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Au pays de Jésus : $b souvenirs d'un voyage en Palestine

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III

Sodome et Gomorrhe.

La mer Morte est située à environ dix lieues de Jérusalem, à trois cent quatre-vingt-dix-neuf mètres au-dessous du niveau de la Méditerranée. L’immense coupe de ses eaux immobiles est renfermée entre deux chaînes de montagnes élevées et arides, les monts de Juda et les monts de Moab. Sur les rives et sur les sommets, aucune trace d’hommes ou de végétaux. Sa largeur est de dix-sept kilomètres et elle a près de quatre cents mètres de profondeur. Devant son apparence métallique, devant sa teinte uniforme qui ne réfléchit même pas l’azur du ciel, le voyageur croit à une étendue démesurée, et dans son imagination ce triste lac apparaît comme un océan tranquille, qu’aucun navire ne traversera jamais.

Malgré une certaine transparence, l’œil est arrêté à peu de profondeur par des étincelles rappelant l’éclat du mica. Je dois aussi avertir les baigneurs qu’on remonte toujours à la surface et qu’il faut apprendre à nager obliquement si l’on veut éviter de plonger et d’avaler un liquide dont la saveur est atroce. Le baigneur est également forcé de se couvrir le corps pour éviter le contact des minéraux en dissolution, et la tête pour se protéger des rayons du soleil. Lorsque l’eau de la mer Morte pénètre dans les yeux, elle y produit une brûlure analogue à celle du tabac. Aucune espèce de poisson ne peut vivre dans ces ondes empoisonnées. De temps en temps seulement, un oiseau rase le miroir scintillant sans le ternir et disparaît rapidement.

Phénomène bizarre : aucun des fleuves qu’elle reçoit et qui y déversent des milliers de litres d’eau, ne fait croître son niveau. Une immense évaporation se produit et augmente encore le mystère, la solennité de cet endroit. Pendant trois ou quatre lieues, la terre est brillante de sel et les chevaux enfoncent dans cette blancheur comme dans une neige scintillante. Çà et là, loin de la plage, s’élève un arbuste aride aux fruits étranges, amers ou pleins de cendre, selon qu’ils sont frais ou desséchés. Ce sont les fruits de la mer Morte, nés d’une végétation condamnée, dans un désert aride, des fruits abominables au goût, des fruits de châtiment, qui portent, eux aussi, les traces de la malédiction divine.


Devant cette mer sans vague et sans tempête, qui prend à l’aube la couleur de l’acier non trempé et aux heures plus lumineuses la teinte de l’argent en fusion ; sur cette plage qui ne vit jamais une barque de pêcheurs ou un bateau de plaisance ; en présence de cet océan mort où s’engouffre le rapide et bruyant Jourdain, la curiosité superficielle disparaît. Qu’importe si le manche d’une ombrelle, plongé dans l’eau, en ressort tout brillant de sel ? Qu’importe si cette petite île, là-bas, paraît ou disparaît au-dessus de la ligne des eaux ? Qu’importe si un Anglais a parcouru à la nage la distance qui la sépare de la rive ? Qui oserait penser à de telles futilités au milieu du tragique silence qui règne en ce lieu, parmi les âcres senteurs de bitume et de soufre, devant l’expression austère que prennent les Arabes de l’escorte, gens impressionnables et craignant Dieu ?

C’est plutôt une sorte de curiosité macabre qui pousse à se pencher sur l’eau et à la fixer, avec autant d’intensité peut-être que Dante, en son immortelle et funèbre vision de l’Enfer. Sous les ondes fumantes du lac de bitume, ensevelies sous une pluie de feu et de métaux fondus, dorment les cinq villes pécheresses, où il fut impossible de trouver dix justes. Terrible, implacable, fut le châtiment qui s’appesantit sur elles. La mer Morte étendit dans la vallée, jadis pleine de vie, ses eaux chaudes, épaisses et fumantes.

Pas une pierre, pas une trace humaine n’est restée de Sodome, de Gomorrhe, d’Adama, de Ségor et de Soboïm ! La terreur de cette punition céleste se répandit par tout le pays des patriarches et, dans le cours des siècles, plana comme un spectre menaçant au-dessus des villes adonnées au péché. La crainte du feu vengeur troubla longtemps encore les rois impies et les princes infidèles. Quel long pèlerinage d’êtres humains virent ces rivages solitaires ! Combien de voyageurs se sont mélancoliquement penchés sur ces ondes pour en découvrir le secret, et sont repartis plus pensifs, accablés sous l’infinie tristesse qui se dégage de la Mer Morte !


Jamais nulle part le symbolisme ne fut exprimé d’une façon plus efficace et plus épouvantable. Sodome et Gomorrhe sont bien disparues pour toujours, et ni la religion ni l’art ne parviendront à les évoquer. Cependant le péché et son châtiment, inflexiblement unis, sont partout. Cette immensité déserte où l’herbe ne pousse pas ; cette mer qui n’eut jamais de vagues et dont les vapeurs sulfureuses montent dans l’air jusqu’au ciel ; ce métal liquide où se heurtent les éléments les plus opposés ; ces couleurs sans vie, qui semblent faites de pierre ou de fer ; cette absence de mouvement ; la mort de ce vif et rapide Jourdain dans les abîmes profonds et obscurs de la mer Morte ; cette chaleur qui dessèche et cette odeur qui serre la gorge ; cette eau qui est du sel et du métal ; ces fruits qui sont du verre et de la cendre — tout cela, c’est l’âme, c’est son péché, c’est son châtiment. Et l’homme qui a dégradé son esprit dans les plaisirs égoïstes, qui a rendu un culte à la matière, qui a vécu dans l’orgueil, qui a sacrifié la partie la plus pure de lui-même aux choses du monde ; l’homme, au moment où il se croit le plus fort, sent en lui le poids écrasant de ce désert, de cette solitude, de cette aridité.

L’être qui a obéi lâchement aux plus bas instincts, dès que sont passées les brèves heures de ses joies, se voit fermer pour toujours le spectacle de la vie : il n’y a plus pour lui ni riante campagne, ni fleurs parfumées, ni oiseaux jaseurs ; tout est poussière, pierre, métal ; tout est sombre ardeur, tout est tourment des sens. Le fruit de la vie, d’apparence si florissante, désormais ne contient plus pour lui qu’un peu de cendre. Pareil à ces misérables habitants des cités maudites, il a nié, lui aussi, les saints enthousiasmes ; il a renoncé à l’idéal, il a repoussé la pureté et la foi, et comme eux, une fois son rêve de plaisir fini, il ne trouve plus en soi que la dévastation, la ruine, et le silence de la mort. Les eaux justicières se sont refermées sur cette dévastation et ne s’ouvriront jamais plus. Dieu a voulu que ce paysage de la mer Morte fût l’image du péché et du châtiment ; et quiconque a vécu dans l’erreur et a aimé le mensonge, voit submerger son âme sur un horrible lac asphaltite…

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