil, dans la jeune verdure, dans l’éternel renouveau de la nature ; seulement les anciennes coutumes s’effacent et celle-ci, comme les autres, va se perdant peu à peu…
Donc je fus charmée de me trouver ce jour-là dans la moderne Sion, la ville vouée au Seigneur. Je pensais que la Fête-Dieu, dans ce pays où Jésus avait vécu et souffert, devait avoir un éclat spécial. Hélas ! j’oubliais que nous nous trouvions en Turquie ! Non pas que les musulmans s’opposent en quoi que ce soit aux manifestations du culte chrétien ; mais Jérusalem est sous la domination du sultan, et les processions triomphantes à travers les quartiers mahométans ou juifs seraient un non-sens. Mahomet règne en maître ici : la mosquée d’Omar, construite sur les ruines du Temple de Salomon, est plus grande et plus magnifique que l’église du Saint-Sépulcre.
Aussi, l’Église latine fait sa procession du Corpus Domini dans l’intérieur du sanctuaire, modestement, mais très pieusement. Toute la communauté franciscaine y prend part, et, l’an passé, il s’y trouvait aussi le Père Louis de Parme, le supérieur des franciscains, qui, humblement, s’était mêlé à la foule des autres moines, observant ainsi la tradition de simplicité et d’obscurité du grand saint François. J’ai déjà dit que l’église du Saint-Sépulcre est vaste : plus que vaste, du reste, bizarre, extravagante, faite de sept ou huit églises réunies, les unes hautes, les autres basses, carrées, rondes, octogones, souterraines, latines, grecques, coptes, arméniennes, claires, obscures, sombres, reliées entre elles par une allée découverte, où il pleut — quand il pleut… Il y a l’édicule sacré qui renferme la Tombe divine, puis la chapelle souterraine où sont les autres tombes de Joseph d’Arimathie ; ensuite la chapelle souterraine de Sainte-Hélène et de l’Invention de la Croix, la chapelle de la Prison de Jésus, la chapelle de l’Apparition devant sainte Madeleine, la chapelle de la Flagellation, la chapelle de la Pierre de l’Onction, l’église du Golgotha, et dans celle-ci la chapelle du Crucifiement, la chapelle de la Mort, la chapelle de la Déposition, et j’en oublie… Sont-elles trop nombreuses ? Non, la piété chrétienne des premiers siècles voulut multiplier les souvenirs, pour imprimer plus profondément l’image du Divin Martyr dans le cœur des hommes ; partout où il y eut un acte de cette Passion, les fidèles voulurent qu’on pût y pleurer et y prier. Mais les temps ont changé ; les croyants d’à présent adorent Jésus dans son essence même, dans sa complète perfection humaine et divine, et non plus pour cet épisode de douleur…
J’ai énuméré ces églises et ces chapelles, puisque la procession latine les visite toutes en priant et en chantant ; elle commence à trois heures, et à deux heures et demie, je me trouvais déjà dans le temple. Une foule composée de Hiérosolomitaines latines enveloppées dans leurs blancs manteaux de mousseline, portant parfois un enfant ; de Bethlémitaines, à la beauté fine ; de dames européennes, habillées à la dernière mode ; d’Anglaises catholiques, ridicules sous de grands chapeaux ornés d’un couvre-nuque de toile ; de mendiants, drapés dans des haillons ; et partout des bambins, de tout âge et de toutes tailles, car Sion paraît se prêter singulièrement à la multiplication de la race humaine… L’église du Saint-Sépulcre avait toujours son aspect stupéfiant, assemblage d’éléments mystiques et profanes, réunion de fanatiques et d’indifférents, laide et belle tout à la fois, riche et pauvre, dégoûtante et émouvante…
La procession sortit à trois heures précises de la grande chapelle de Marie-Madeleine, qui appartient aux franciscains. Devant marchaient les cavass du couvent, c’est-à-dire deux gardes armés et vêtus magnifiquement, avec de grands bâtons à pomme dorée qui frappaient le sol à coups réguliers ; puis le clergé, puis la moitié de la communauté franciscaine, puis le dais sous lequel était exposé le Corps de Notre-Seigneur, puis l’autre moitié des moines franciscains, puis une multitude d’enfants des écoles de Saint-François et de Saint-Joseph, et enfin une foule de croyants de toute condition. Un long cortège qui se déroulait difficilement dans le temple, avec ses énormes pilastres et ses chapelles aériennes ou souterraines. Les prêtres et les moines chantaient, les religieuses, les garçons et les filles leur répondaient ; et au premier arrêt devant la sainte Tombe, dans un éblouissement de soleil qui entrait par ces hautes fenêtres, au milieu des nuages d’encens, j’eus la sensation que c’était bien la Fête de Dieu, glorieuse et gaie, avec les chants des enfants, des prêtres et des sœurs aux blanches coiffes.
Ah ! ces sœurs… Quatre ou cinq d’entre elles, vêtues de gris, le visage caché par de grandes ailes blanches, allaient et venaient, faisant s’agenouiller les fillettes, réglant leurs mouvements, dirigeant leurs motets, marchant de ce pas étouffé qui leur est habituel, conservant un air tranquille, renfermé et lointain… Il y avait une religieuse plus âgée, plus grave, approchant de la trentaine, physionomie sereine, qui surveillait tout avec une attention et une patience infatigables. Enfin, parmi les petites filles, se trouvait une autre religieuse qui attira aussitôt mon attention. D’abord, elle n’était pas vêtue de gris, mais de noir, avec une tunique et une patience semblables à celles de carmélites, les filles de la grande sainte Thérèse d’Avila, — sauf que sa tunique et sa patience étaient noires. Sa coiffe, petite et étroite, et toute plissée, n’avait pas les ailes blanches des sœurs de Saint-Joseph. Quel était son ordre ? Elle n’était pas cloîtrée, certainement : son voile noir était rejeté en arrière et pendait tristement sur la tunique sombre.
Cette religieuse appartenant à un ordre que je ne connaissais point, était grande et mince, si mince que les plis de sa robe flottaient sans accuser aucune forme. Son allure indiquait une fatigue mortelle ; à chaque pas, elle s’arrêtait comme à bout de force, et quand elle se remettait en marche, elle semblait vouloir tomber… non pas tomber, mais s’évanouir, défaillir, perdre connaissance, disparaître… On ne voyait d’elle que le visage et les mains : un visage juvénile, marquant à peine une vingtaine d’années, mais si ravagé, si pâle, si transparent, si émacié, que toute la douleur humaine paraissait s’y être imprimée. Les yeux sombres étaient pleins d’une indicible lassitude, regardant sans voir, incertains, troubles, mélancoliques, souvent voilés de larmes ; la bouche pâle, aux lèvres fines, avait, à de certains moments, une expression déchirante. Et ces mains, ces mains !… L’une, toute blanche, pendait presque inanimée le long de la robe noire ; l’autre tenait le cierge : le cierge était léger, mais les doigts étaient si décharnés, si faibles, si effilés, qu’ils tremblaient et laissaient tomber de grosses gouttes de cire. Mains diaphanes, aux veines trop bleues ; mains de femme qui pleure, qui souffre, qui agonise, qui meurt…
Pourquoi, aussitôt, cette Fête-Dieu s’assombrit-elle en moi ? Pourquoi tout mon être fut-il apitoyé par cette jeune douleur ? Pourquoi mes yeux ne se détachèrent-ils plus de cette ombre noire qui se traînait et chancelait comme prise de vertige ? Je l’ignore… Je fus vaincue par un sentiment de pieuse curiosité, par la fascination de la souffrance, par le mystère de tout ce qui est triste, par l’apparition d’une peine inconnue. Qui était-elle ? D’où venait-elle ? Où allait-elle ? Je n’en savais rien : je ne pouvais rien demander, ni à elle, ni aux autres ; j’étais dans la foule des fidèles, elle était au milieu des fillettes qui chantaient ; je n’étais qu’une humble chrétienne et elle était religieuse ; elle semblait devoir expirer d’angoisse et d’épuisement à chaque soupir… Mais en cette journée mystique, ce fantôme enfermé en des vêtements monastiques intéressait mon âme comme une énigme douloureuse.
Combien cette religieuse devait souffrir ! On devinait que pour venir à l’église et suivre la procession, elle avait dû faire un effort surhumain : aussi les forces lui manquaient à chaque instant. Le cortège était interminable et faisait de longues haltes : devant chaque église, devant chaque autel, tout le monde se mettait à genoux et priait, chantant pendant un quart d’heure ou une demi-heure. La malheureuse ne s’agenouillait pas, elle tombait à terre, perdue dans les ondes de sa robe de bure, abîmée dans un affaissement profond, la tête baissée, les épaules voûtées : une guenille par terre, une loque, un amas noir, d’où sortait un masque exsangue, effrayant. Elle pouvait à peine se relever ; deux fois, je la vis devenir plus pâle, comme si elle allait mourir.
Ces longues stations à genoux sont épuisantes ; à la troisième chapelle, humblement, elle alla s’appuyer contre un mur, ne se soutenant plus. Pauvre, pauvre petite !… Plusieurs fois, elle essaya de chanter, pour répondre aux motets et unir sa voix frêle à celles des fillettes ; mais sa bouche, sa bouche dolente, s’entr’ouvrit, aucun son n’en sortit et des larmes passèrent dans ses beaux yeux obscurs. De temps en temps, la religieuse qui s’occupait des enfants lui souriait de loin, et l’autre lui répondait par un sourire mélancolique, las, si atrocement las… Ses traits se tiraient et deux grandes ombres noires s’allongeaient sous ses paupières.
— Elle va mourir… pensai-je, toute tremblante, inondée d’une sueur froide comme si j’avais été en proie à un cauchemar.
Tout cela me semblait vraiment un rêve : cette lente théorie de moines, de prêtres, de sœurs de charité ; ce dais somptueux, ces files d’enfants, la bouche entr’ouverte, la gorge pleine de chants, les yeux calmes et béats ; ce mysticisme serein, s’étendant sous les voûtes du vieux temple où le Fils de l’homme avait été crucifié et était mort, tout cela me semblait un songe — un grand songe de paix et de lumière — traversé par une ombre qui paraissait avoir scellé en son cœur toutes les duretés, toutes les tortures, toutes les misères humaines. Cette religieuse, qui était gracieuse et frêle dans les plis de sa noire tunique, avec un petit visage consumé par un exquis et terrible mal, — quel mal ? un mal de l’âme ou un mal du corps ? — avec des prunelles nageant dans un fluide de tristesse, avec une fine bouche aux lèvres violettes, avec des mains pures et blanches comme l’hostie, cette religieuse semblait l’emblème de ce que peut supporter notre pauvre existence humaine, limitée dans la joie, sans bornes dans la douleur !
— Qu’elle meure ! qu’elle meure !… pensai-je encore en la voyant s’appuyer la tête contre un pilastre, presque inanimée.
La sœur qui conduisait le petit troupeau enfantin s’approcha d’elle et lui parla tout bas. L’infortunée écoutait, les yeux clos, sans répondre : elle fit un signe négatif, très faiblement. Cependant les paroles de l’autre lui avaient rendu quelque courage. Quand la procession se remit en marche, allant d’une chapelle à l’autre, elle se releva d’un seul coup. Elle avait pris un chapelet dans sa poche et, sans le baiser, le tenait collé contre ses lèvres, comme si elle buvait une liqueur réconfortante. Mais plus loin, à l’église souterraine de l’Invention de la Croix, je frémis pour elle : le cortège se pressait sur un large escalier, aux degrés glissants et à moitié brisés, sans rampe, et tout en bas, devant l’autel de Sainte-Hélène, psalmodiaient les frères. Hélas ! elle ne put descendre. Elle resta appuyée contre l’architrave ; je la revois encore, la face blême entre la coiffe et la guimpe, les paupières meurtries, la respiration haletante, une sueur glacée aux tempes, tenant le rosaire et le cierge dans ses mains, agitées d’un tremblement mortel. Elle ne put monter non plus à l’église du Golgotha. La chapelle du Calvaire est bâtie à la hauteur d’un premier étage, et, par un large balcon, elle s’ouvre sur celle du Saint-Sépulcre ; elle est enveloppée de mystérieuses ténèbres, où scintillent les argenteries des madones byzantines et les cierges allumés. Un escalier de marbre, étroit et roide, y conduit et laisse passer peu de monde, car l’église du Golgotha n’est pas grande. J’entendais les chants, là-haut, devant le cercle fermé et auréolé d’or dans lequel brillait la croix ; et jusqu’à moi venaient les voix graves et sonores des moines, les voix jeunes et argentines des séminaristes, les voix un peu aigres et un peu aiguës des fillettes et des garçons.
La religieuse était restée en bas. Je la vis essayer de monter la première marche, sans y réussir. Et, chose singulière, une bouffée de sang enflamma son visage ; elle eut un geste de désespoir et serra les lèvres comme pour réprimer un sanglot, un cri, un soupir, que sais-je ?… Elle parut attendre, dans une crise d’agonie, quelque chose de terrible, tant ses regards exprimèrent d’épouvante et d’anxiété. Là-haut, on priait et on chantait… Peu à peu, sa figure reprit sa pâleur terreuse, et le flot brûlant qui avait empourpré ses pommettes et son front s’éteignit. Et pendant qu’elle restait affaissée, devant cet escalier qu’elle n’avait pu gravir, moi, cachée derrière mon pilier, je vis s’échapper deux grosses larmes de ses paupières abaissées. Silencieuse dans l’ombre, — ombre elle-même, — elle pleurait doucement, sans même soupirer : l’eau amère coulait sous la frange brune de ses cils, mouillait ses joues amaigries, pleuvait sur sa robe noire, et elle ne pensait pas à l’essuyer, tandis que la main qui tenait le rosaire contre ses lèvres retombait à ses côtés et que le cierge, à demi consumé, versait ses gouttes de cire sur le sol. Combien cela dura-t-il de temps ? Je n’en sais rien, mais cela me parut sans fin : il me semblait qu’un fleuve, qu’une mer, jaillissaient de ses yeux rougis, trempaient ses vêtements, inondaient le temple, submergeaient mon cœur et tout mon être… La sœur qui surveillait les petites filles redescendit, agile et active, et, en passant près de la malheureuse, s’arrêta une minute et la regarda. Elle ne lui dit rien et jeta un coup d’œil autour d’elle. Tous priaient. L’obscurité était complète. La sœur tira un mouchoir de sa poche et sécha le visage de la pauvre éplorée avec un geste caressant. L’autre releva la tête et la remercia d’un mouvement mélancolique.
Maintenant, la procession n’avait plus qu’à s’arrêter devant la Pierre de l’Onction, sur laquelle le corps de Jésus fut étendu pour être embaumé. Autour de cette roche brûlent une quinzaine de lampes d’argent, et, en entrant et en sortant du saint Sépulcre, chacun se prosterne devant elle, pour la toucher du front et des lèvres. Tout le cortège entoura la pierre ; d’abord les moines franciscains, l’un après l’autre, baisèrent la dalle blanche, polie par les lèvres des croyants ; puis le clergé, puis les enfants, puis tous les assistants : c’était un agenouillement général ; quelques bouches s’arrêtaient plus longuement sur le marbre ; d’autres s’y collaient convulsivement ; et tous les visages paraissaient troublés de ce contact. La religieuse était restée adossée contre la paroi du vestibule où se trouve la pierre ; elle attendit que, lentement, la foule se dispersât pour s’agenouiller sur la relique sacrée. Elle regarda autour d’elle : solitude complète. Alors elle tomba, les bras en croix, sur la roche et l’embrassa frénétiquement, dans un incroyable emportement de passion religieuse. Et elle resta là, comme un corps mort, — quelque chose de noir, adorant la pierre sacrée où Jésus fut oint par les saintes femmes…
Je sus plus tard l’histoire de cette religieuse. Elle était phtisique et était venue en Terre Sainte, envoyée par son couvent, pour voir si Jésus ferait un miracle en sa faveur. Parfois, l’air chaud et sec de l’Orient aide la volonté divine. Mais elle savait ne pouvoir être sauvée et voulait mourir, là, où était mort le Martyr… Cette fête fut la dernière à laquelle elle prit part. Quand je partis pour la Galilée, elle était déjà réunie à son Seigneur, comme elle l’avait désiré.