Au pays de Jésus : $b souvenirs d'un voyage en Palestine
II
En palanquin.
Personne ne visiterait Jéricho, ses dix maisons et ses vingt cabanes perdues dans la grande plaine de Riha, si l’on n’était forcé de s’y arrêter en allant de Jérusalem aux rives désertes de la mer Morte ou aux bords verdoyants du Jourdain. Personne ne voudrait séjourner dans ce triste village, qui semble situé au fond d’un puits et où le ciel paraît si lointain que l’œil s’abaisse plein d’effroi sur la terre. Le voyageur emporte avec lui une impression d’ennui, de frayeur, de malaise, et se souvient de Jéricho comme d’un endroit étrange et angoissant, où l’on a la sensation d’une chute dans un trou profond, plein de vapeurs âcres et de reptiles mystérieux… Qui n’a éprouvé, à Jéricho, ce frisson physique et cette terreur morale ? Qui n’a pas eu la crainte vague de mourir, suffoqué dans cet air irrespirable, la nuit, dans ces étroites chambres meublées ? Qui n’a pas eu le cœur soulevé du goût de cendre qu’ont tous les mets et de la saveur saumâtre qu’ont tous les liquides ? Alors, dès qu’on a subi ces effets divers, on n’a plus qu’un désir : fuir, fuir, sans perdre une minute, n’importe où, vers le Jourdain, vers la mer Morte, vers les monts de Moab, vers le désert même, mais ne pas rester là où l’agonie est inévitable — l’agonie d’une pauvre mouche tombée dans un verre.
La fuite ! La petite maison de bois et de briques où l’on loge à trois francs la nuit est construite au bout d’une ruelle : elle est enveloppée d’un silence et d’un recueillement propres à donner immédiatement le frisson de la peur. Les deux vieilles Russes ont des vêtements gris, avec une coiffe et un col blanc, une tenue monacale. Elles ne comprennent pas un mot d’italien, de français ou de grec. Silencieuses, elles vont et viennent d’un pas léger. De temps en temps, la petite maison, qui a un étage, craque un peu et on ne sait rien de ceux qui sont au-dessus, à côté, autour de vous.
La chambre où l’on dort est au rez-de-chaussée ; les fenêtres grillées s’ouvrent sur la campagne. Le lit est entouré d’une moustiquaire si épaisse qu’on pourrait y cacher un cadavre, comme dans les Mystères d’Udolphe, d’Anne Radcliffe. Au dehors, le drogman, fidèle défenseur, repose sur le divan d’une salle à manger ; le Bédouin d’escorte, le moukre et son fils logent dans un hangar près des bêtes. Deux longues nuits s’écoulent ainsi ; on ouvre toutes les fenêtres sans réussir à respirer ; on sort sur le chemin pour essayer de voir les étoiles à travers les arbres ; on interroge les bruits légers qui rompent le lourd silence ; on attend je ne sais quelle apparition imaginaire ou réelle.
On va généralement à Jéricho à cheval en une dizaine d’heures. Moi, je choisis le palanquin : ce mode de transport est plus pratique et plus poétique ; il est un compromis entre la raison et l’imagination, et, tout en étant peu habituel, il respecte davantage les os du voyageur. En Orient, le palanquin est une sorte de chaise à porteur en bois, dont le devant est ouvert ; sur les côtés, deux petites portières. La banquette et le dossier sont rembourrés de cuir et couverts de toile grise. Quatre brancards en avant et en arrière passent dans deux forts anneaux de fer attachés au bât de deux vigoureuses mules. Et l’on est un peu secoué, pas trop, avec la sensation d’un voyage sur mer — sans nausée.
Il est inoubliable, ce voyage en palanquin, dans ce pays où l’histoire sacrée a laissé tant de traces ; où Jésus, humblement, courba la tête pour recevoir le baptême, tandis que le Précurseur pâlissait en touchant son Seigneur ! Nous partîmes de Jérusalem vers une heure après midi. Un vent frais commençait à souffler. Notre petite caravane était ainsi composée : d’abord mon palanquin plein de valises, de livres, de manteaux pour la nuit, d’ombrelles et de mouchoirs de soie pour le soleil ; puis le drogman Issa, à cheval ; puis, également à cheval, le Bédouin Ahmed ; celui-ci armé jusqu’aux dents, jeune, maigre, bruni, silencieux, fumant d’éternelles cigarettes ; puis le moukre Jean et son fils, conduisant l’âne chargé de provisions, sur lequel ils montaient une heure chacun. Le Bédouin marchait en tête, et sa silhouette menue et précise se détachait nettement sur la limpidité du ciel d’Orient ; parfois, il s’arrêtait, et, immobile comme une statue équestre, attendait l’arrivée de la caravane. Le palanquin le rejoignait bientôt, avec son balancement, qui rendait le paysage imprécis et plus attrayant ; après lui, toute notre petite troupe.
Ah ! les longues heures passées en cette rêverie heureuse, en cet état d’âme exquis qui rend les impressions plus aiguës et plus profondes !… Ah ! ma petite cellule de bois, ondulant sous les pas assurés des mules, et l’horizon fuyant, et le paysage mouvant, et le parfum des lauriers-roses ! La route interminable, sans gaieté, sans vie, serpentant entre des collines arides, descendant insensiblement au fond de ce lugubre entonnoir, me faisait l’effet d’une route de rêve vers une contrée chimérique, grâce à ce muet bercement dans l’air léger.
Les hautes montagnes de Sion fuyaient derrière nous ; les maisons de Béthanie disparaissaient une à une, et, comme en un kaléidoscope, défilaient les collines poudreuses où le chacal même ne peut trouver sa nourriture. Et toujours la petite boîte ambulante descendait, descendait, le long des parois rocheuses, dans le lit des torrents, dans les fossés creusés par les pluies hivernales. Le drogman, le moukre et son fils marchaient avec cette patience impassible des Arabes qui affrontent toutes les privations et dévorent tranquillement l’espace. Le Bédouin svelte, le fusil en bandoulière, les poignards croisés dans sa ceinture, allait, toujours silencieux. Et pendant six heures, je n’ouvris pas un livre, et je vécus dans l’austère enchantement d’un pays deux fois sacré par les grands événements dont il fut le théâtre et par les cataclysmes de la nature : pays dévasté, peut-être pour avoir vu de trop grandes choses. Je me sentais loin, détachée du monde extérieur, délivrée de toute influence étrangère, seule, seule, devant cette campagne vaste et déserte, avec, là-bas, le but attendu et désiré ; je me sentais toute autre, avec une âme ingénue comme celle d’un enfant, — mais d’un enfant qui aurait connu l’ardeur de la vie et la douceur du rêve… Ah ! mon palanquin, tout parfumé de lauriers-roses, qui me portait par les chemins arides, semés de pierres fendillées par le soleil ! Je n’ai qu’à fermer les yeux pour retrouver encore son mouvement régulier, pour revoir ces paysages tragiques et enchantés, imprimés en mon cœur, qui ne saurait plus oublier…
Le voyage de nuit en palanquin a quelque chose de magique. Vers trois heures après minuit, le drogman vient frapper à la porte de la petite chambre où je repose, à Jéricho ; dans l’ombre profonde, au milieu de l’agitation de personnages fantastiques, qui grouillent de tous côtés, la caravane repart pour le Jourdain. Les ténèbres sont épaisses, mais les mules ont le pied sûr. Et le palanquin entre dans le noir, descend, s’incline, penche, remonte, ondoie, effleure des buissons parfumés et s’enfonce de plus en plus dans l’obscurité : au loin, paraît un bout de ciel étoilé. J’ai la sensation d’être dans un pays inconnu, mystérieux, fabuleux ; de suivre des routes inexplorées et des chemins incertains, dans des végétations invisibles ; d’étranges profils et d’inquiétantes silhouettes se dessinent autour de moi : seule, la cigarette du Bédouin brille faiblement devant moi. En vain, mon regard halluciné essaye de distinguer quelque chose ; en vain, je me penche à la portière pour tenter de voir… Où allons-nous ? Avons-nous réellement un but ? Le voyage me semble interminable, sans fin, éternel… Peut-être vais-je toujours marcher ainsi, sous la sombre nuit, enfermée dans cette boîte ? Mais non ! là-bas, là-bas, les voiles épais, s’éclaircissent comme si une main surhumaine les soulevait un à un. La pénombre devient grise, un souffle frais bat de l’aile, et nous allons vers la lumière du jour nouveau. L’heure est exquise. L’aube dans ce désert de sel qui s’étend de Jéricho au lac de bitume, l’aube n’a pas la tristesse de l’aurore brumeuse des villes. Elle a une délicatesse, une douceur, une jeunesse intenses. Une clarté rose enveloppe la montagne de la Quarantaine, où Jésus fut tenté par le démon, et descend dans la plaine. L’hallucination devient réalité : la grandeur de cette solitude où Jean a parlé se manifeste dans toute sa noblesse. J’ai les yeux encore pleins des visions de la nuit et mouillés de larmes… Mais le soleil se lève et une étendue vaste, immobile, décolorée, apparaît : c’est la mer Morte.