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Au pays de Jésus : $b souvenirs d'un voyage en Palestine

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III

Le marchand de grains.

L’Achille, un grand paquebot du Lloyd autrichien, avait quitté le port de Jaffa à midi et devait toucher Caïffa à sept heures du soir. Il se rendait à Constantinople, chargé de passagers pris à Port-Saïd, à Alexandrie, à Jaffa même, accomplissant son voyage sur les côtes d’Égypte, de Syrie, de Roumanie, prenant et laissant des voyageurs, chargeant et déchargeant des marchandises, avec un bruit de voix, un fracas de chaînes, qui se calmaient seulement lorsque nous marchions. Le père Marcel de Noilhac, le père Joseph de Naples et moi, avions pris ce bateau pour aller de Jérusalem à Nazareth. Nous devions nous arrêter à Caïffa. C’est un trajet peu important ; mais, à côté de nous, un grand nombre de touristes s’étaient installés pour une traversée de vingt jours, et connaissaient déjà tous les secrets du bord.

Le père de Noilhac appartenait à l’ordre de Saint-François et dirigeait le couvent de Nazareth : très sympathique, jeune, réfléchi et mystique, il faisait penser à une femme en prière, à une âme privée de corps. Le père Joseph de Naples, un beau religieux à la barbe grisonnante, était le moine le plus populaire de la Terre Sainte. Très intelligent et très actif, un peu trop remuant même, conservant encore son accent napolitain, il possédait les grandes qualités de vivacité, d’aisance, d’intuition rapide, naturelles à ses compatriotes. Apte à tout, pieux, religieux et, en même temps, agent diplomatique très fin, il connaissait à fond les Juifs, les Maronites et les Druses. A peine sur le pont, le père Marcel s’en alla lire son bréviaire dans un coin. Le père Joseph, lui, fut immédiatement entouré. Le commandant, le médecin, l’agent du Lloyd, cinq ou six passagers se pressaient autour de lui. Moi, j’essayais de saisir au passage une de ces intonations napolitaines, dont mon oreille était privée depuis deux mois déjà. Je me sentais un peu triste. En quittant Jérusalem, j’avais versé des larmes solitaires, à la pensée que je ne pourrais plus baiser le marbre froid du saint Sépulcre, que je ne verrais plus le soleil se lever du jardin de Gethsémani ; les premières émotions de mon voyage avaient été si intenses que la Galilée me semblait un peu froide, un peu effacée. Cependant, le père Joseph allait, venait, riait, discutait, donnait des poignées de main à tout le monde, toujours en mouvement, mais sans s’agiter inutilement comme nos frères de Naples. Les enfants d’un employé français au service de la Turquie s’empressaient maintenant autour de lui. Cette famille quittait Alexandrie, sur un ordre qui l’envoyait à Constantinople et allait, auparavant, passer un mois en villégiature. Je laissai le père Joseph causer avec les enfants, et je me rendis à l’arrière pour contempler le sillage, mon occupation favorite en mer, car je distingue tant de choses dans cette écume blanchâtre !… Je rêvais un peu lorsque le père Joseph s’approcha de moi, accompagné d’un homme vêtu comme un musulman : pantalon sombre, redingote noire et fez rouge. Celui-ci paraissait âgé d’environ cinquante ans ; il était de taille moyenne, robuste, bien rasé : ses yeux vifs et mobiles attiraient l’attention.

— Je vous présente Ibrahim, me dit le père Joseph.

— Tiens ! Pourquoi me présente-t-il ce Turc ? pensai-je.

L’Oriental ne porta pas ma main à son front et à son cœur, comme le font tous les musulmans, mais il me la serra cordialement.

— La Terre Sainte n’a pas de meilleur ami qu’Ibrahim, ajouta le père Joseph.

Je regardai mieux le nouveau venu, qui rougit de l’éloge du franciscain et voulut protester.

— Pour un Turc, dis-je bêtement, c’est très beau de respecter la Terre Sainte et ses religieux.

Ibrahim pâlit et une expression de vraie tristesse se peignit sur ses traits.

— Je ne suis pas Turc, madame, murmura-t-il, je suis chrétien.

— Excusez-moi, m’écriai-je toute mortifiée.

La conversation s’engagea et je compris peu à peu devant qui je me trouvais. Riche marchand de blé de Saint-Jean-d’Acre, descendu du Liban vers la mer, Ibrahim conservait le rite chrétien de saint Maron, le grand évêque. De conduite très réglée, il partageait son temps entre les affaires et la pratique d’une religion profonde qui le prenait tout entier. Il mettait le même enthousiasme, la même ardeur aux négociations de son commerce qu’à ses prières de chaque jour. Sa foi avait quelque chose de si impétueux, de si spontané ; elle perçait tellement dans la moindre de ses paroles que je l’enviais réellement lorsque je la comparais à notre tiédeur. Ibrahim dépensait sa fortune en larges aumônes. Il avait fait construire, à Saint-Jean-d’Acre, une église en l’honneur de saint Louis, ce roi de France qui, pour se rapprocher de Jésus, voulut aller mourir en Orient. Il venait constamment en aide aux œuvres de la Terre Sainte, si délaissées par l’Italie, bien que les franciscains soient italiens. Dans toutes les contestations, il intervenait et les terminait toujours à l’avantage des moines. Sa main droite donnait beaucoup et sa main gauche n’en savait rien. Voilà, en quelques mots, ce qu’était Ibrahim, ce faux Turc.

Mais l’enthousiasme religieux du marchand de blé se manifestait surtout dans ses voyages. Chaque année il passait trois mois en Europe. Il visitait les plus riches cathédrales, les sanctuaires les plus renommés. Il allait de Cologne à Lorette, de Saint-Jacques-de-Compostelle à Lourdes, de Kasan à Valle-de-Pompéi. Partout enfin, où il pouvait trouver une belle église, un tableau religieux important, une chapelle connue, Ibrahim portait sa prière et son âme. Pendant ces trois mois le commerçant n’existait plus. Il ne restait en lui que le chrétien ardent à la recherche d’un temple, d’un autel, d’une image. De sorte qu’en huit ou dix ans il n’avait vu ni les villes ni les monuments, mais les Madones, les saints à genoux, les mains tendues vers le ciel. Joyeusement absorbé dans sa foi, il ne savait rien de la vie moderne : elle ne pouvait intéresser un homme venu de si loin pour s’agenouiller dans les basiliques, contempler les statues des Vierges, entendre la messe dans les grottes où se manifestent des apparitions merveilleuses. Mais si l’existence positive, matérielle, le laissait indifférent, il connaissait très bien le nom du prédicateur français de Notre-Dame-des-Victoires et avait retenu ses sermons. Il oubliait, pendant ces voyages, toute sa dure vie de commerçant, les affaires officielles, les discussions énervantes avec des juifs, des Russes, des musulmans entêtés ; il y trouvait un adoucissement à ses fatigues, une grande joie, un nouveau courage. Et, dans cet homme, aucun air de componction, rien d’obscur, pas une trace de cette hauteur qui accompagne toujours une dévotion simulée ; mais une sincérité enfantine, une expression de bonheur ingénue et admirable.

— Où êtes-vous allé cette année ? demandai-je.

Il me regarda tout heureux et répondit :

— J’ai visité la France et l’Espagne, mais j’y étais déjà venu, après avoir été en Italie.

— Ah ! en Italie ?

— Oui, chère madame. Quel pays que le vôtre, quel pays !

— Vous y avez des affaires ? lui dis-je, ne pouvant encore oublier le négociant.

— Des affaires, des affaires ! Je vais en Italie pour Saint-Marc de Venise, pour le Dôme de Florence, pour Saint-Pierre de Rome ! J’y vais pour les Madones de vos peintres. Quels peintres et quelles Madones ! J’en rêve encore lorsque je suis de retour à Saint-Jean-d’Acre. Cette année j’ai eu, à Rome, un grand, un parfait bonheur !

Je compris enfin cette âme pour la première fois, et je m’écriai :

— Vous avez vu le Pape ?

— Je l’ai vu, répondit-il à voix basse, respectueusement.

— Eh bien, quelles ont été vos impressions ?

— Je ne puis tout vous dire. Nous attendions cette audience depuis huit jours. Je ne mangeais et ne dormais plus. Enfin, nous pénétrâmes dans le Vatican ; mais deux heures s’écoulèrent encore. Enfin, le grand vieillard parut, vêtu de blanc, les mains de cire, le visage décoloré. Je tombai à genoux, tremblant de tous mes membres, et je sentais qu’il venait vers moi. Je l’entendais parler à mes compagnons. Je ne respirais plus. Léon XIII s’est arrêté, près de moi. Ah ! madame, le Pape près d’Ibrahim, le pauvre marchand de grains de Saint-Jean-d’Acre ! le Pape, celui qui représente la Religion sur la terre et dans le ciel !

— Il vous a parlé ?

— Oui, dit gravement Ibrahim ; il s’est penché vers moi et m’a dit : « Vous êtes chrétien d’Orient ? » Quelle voix ! Je l’entendrai jusqu’à l’heure de ma mort !

— Et vous lui avez répondu ?

— A peine. J’ai balbutié : Je suis maronite du Liban, Votre Sainteté.

— Ce fut tout ?

— Oui. J’aurais voulu lui dire tout ce que j’avais dans l’âme, lui offrir ma fortune et ma vie pour Jésus, pour l’Église : je n’ai pas osé. Je l’ai regardé, les larmes aux yeux, et lui m’a fixé avec tant de douceur… Le Chef de l’Église, madame !… Celui qui commande spirituellement à des millions de chrétiens, qui commande les âmes… Je n’ai rien dit.

— Il vous a compris, Ibrahim.

— Oui, je le crois, ajouta-t-il avec conviction.

Nous restâmes silencieux. Le mont Carmel était en vue.

— Je suis allé à Naples il y a peu de temps, reprit Ibrahim.

— A Naples ? demandai-je en tressaillant.

— Oui, madame. C’est un pays où la foi existe encore : les églises y sont toujours pleines le dimanche et jamais désertes, les autres jours. J’ai baisé les ampoules où l’on conserve le sang de votre Patron. Et Sainte-Claire, quel splendide monument ! Avec quel plaisir j’y retournerais ! Mais pourquoi ne finit-on pas la façade du Dôme ?

— L’argent manque : les Napolitains sont croyants, mais pauvres.

— Peu importe. Dieu y pourvoira !

— Eh bien, pourquoi ne terminez-vous pas les travaux ?

— Je voudrais pouvoir compléter toutes les façades, achever tous les temples ! Mais il faudrait des richesses énormes. Ce que je possède appartient aux pauvres et aux serviteurs de Jésus. J’ai donné à Naples, comme ailleurs. Je suis resté volontiers dans cette ville, allant d’une chapelle à une église, communiant ici, me confessant là, disant mon chapelet partout. Vos compatriotes, chère madame, obtiendront tout ce qu’ils demanderont sur la terre et dans les cieux.

— En effet, notre peuple est très pauvre, mais content.

— Que le Seigneur le protège ! Je suis allé pendant mon séjour voir la Madone du Rosaire. Je l’ai trouvée encore plus belle et plus riche : ses miracles ne se comptent plus. J’y suis resté trois jours, et j’y retournerai plusieurs fois encore, je l’espère, avant de mourir.

— Vous finirez par vous faire moine, lui dis-je en souriant.

— Non, je suis trop indépendant. Je veux voyager toujours. Je veux dire mon rosaire dans le monde entier. Puis, il faut que je travaille. Les pauvres ont besoin d’argent : Jésus m’en a tant confié, de malheureux ! Me faire moine ? Il est tard, trop tard. Je ne suis qu’un pauvre marchand et un humble serviteur de Dieu. J’essaie de faire mon devoir sans entrer dans un ordre religieux. Ai-je tort ? Croyez-vous donc que la vie profane soit un continuel péché ?

— Je ne sais, lui répondis-je pensive. Peut-être y a-t-il un certain égoïsme à sortir de la vie. Où est la voie ?

Il me regarda tout troublé. Lui aussi, sans doute, entendait en son cœur une de ces interrogations douloureuses et inquiétantes, qui troublent parfois notre conscience de croyants. Nous ne parlions plus. La nuit tombait rapidement et le paquebot doublait le promontoire du Carmel.

— Voici le Carmel, dit Ibrahim, disons l’Ave, maris stella.

Il ôta son fez, s’agenouilla et appuya la tête contre le bastingage. Quelques personnes et moi, nous l’imitâmes. Ibrahim priait ardemment, et son visage était serein…

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