Au pays de Jésus : $b souvenirs d'un voyage en Palestine
LE DERNIER JOUR
I
Une espérance.
Les itinéraires, les moyens de transport et la géographie de la Palestine sont en général très peu connus. Cette ignorance arrête bien souvent l’élan sentimental des chrétiens, qui voudraient visiter ce pays où se sont déroulés les plus grands événements de l’histoire. Ils s’effrayent à l’avance, supposent les fatigues les plus épouvantables, se voient déjà perdus dans un désert sans abri, sans nourriture ; leur volonté indécise s’affaiblit et ils renoncent à ce changement d’existence, qui renouvellerait leurs forces et les rendrait plus actifs, plus entreprenants. Mais un autre grand obstacle existe encore et empêche bien des personnes qui le désirent ardemment de s’embarquer, pour satisfaire l’invincible aspiration de leurs âmes vers la contemplation et la prière : l’argent ! Lorsqu’on entend parler de la Syrie, des six semaines nécessaires pour y aller, y séjourner et revenir, on croit qu’une très forte somme est indispensable, et comme on ne la possède pas, on renonce tristement à son projet. Un voyage au pays de Jésus coûte-t-il donc si cher ? Les personnes extrêmement riches sont-elles seules à pouvoir le faire, et cet immense plaisir, ces émotions inoubliables sont-elles aussi un luxe réservé à une élite ? Faut-il réellement tant de louis, de livres anglaises ou turques pour avoir le droit de s’agenouiller devant le saint Sépulcre et de baiser les rives fleuries du Jourdain ? Et tous les pauvres pèlerins, qui viennent des contrées les plus lointaines et se rendent chaque année aux Lieux Saints en priant dans toutes les langues, sont donc couverts d’or ? Et ceux qui se réunissent par groupes sous la conduite d’un prêtre, simples, humbles, modestes, absorbés dans une unique pensée religieuse, ce sont peut-être des riches cachés sous des haillons ? Ces paysans de la Petite-Russie et de la Macédoine, ces Polonais, ces Allemands, aux vêtements déchirés, dont l’enthousiasme mystique est visible, mais qui sont tout à fait misérables, comment ont-ils pu venir en Terre Sainte, sans mourir de faim ou de privations ? Vous le voyez, il n’est pas indispensable d’être un favori de la fortune pour contempler le sol où le Christ vécut et mourut pour nous.
Un voyage en Palestine, avec toutes commodités, toutes ses aises, toutes les sécurités possibles, coûte 2,500 francs pour six semaines, et 3,000 francs, si l’on veut faire grandement les choses. En partant, j’emportai 3,500 francs, mais j’en dépensai 1,000 à acheter des souvenirs égyptiens, turcs, arabes et chrétiens, dans tout mon parcours. Nul n’est forcé d’en faire autant, et 2,500 francs suffisent. Avec cette somme, on peut vivre très bien six semaines en Orient, quinze jours seulement au Caire, vingt ou vingt-cinq jours à Monte-Carlo et un mois à Paris. On dépense donc en réalité beaucoup moins en Syrie que dans les villes élégantes et mondaines. En Suisse, où tous les gens chics se rendent, est-ce que tout ne coûte pas très cher, sauf les chemins de fer et les pensions ? Ceux qui sont allés dans l’Engadine, à Saint-Moritz, à Interlaken, savent combien de centaines de francs ils ont laissées pour une simple excursion. Revenons au doux pays de Jésus. La vie y est certainement moins chère qu’ailleurs, surtout si l’on a des compagnons de route. Il est vrai qu’on ne peut guère être plus de trois, ce serait trop ennuyeux. Le prix du transport en première classe sur les paquebots autrichiens, français, russes, égyptiens, est de 30 ou 40 francs par jour. La meilleure Compagnie est le Lloyd autrichien. Au Jérusalem Hôtel de Jaffa, on paye 10 francs de pension pour la journée ; au New Grand Hôtel de Jérusalem, 12 fr. 50. Ces deux pensions destinées aux Anglais sont excellentes. Un drogman, qui est indispensable, revient à 8 francs dans la ville, 12 francs quand on va en excursion, 15 pour les longs trajets. Un Bédouin d’escorte, armé jusqu’aux dents, demande 20 francs ; mais il n’est utile qu’à Jéricho, à la mer Morte et au Jourdain. Il faut encore deux chevaux qu’on paye 5 francs chacun, et un palanquin pour les personnes paresseuses, malades ou âgées. N’oublions pas que le pourboire sévit en Turquie, où le bakschich triomphe. Néanmoins, on peut s’en tirer sans trop de peine, même parmi des musulmans. Notons aussi qu’on parle partout l’italien, le français et surtout l’anglais. On a plus de chance d’être trompé en Occident qu’en cette terre bénie de l’Orient. Les consuls sont charmants, les franciscains admirables et le Guide de Terre-Sainte, en trois volumes, du Père du Ham résout, à lui seul, toutes les difficultés possibles.
Mais, me direz-vous, on doit donc posséder 2,000 ou 3,000 francs pour se donner l’immense plaisir de voir la Palestine ? Pas du tout ; on peut agir avec mesure, économie et prévoyance. Sans renoncer à son bien-être il est possible de dépenser beaucoup moins. Les secondes classes sur les paquebots étrangers sont encore très confortables, et une fois arrivé on trouve souvent des compagnons d’excursion, avec qui l’on peut partager les débours : tout s’arrange avec de la patience et du discernement. Dans ces conditions, en y regardant un peu, 1,500 francs suffisent pour six semaines. Puis, l’hospitalité chez les franciscains compte bien aussi pour quelque chose. Au lieu de gaspiller son argent dans les grands hôtels, rien de plus facile que d’aller à la Casa Nova, où pendant quinze jours on est nourri et logé pour rien ; on laisse seulement une aumône, ce qu’on veut : saint François ne prend que ce qu’on lui donne. Dans les hospices russes ou français, on ne s’inquiète ni de la nationalité, ni de la religion des pèlerins : c’est une commodité de plus. Et voilà comment peu à peu les frais s’amoindrissent, grâce à la charité chrétienne, à la réelle fraternité, qui règnent dans le pays du Christ. Ainsi encouragé sans cesse, trouvant largement ce qui est nécessaire à la vie matérielle et spirituelle, aidé par Jésus et ses serviteurs, on peut se tirer d’affaire avec 1,000 francs seulement. Les pèlerinages obtiennent encore des réductions pour les bateaux et les chemins de fer et logent dans les asiles de leurs pays, lorsque les étapes sont trop longues. Les pèlerins, mangeant en commun, n’ont besoin que d’un seul guide et d’une très petite escorte. Enfin, les croyants tout à fait pauvres peuvent visiter la Terre sacrée avec quelques centaines de francs, mis de côté antérieurement, sou par sou. Par petits groupes, ils se rendent dans les ports de mer, où la pitié des armateurs diminue encore pour eux le prix des troisièmes. Souvent mal traités par des capitaines peu charitables, ils achètent du cuisinier quelques aliments qu’ils font cuire eux-mêmes. Les Russes ont recours à leur fidèle samovar et se font cinq fois par jour du thé, dans lequel ils trempent des morceaux de pain sec. Une fois à destination, ces pauvres gens vont d’hospice en hospice, de sanctuaire en sanctuaire, toujours à pied à cause de leur détresse, et aussi parce qu’ils en ont fait le vœu. Deux par deux, quelquefois trois par trois, ils se mettent en route, le bâton à la main, l’antique bourdon sur l’épaule. A cheval ou en palanquin, le riche voyageur les dépasse, met six heures à faire le chemin qu’ils parcourront en trois jours. Qu’importe ! ils ne se retournent même pas, ils vont toujours. Épuisés de fatigue, ils dorment par terre, la tête sur une pierre. Dans les églises, on les trouve toujours à genoux devant les images saintes, priant avec une si grande foi que l’on a honte réellement d’être si tiède, si peu fervent. Ils sont souvent malades ; parfois ils meurent : ce sont les vrais fidèles de Jésus.
En écrivant, j’ai un immense espoir. Mon livre est très attendu, très demandé, non pour lui-même certainement, mais à cause du grand nom qui brille dans ses pages ; il sera lu par bien des personnes qui n’ouvrent jamais un roman. Eh bien, j’espère qu’un de mes lecteurs ressentira le vif désir d’aller en Syrie, et qu’ayant appris de moi les moyens pratiques de s’y rendre, sans aucun danger, sans fatigue, il entreprendra ce voyage, que je ne ferai pas, hélas, une seconde fois ! On se déplace si souvent pour revenir déprimé, fatigué moralement et physiquement, tandis que la Palestine renferme une incomparable poésie et laisse des souvenirs ineffaçables. Je désire donc ardemment que dans une ville quelconque de l’Italie, dans un bourg inconnu, dans un pays étranger où mon livre sera traduit, quelque âme chrétienne se sente irrésistiblement attirée vers ces régions bénies, lesquelles lui seront douces. Oui, qu’une seule personne s’embarque pour la Terre sacrée, et mon travail n’aura pas été vain…