← Retour

Au pays de Jésus : $b souvenirs d'un voyage en Palestine

16px
100%

V

Syrie, Syrie !

Celui qui va en Palestine quitte le port d’Alexandrie sans tristesse ni regret, et tandis que le bateau s’incline lentement, le souvenir de l’Égypte disparaît brusquement de son esprit, comme les brefs couchers de soleil dans les ciels d’Orient. Les visions de ce pays ardent et voluptueux, où le spectacle de la vie a l’enchantement de la grandeur et de la beauté, dans toutes les formes extérieures — ces visions exquises et majestueuses, qui ont été l’ivresse des yeux et de l’imagination s’effacent promptement. Peut-être reviendront-elles plus tard, ces visions charmantes dont nous gardons une impression mystérieuse. Alors, notre âme comprendra qu’elle n’a pas su lire dans les yeux vides et profonds du Sphinx, et le désir de revoir la terre de Cléopâtre nous reprendra. Pas à présent, cependant… Durant quelques semaines, l’agitation des départs précipités, la nouveauté d’une existence mouvementée au milieu d’êtres inconnus, l’étourdissement causé par des sensations multiples, la séduction de choses étrangement plaisantes données en pâture à notre curiosité, nous font oublier le but véritable du voyage. Celui qui va d’un bateau à un hôtel, d’un train à une barque, d’un fleuve à un café, ballotté, heurté, secoué, cahoté, perdu au milieu de la foule, n’est, dans ces premiers jours, qu’un pauvre être inconscient, privé de volonté et de sentiments précis. Bientôt il se ressaisit, reprend possession de ses esprits avec une tranquille certitude. Le bateau qui l’emmène lui en ouvre la voie, et le mélancolique idéal du pèlerinage reconquiert son cœur distrait : la petite et si grande Terre Sainte, que nous connaissons ingénument par les lectures de notre enfance ; la région sacrée où le Seigneur s’est plu à parler aux hommes par la bouche de son divin Fils ; ce pays qui, de loin, brille comme un pur joyau devant les yeux enchantés de tous les chrétiens ; cette contrée reparaît irrésistiblement au voyageur qui va vers la Syrie…


Personne à bord de l’Apollo — un nom prédestiné — ne parle de la Palestine, qui est un vocable géographique assez peu commun ; mais le mot retentissant de Syrie revient à chaque instant dans les conversations des passagers. La Syrie ! cette appellation poétique de la côte de Palestine, n’est-elle pas celle des vieilles ballades d’il y a cinquante ans, que nos mères nous récitaient en se souvenant de leur jeunesse, et qui nous semblaient une musique délicieuse ? Je me rappelle d’un seul vers, assez modeste, d’une de ces légendes, aux rythmes simples :

Un marchand s’en allait un jour de Syrie,…

et rien de plus ; tout le reste s’est effacé de ma mémoire sauf ce vers prononcé par des lèvres chéries et qui est resté imprimé en traits ineffaçables dans mon esprit. La Syrie ! Et dans notre jeune âge, nous les avons aussi aimés, les personnages de ces naïves histoires, qui se vouaient à la Croix et fuyaient un monde où ils ne trouvaient pas à satisfaire leur besoin de souffrir et de combattre ; ces chevaliers toujours vêtus de fer, portant de lourdes épées qu’ils maniaient comme un jonc, beaux, forts, brûlés par une noble ambition, torturés par leur courage inutile et leur inutile valeur : le Saint Sépulcre prenait ces vies de guerriers et de chrétiens ! Nous les avons aimés, ces héros de la Jérusalem délivrée, ces chevaliers aussi purs et aussi malheureux que le poète qui les chanta ; et plus tard, devant ceux qui se moquaient de ces vieilles poésies et de ces croisés, tous taillés sur un même patron, si passés de mode, nous nous sommes tus, sans sourire : nos sympathies juvéniles, intimidées, dispersées, n’ont plus osé se montrer devant le ricanement des ironistes modernes. Qui aurait le courage, à présent, de montrer son enthousiasme pour Godefroy de Bouillon, sans entendre des protestations sardoniques ? Mais ici les esprits forts sont loin, et justement le bateau va où Godefroy de Bouillon donna sa vie, pour cette pierre que demain, peut-être, nos lèvres baiseront !

La Syrie ! Le vapeur autrichien emporte, dans ses trois classes, des pèlerins et des marchands, des touristes et des curieux, des dévots et des indifférents : une petite foule, enfin, qui visite la Terre sacrée, pour les intérêts de son cœur ou de son corps, de sa conscience ou de sa bourse. Trois ou quatre avocats du Caire vont simplement à Jérusalem pour aplanir des questions juridiques et financières se rattachant au nouveau chemin de fer Jérusalem-Jaffa ; près d’eux, un pèlerin maltais, vêtu d’un habit presque sacerdotal, récite pieusement son rosaire, les yeux perdus dans le vide, abîmé dans sa prière ; à côté, deux jeunes filles de Caïffa, le petit port d’où l’on part pour Nazareth et pour Tibériade, deux jeunes filles turques européanisées, qui ont le regard timide et fuyant, le teint transparent des femmes orientales, habituées à être toujours voilées ; plus loin, une nombreuse famille grecque, de la grosse bourgeoisie, s’entretient avec vivacité de Jérusalem où elle se rend, avec les enfants, la bonne et le domestique, et le mot Panagia, le nom grec de la Vierge, revient à chaque instant dans leurs propos. Et dans les troisièmes classes, pleines de petits marchands, de camelots, de colporteurs, de guides, de drogmans, de soldats turcs qui vont rejoindre leur corps en Palestine, personne ne s’occupe plus de la lucrative Égypte où la saison est finie, et tout le monde parle de la Terre Sainte, où la saison continue. Il y a une masse d’Anglais à bord, munis de tous les billets Cook possibles et imaginables, qui, après le bain, se promènent pieds nus, en pyjama, jusqu’à neuf heures du matin, et après le second déjeuner se font lire la Bible, en anglais, par un clergyman, notant tous les passages du Saint Livre qui se rapportent à leur voyage, à leurs prochaines excursions ; et vous entendez les noms sacrés, coupés par des exclamations britanniques : Aôh ! Jéricho !… Aôh ! Holy-Land !… Aôh ! Jordan !… Et, malgré l’indifférence suprême avec laquelle ces mots sont prononcés, ils vous font quand même tressaillir, dans l’émotion que vous éprouvez à l’approche de Jaffa. Quelqu’un interroge le commandant de l’Apollo, un de ces fins Dalmates, hommes de mer renommés, et lui demande si, vraiment, ce port de Jaffa où nous toucherons pour la première fois le pays de Jésus est dangereux et peu sûr ? Le capitaine ne le nie pas, mais avec sa belle tranquillité de marin déclare qu’il a vu d’autres ports bien plus mauvais, et que, du reste, l’Apollo s’arrête en pleine mer. Le port de Jaffa ?… Un vilain quart d’heure à passer, dans une barque qui bondit sur les vagues, au milieu de récifs effrayants…

Cependant, près de Port-Saïd, un tumulte monte de la mer. Tous les passagers se précipitent contre les bastingages, pour regarder un grand bateau qui passe près de nous, si chargé de Turcs que l’on en éprouve de la crainte et de l’épouvante. On voit des Turcs à l’avant, à l’arrière, sur le pont du capitaine, jusque dans les barques pendues le long des bordages : ils sont vieux, jeunes, sales, pieds nus, en haillons ; ils prient, parlent, crient, chantent, hurlent ; c’est une apparition si étrange et si effarante, que tout le monde se tait, à notre bord. C’est le pèlerinage des musulmans, qui va à la Mecque et se dirige vers Djedda, le port d’où les fanatiques partent pour se rendre en procession à la tombe du Prophète. Ils vont dans la superbe mosquée, où se trouve, sous les tapis précieux, la tombe inaccessible de leur grand Mahomet : ils sont cinq ou six cents, c’est-à-dire une petite fraction de l’immense pèlerinage turc. Pauvres, mais religieux jusqu’à l’exaltation la plus aveugle, ils amassent sou par sou, piastre par piastre, l’argent nécessaire à l’accomplissement de leur vœu. Des armateurs cupides les entassent sur de vieux vapeurs, comme un troupeau humain. On ne les nourrit pas : ils n’ont qu’une ration d’eau tous les jours. Ils emportent leurs provisions et font la cuisine sur le pont : ils possèdent quelques bouts de tapis usés, sur lesquels ils s’étendent et dorment. Il n’y a ni première, ni seconde, ni troisième classe : le navire n’est qu’un vaste dortoir. Et, sur les quatre cent mille pèlerins qui vont à la Mecque, il en meurt presque toujours cinquante mille de maladies infectieuses, du choléra, de la peste, de fatigue, d’insolation ou de faim. Mais, pour eux, c’est un grand bonheur que de trépasser pendant ce pieux voyage : le comble de la félicité est d’expirer au retour, après avoir vu et adoré le tombeau saint. Les deux bateaux, celui qui porte les pèlerins musulmans et celui qui porte les hadji à la Mecque, se suivent à peu de distance l’un de l’autre, tandis que les Turcs continuent à chanter leurs prières.

Sur l’Apollo, on bavarde : « Quel est le pays qui envoie le plus de monde en Palestine ? L’Amérique du Sud expédie des croyants et l’Amérique du Nord expédie des curieux. Mais, en Europe, quel est le peuple chrétien le plus atteint de la nostalgie du Saint Sépulcre ? Le peuple russe. Et les Italiens ? Bien peu se rendent en Palestine. Ils sont religieux, cependant ? Oui, certes, seulement, ils ne possèdent pas la foi ardente et active : beaucoup d’entre eux n’ont pas de quoi faire le voyage ; et puis, les uns manquent d’énergie physique, les autres d’énergie morale, et la plupart ignorent comment on va en Terre Sainte. C’est dommage ! Et pourtant, savez-vous la langue qui se parle le plus là-bas ? C’est l’italien. »


Dimanche matin. A l’aube, le commandant s’approche d’un groupe de voyageurs un peu nerveux, qui ont mal dormi, et leur montre à l’horizon un nuage bleu dans l’azur pâle du ciel. La Terre Sainte ! Tous les passagers courent à l’avant, pour deviner la terre dans cette masse informe et vague. Le temps s’écoule et l’on voit émerger, de ce nuage bleu, des contours plus nets, et enfin la colline où s’élève Jaffa, au milieu de ses vergers, au milieu de ses jardins d’orangers et de citronniers encore couverts de fleurs ; son port, un vain simulacre de port, semble tout blanc sous l’écume irritée qui se bat contre les rochers : le bateau autrichien marche lentement. Là-bas, près de l’endroit où nous devons passer dans une barque frêle, se dresse la coque d’un navire russe qui s’y échoua l’an passé ; et celle-ci, frappée par les vagues furieuses, apparaît complètement retournée. L’Apollo est arrêté. En tendant l’oreille, on perçoit au loin le son des cloches chrétiennes, dont les vibrations se font de plus en plus claires. Les habitants de Jaffa vont à la messe et nous pourrons aussi entrer dans une église, quand nous débarquerons. Les pèlerins examinent anxieusement la côte de Palestine ; mais il y a, parmi eux, des gens bien nés, un peu esclaves du respect humain, qui n’osent pas se jeter à genoux sur le pont et tendre les bras vers le but tant désiré : leur émotion se devine seulement à la pâleur de leur visage, aux larmes mystérieuses qui emplissent leurs yeux. Oui, tous les voyageurs qui viennent se réconforter au pays de Jésus éprouvent une angoisse suprême en s’approchant de cette chose longuement rêvée, longuement attendue et presque inespérée : ils ont la curiosité fébrile de celui qui recherche derrière un voile une physionomie connue et aimée dans une vie antérieure ou peut-être dans un rêve… Ceux-là, muets, isolés dans leur contemplation, incapables de prier, incapables de faire le signe de la croix, paralysés, éperdus, haletants, tentent de comparer la réalité à leur songe ; ceux-là, qui oublient de se prosterner et de se frapper la poitrine, car ils viennent ici pour s’humilier et être pardonnés, ceux-là, silencieux, taciturnes, morts à la vie extérieure, essayent, en voyant la Terre Sainte, de la reconnaître

Chargement de la publicité...