Au pays de Jésus : $b souvenirs d'un voyage en Palestine
VIII
Sur le Thabor.
Partout en Galilée, le Thabor vous apparaît, dominant l’horizon ; il a une agréable forme ronde et il vous accompagne dans toutes vos excursions, tantôt devant vous, tantôt derrière votre dos, vous regardant sournoisement à gauche, à droite, veillant comme un phare fidèle. Les contours sont délicatement dessinés : à mesure que vous approchez, vous découvrez les arbres, grands et petits, dont il est recouvert, et vous ressentez un vif désir d’entreprendre cette ascension à travers la verdure, de suivre ces sentiers ombreux, d’arriver sur ce sommet où le Christ se montra à ses disciples stupéfaits, dans sa blanche robe de lin, tout rayonnant de gloire. Le Thabor a l’air simple et facile ; ses flancs ont un aspect engageant et, de là-haut, la vue de la Galilée fleurie doit être merveilleuse ! Le drogman ne fait aucune difficulté pour vous accompagner, mais sans enthousiasme ; le guide vous demande si vous êtes bien en selle, et tous deux finissent par vous déclarer que vous pourrez peut-être monter à cheval jusqu’au point culminant, mais que vous descendrez sûrement à pied. Le chemin est donc roide ? Très roide. Pourquoi ne pas monter à pied ? Non, le cheval, qui connaît le terrain, est plus sûr. Et la descente, alors ?
A la descente, l’animal glisserait s’il portait un cavalier ou une amazone. Cependant… le lendemain matin, malgré ces renseignements décourageants, le départ de Nazareth est décidé ; nos montures se mettent en marche de leur pas tranquille et ferme ; le drogman fume, le moukre chantonne ses vers arabes et son petit chien, qui s’appelle Filjel, c’est-à-dire poivre, saute autour de lui. Pendant une heure, la route se maintient étroite, mais assez bonne et passe entre des champs, dont la terre est rouge brique : le Thabor s’approche toujours davantage, s’élève au-dessus de nous. Tout à coup, sous un grand olivier, le drogman s’arrête, descend, vient vérifier les sangles et les étriers, et procède pour lui-même à la même opération. Lentement, il se remet en mouvement, le moukre se place près de moi et met la main sur le pommeau de ma selle.
Alors commence l’ascension la plus étrange, la plus effrayante qui soit : ce n’est pas un sentier, c’est une sorte de sillon, plus ou moins profond, plein de cailloux pointus, s’éboulant à un endroit, barré ailleurs par de grosses pierres polies, qui font glisser nos bêtes ; un sillon si escarpé que le cheval est placé dans une ligne oblique et qu’à chaque instant le moukre me recommande de baisser la tête sur la crinière. D’un côté, j’aperçois un précipice, à peine dissimulé par des arbustes qui se plient au-dessus de l’abîme ; de l’autre, la paroi élevée de la montagne. Le sillon fait de grandes courbes, et à chaque détour, ce chemin à peine tracé devient de plus en plus incertain. La pente est si rude, qu’il est difficile de maîtriser le vertige. Cent fois, je me dis qu’il eût été préférable d’aller à pied, mais, dès que je regarde à terre, je change d’idée ; du reste, il vaut mieux n’être distrait par aucune pensée, car le moukre me fait pencher lui-même sur la selle et, si j’essaye de me relever, je sens une large et puissante main qui me maintient. La montée continue, les plaines de la Galilée s’abaissent et semblent ondoyer comme une mer, tandis que mon pauvre cheval, couvert de sueur, blanc d’écume, fait un dernier effort, escalade une véritable muraille… Le Thabor est vaincu !
Devant moi, le petit hospice et l’église des Franciscains se détachent très blancs sur le ciel. On a nommé cet endroit : Porte du Vent, en arabe : Bab-el-Auoa, parce qu’il y a continuellement une brise fraîche, quelquefois très violente. Comme partout, un franciscain me conduit d’abord à l’église dire quelques prières, puis me guide jusqu’à un endroit sauvage, où germent cependant quelques rares plantes odoriférantes. C’est là qu’eut lieu la Transfiguration. Nous avons devant les yeux la scène divine que peignit Raphaël, avec une singulière intuition et qui épuisa ses dernières forces d’artiste et de croyant : les nuages qui se heurtent dans le ciel, annonçant la venue d’un de ces orages habituels à cette région, semblent être les mêmes qui encadrèrent le visage glorieux du Christ. N’était-ce pas hier ? Autour de nous s’étend la plaine d’Esdrelon, qui semble palpiter sous le vent qui vient du Thabor ; au loin, blanchissent les petites villes de la Galilée : Séphoris, patrie de sainte Anne et de la Madone ; Cana, lieu du premier miracle ; Naïm, où habitaient la veuve et son enfant malade, et tout à fait à l’horizon, on devine la route qui mène au lac de Tibériade. Il devait aimer cette montagne, Celui dont l’esprit tendait toujours vers les régions pures et qui aspirait sans cesse à se rapprocher de son Père céleste. Au moment solennel de la Transfiguration, il n’y avait avec lui que trois apôtres : Pierre, Jacques et Jean ; les autres s’étaient arrêtés dans un village arabe de la plaine, appelé Dabourieh, en souvenir de Débora. Seuls, les plus fidèles l’accompagnaient et eurent la vision sublime… La voix du Père Augustin de Saragosse, moine espagnol, à la douce prononciation, m’arrache à ma contemplation ; c’est l’heure du déjeuner, et du reste il faudra bientôt descendre. Avant le départ, un religieux me présente un registre de visiteurs à signer. Hélas ! Que le Thabor en voit peu ! Cette année, de février à juin, plus de trois mille pèlerins ont visité la Palestine, sans compter les touristes, presque tous Anglais, qui vont où Cook les conduit, et quatre-vingt-deux seulement ont fait l’ascension du Thabor, pour voir l’endroit de la Transfiguration ! La route était horrible même à l’époque où Jésus vivait sur la terre : c’est pourquoi les apôtres les moins courageux restèrent au pied de la montagne. Pierre, Jacques et Jean, les plus ardents et les plus dévoués, atteignirent seuls le sommet du Thabor et furent récompensés par le spectacle divin. Je signe au-dessous du nom de Paul Bourget, qui était venu un mois avant moi : je suis très contente d’être arrivée, mais combien heureuse de redescendre.
Pour gagner le sommet du Thabor, il faut quarante-cinq minutes, sans compter la longue route de la plaine. Si jamais, avant de repartir, vous demandez au drogman, avec une certaine appréhension, « s’il faut quarante-cinq minutes », il secoue la tête en souriant, et assure que cela prendra moins de temps. Dieu soit loué ! Et vous vous approchez de votre monture. « Comment, vous voulez aller à cheval ? » Le guide s’étonne de votre audace ou de votre paresse : personne ne descend à cheval du Thabor. Le moukre rassemble les rênes des bêtes et siffle pour appeler Filjel. On se met en route à pied : seulement, c’est une véritable chute ! En vain, vous essayez d’aller lentement, avec précaution, vous êtes entraîné, vous vous affolez, vous vous reprenez, vous perdez de nouveau la tête, et vous ondoyez comme un drapeau battu par le vent, vous allez en zigzag comme un serpentin de feu d’artifice, dans ce fossé inégal qui devrait être un chemin ! Quarante-cinq minutes ! Le mouvement est si rapide, si vertigineux, qu’il devient inconscient et presque mécanique : vous tournez, et vous descendez, et vous descendez, et vous tournez, glissant, roulant, tombant, vous relevant, avec une complète absence de volonté, comme une toupie dont rien ne peut arrêter le mécanisme. Enfin, c’est la plaine ! Vous vous asseyez sur une pierre, vous vous prenez la tête à deux mains, en vous demandant si vous êtes encore bien vivant. La réponse est plutôt favorable. Vous buvez une gorgée de cognac, vous respirez un peu ; mais le temps presse. Il faut remonter à cheval pour aller au lac de Génésareth et à la glorieuse ville de Tibériade.