← Retour

Au pays de Jésus : $b souvenirs d'un voyage en Palestine

16px
100%

VERS LA SYRIE

AU PAYS DE JÉSUS

I

En mer.

Un jour, une heure, une minute avant le départ, tout le fébrile enthousiasme du voyage s’évanouit. L’égoïste ardeur avec laquelle se sont faits les préparatifs, la hâte joyeuse pareille à celle du prisonnier qui sourit à la liberté, ce rêve intérieur qui fait briller les yeux de quiconque s’embarque, tout cela disparaît, laissant à sa place un doute froid et stérile, une angoisse légère et opprimante. L’âme incertaine se dit : « Fais-je bien de m’en aller ? Seront-ils vraiment beaux, fantastiques, poétiques, les pays où j’irai ? Trouverai-je l’émotion qui doit faire revivre mon cœur las et desséché ? Ne sont-ce pas les illusions des voyageurs, l’inquiétude des hommes, la maladie du vagabondage, l’inlassable curiosité des imaginations avides, qui ont créé ces légendes merveilleuses, ces fabuleux récits d’impressions éprouvées ? Ou, pis encore, n’est-ce pas plutôt l’avidité de ceux qui vivent des voyages, sociétés de navigation, compagnies de chemins de fer, marchands, industriels, aubergistes, cochers et portefaix, qui ont organisé une vaste et indécente comédie ? Et peut-être, mon pays n’est-il pas absolument beau comme je le crois, ce pays que je connais et que j’aime, dont je sais supporter les défauts parce que je l’adore, ce pays qui m’a vue naître, et qui, espérons, me verra mourir ? »

Ainsi, le doute mord le cœur du voyageur, comme si les paroles de l’Ecclésiaste lues le matin même, par hasard, vibraient encore en lui, parlant de la vanité des choses. L’âme, embarrassée et triste, se dit : « Pourquoi partir, et laisser derrière moi tous ceux que j’aime ? La vie est courte, les jours sont précieux ; à peine avons-nous le temps de caresser une tête blanchie, de baiser les yeux de nos enfants, de serrer une main amie, et nous rendons ce temps plus bref encore, en fuyant comme si l’avenir était éternel, tandis que tout doit finir promptement ? Pourquoi quitter des figures bienveillantes qui me regardent avec tendresse, pour vivre volontairement au milieu de visages étrangers, pour entendre des idiomes étrangers ; pour me sentir seule, perdue dans ce vaste monde, sans qu’une de mes souffrances, sans qu’un de mes cris de douleur trouve une main affectueuse, une parole de consolation ? Aller si loin, pourquoi ? Qui est-ce qui me rend si cruelle envers moi-même ? Qui me pousse ? Pas ceux que j’abandonne, car leur silence mélancolique m’encourage à rester… » Et au milieu de ces angoissantes questions de l’esprit attristé, le voyageur est pris d’un accès de misère morale et matérielle : ses mains, déjà lasses, ne peuvent plus fermer les valises, sa pensée distraite oublie l’heure du départ, son cœur tremblant n’ose même pas prononcer les paroles d’adieu…


En ce soir parfumé de mai, tandis que sur le bateau on remontait l’ancre pour appareiller, l’aspect de Naples prenait une séduction plus profonde. Des milliers de lumières brillaient le long de la côte, piquaient les collines et scintillaient comme si les étoiles étaient descendues du ciel, pour donner à la ville un enchantement sidéral. Le fronton d’une église, sur une hauteur, était brillamment illuminé pour célébrer la fête d’un saint, et se dessinait en lignes brillantes dans l’obscurité : de temps en temps, dominant le bruit sourd de la ville, qui jouissait de cette tiède soirée printanière, la détonation d’une fusée se faisait entendre, et une fleur de feu s’ouvrait dans le ciel noir. Sur les quais, on voyait distinctement passer les voitures pleines de gens, qui allaient à leurs amours, à leurs plaisirs, à la promenade ; la trompette des tramways sonnait, très bruyante. Et l’arc du firmament, d’un azur velouté et profond, s’arrondissait dans la grande clarté de la Voie Lactée, où les étoiles semblaient palpiter tendrement.

Autour du bateau, s’étendait l’eau frémissante avec des reflets pâles, et de-ci, de-là, le falot rouge d’une barque qui coupait l’onde tranquille, sur un rythme égal et monotone. A bord, tout paraissait immergé dans les ténèbres : d’étranges assemblages de bois, de cordes, de fer, se dessinaient vaguement ; des gens affairés s’agitaient et montraient, en passant près d’une lanterne, de faces préoccupées et inconnues. Des groupes de personnes parlaient bas ; d’autres êtres solitaires se blottissaient dans un coin, peut-être mélancoliques, peut-être ne pensant à rien du tout. Le plancher récemment lavé était glissant ; on n’osait pas s’accouder sur le bastingage encore humide, pour regarder une dernière fois la ville. De temps en temps, la manœuvre laissait tomber une corde, et, instinctivement, on changeait de place, examinant avec défiance cette ambiance qui paraissait hostile, ennemie, remplie de pièges. Du reste, le bateau semblait petit et mesquin : dans la nuit, il était impossible de trouver le commandant ou le commissaire ; personne ne vous écoutait, et on se heurtait les uns les autres, sans se saluer, sans s’excuser.

Puis, le signal du départ donné, le bateau a l’air de faire un grand plongeon dans l’encre, un saut dans l’ombre, pour se noyer, lentement, dans la nuit. Petit, léger, étrange, s’enfonçant de plus en plus dans les ténèbres de l’horizon, il s’éloigne, et la ville grandit, couchée sur ses collines fleuries, plus séduisante dans sa grâce nocturne. Sur le pont, le mouvement s’est calmé. Quelques spectres, appuyés sur le bastingage, admirent le paysage, tout piqueté de lumières ; d’autres spectres, assis sur des bancs, sentent les premiers frissons du vent marin qui commence à souffler ; quelques points incandescents trouent l’ombre, montrant un cigare ou une cigarette allumés. Tout d’un coup, d’une grosse machine noire, à droite, s’élève un bruit étrange suivi d’un vague hennissement. Cela sort d’un box, où est enfermé un cheval, dont la tête passe par-dessus la cloison mobile. L’animal, à l’étroit, doit souffrir. Il hennit et frappe du pied. A chaque coup de cloche, il se débat, et devant ce fantôme de cheval se tient un fantôme de soldat qui lui caresse la tête, pour le calmer. La pauvre bête, elle aussi, regarde Naples et semble triste comme un homme, en cette nuit de mai.


Mais, au matin, en pleine mer, impossible de ne pas subir le bien-être physique qui domine les tristesses, les atténue, les endort. Les mélancolies intimes sommeillent, tandis que tout le reste de l’être s’abandonne à la caressante fraîcheur de cette heure exquise. On croirait naviguer dans une immense coupe mollement arrondie, remplie d’une eau azurée ; et le sillage du navire, sa grande ligne argentée, écumeuse et bouillonnante, marque le milieu de cette coupe. L’eau a le brillant d’une étoffe de soie, et son mouvement est rythmé comme une respiration. Le bateau est tout blanc, nettoyé de fond en comble ; ses cuivres luisent, les tentes rouges de ses écoutilles ondoient sous la brise légère. Silencieux, déchaussés, d’un pas souple, les matelots vont et viennent, lavant encore, versant de l’eau partout : ils ont cet air calme et attentif particulier aux marins habitués aux muets labeurs. Pendant ces heures de navigation, avec cet heureux sixième sens de l’homme, qui est l’assimilation, le corps commence à s’habituer à ces petites cabines, à ces petits lits, à ces petits escaliers, à ces petites fenêtres ; le tillac semble immense et le pont élevé où le capitaine s’occupe de notre chemin et de notre vie paraît un minuscule paradis, tout blanc, enveloppé de clartés, très haut, près du ciel.

Où est donc Naples, où sont donc ses enchantements ? Bien loin, maintenant… Nous sommes enfermés dans cette large coupe d’azur, n’ayant plus la notion précise du temps et de l’espace ; nous sommes enveloppés par cet air lumineux et pur, traversé, souvent, par le vol d’un faucon ou d’une tourterelle lassée ; nous sommes conquis par ce plaisir de vivre, sans volonté, sans pensée, voguant dans le bleu, sur ce bateau brillant et propre. Certainement le regret existe au fond de notre âme, et quelquefois avec une tendre mélancolie il embrume notre esprit et voile nos yeux ; quelquefois le regret a une morsure plus vive… L’homme ne change pas ses sentiments : il les caresse, il les endort, il les berce dans un long repos, sauf à les retrouver en lui, plus calmes et plus doux, mais toujours vivants, mais toujours présents… Et la vie étrange du bateau, si différente et si immédiatement familière qu’il vous semble l’avoir vécue autrefois, quand vous n’avez jamais navigué ; et cette petite humanité qui vous entoure, vous, inconnu, de gens que vous ne verrez plus demain et qui vous oublieront ; et tous les menus événements de votre singulière existence : les choses, les êtres, les menus faits, tout cela vous enlève jusqu’à l’idée même de votre personnalité. Qui êtes-vous, à présent ? Un individu quelconque qui voyage, comme tant d’autres individus. Qu’importe votre âge, votre situation, votre intelligence ? Tout est hors de vous, et vous-même ne vous appartenez plus ; vous faites partie du bateau et de son itinéraire, vous êtes emporté dans une course rythmique vers l’endroit où vous allez — où vous irez, si le bateau et la mer le veulent bien.

Aujourd’hui la mer est bonne ; mais la nuit suivante, dans votre sommeil, vous entendez ses grondements et son agitation, au Cap Spartivento ; et, le troisième jour, l’île de Candie apparaît, avec ses montagnes couvertes de neige, en mai ; pendant huit heures d’affilée, on ne voit que Candie, et enfin, enfin, au bout de quatre journées de mer, dans un crépuscule rosé, vous apercevez une file de maisons blanches et basses, sur un fond de sable jaune : c’est Alexandrie d’Égypte, c’est la terre de Cléopâtre, que vous touchez presque. Plus tard, car le voyage en mer vous a doucement enlevé toute volonté et votre imagination passive subit seulement les impressions immédiates, plus tard, vous vous souviendrez toujours de cette première vision, de ces maisonnettes blanches sur du sable d’or, tandis que le soleil pourpré se lève à l’horizon et qu’un souffle chaud vous donne le salut de l’Orient.

Chargement de la publicité...