Au pays de Jésus : $b souvenirs d'un voyage en Palestine
III
Les adieux.
La veille au soir, j’avais pris congé du sympathique et intelligent consul italien à Jérusalem, M. Mina, et de sa femme. Je les avais affectueusement remerciés de toutes leurs amabilités, pendant mon séjour. Je partais le lendemain pour Jaffa, où je devais m’embarquer à destination de Constantinople : mon pèlerinage en Terre Sainte était fini. J’avais demandé que personne ne vînt à la gare me serrer une dernière fois la main. Je n’aime pas cela. Mille préoccupations vulgaires viennent distraire le voyageur, assis dans son compartiment, au milieu de ses paquets, et, quoique tristes, les adieux se ressentent de la hâte banale et monotone d’un départ. J’allai, le même soir, saluer une dernière fois mes bons franciscains, mes chers frères en saint François, qui m’avaient si souvent soutenue moralement, pendant six semaines. Ces religieux, dont la gaieté est toujours égale dans n’importe quelle circonstance de la vie, s’aperçurent bien vite de la tristesse qui m’accablait, au moment où j’allais quitter cette atmosphère de foi, de tendresse et de pitié : ils firent l’impossible pour me consoler ; ils me comblèrent de scapulaires, de petites reliques, de médailles, et ceux qui devaient ailler en Italie me donnèrent rendez-vous dans notre pays. Seul, un des plus âgés secoua la tête, et, sentant bien qu’il ne quitterait plus la Palestine et que je n’y retournerais pas, il me bénit pour la vie et la mort. Les autres religieux souriaient doucement ; voyant qu’ils ne parvenaient pas à dissiper ma profonde mélancolie, ils me donnaient des conseils pour le prochain voyage, que je ne manquerais pas de faire au pays de Jésus. Très tendrement, ils me reprochaient de ne pas être descendue dans leur hospice avec les pèlerins et exigeaient que je n’oubliasse pas de les prévenir, avant mon arrivée, lorsque je reviendrais. Je leur promis tristement tout ce qu’ils voulurent : je paraissais vraiment sincère et décidée à revenir, et ils eurent l’air de me croire. Mais le vieillard, qui m’avait bénie, me dit, au milieu du silence :
— Si je vis encore quand votre livre sera terminé, envoyez-le-moi.
Je me tus et détournai la tête pour lui cacher mon émotion. Je sortis de Casa-Nova et, précédée d’un cavass portant une lanterne, car les rues de Jérusalem ne sont pas éclairées, je retournai à l’hôtel, où je trouvai des Anglais prenant le thé, avec des rôties au beurre.
Une coutume religieuse exige qu’au départ, comme à l’arrivée, on se rende au saint Sépulcre. Le lendemain matin, bien qu’un peu nerveuse, j’allai donc, pour la dernière fois, à l’église qui contient la Tombe la plus auguste du monde entier. Il faisait très beau ; les rues étaient très animées et la blonde lumière du soleil éclairait joyeusement les maisons turques, juives, chrétiennes, les jardins et les ruines. Des centaines d’oiseaux gazouillaient sur l’arc ogival et sur la façade de l’église. Ils avaient fait leur nid au milieu des pierres et nul ne venait troubler leurs ébats. Dans le temple, c’était le va-et-vient accoutumé de prêtres de toutes les sectes chrétiennes, de moines de l’Église latine, de croyants, de curieux et de mendiants. A peine entrée, je me sentis soudain distraite et indifférente. Ce fut en vain qu’appuyée contre le marbre du tombeau j’essayai de me recueillir pour cette suprême prière. Je ne trouvai pas en mon cœur la moindre trace d’enthousiasme religieux. Je pensais malgré moi à mille détails futiles : à mes bagages, à mes dépêches, aux pourboires que je devais donner, à l’hôtel où je comptais descendre à Constantinople, et tout cela froidement, sans y prendre aucun intérêt. J’étais insensible et glacée. Je demeurai quelque temps dans cet état, espérant toujours un changement, un peu d’émotion, l’ombre d’un regret, une grâce du ciel. Mais rien n’y fit. Cette torpeur de l’esprit n’était pas nouvelle pour moi et je connaissais cette horrible aridité, cette atroce indifférence. Souvent l’âme se refroidit ainsi, tout à coup, quand elle a longuement vibré sous des émotions répétées. Sur cette Terre sacrée, j’avais épuisé mes forces spirituelles et vivement ressenti la puissance de la foi, de l’amour et du mysticisme. Peut-être mes facultés sentimentales étaient-elles épuisées ? Quoi qu’il en soit, j’étais, pour le moment, incapable d’aucun élan religieux et j’eus un instant de révolte contre mon apathie stupide ; puis, je me résignai. Je quittai le Sépulcre comme si je sortais d’un bureau télégraphique, après avoir envoyé une dépêche banale. Je revins à l’hôtel, calme comme un touriste satisfait d’avoir le temps de fermer ses malles, de régler sa note, de donner ses pourboires et de laisser au concierge sa nouvelle adresse, pour faire suivre ses correspondances. Ce furent en effet ces banales occupations, qui me retinrent dans ma chambre, où le drogman et le garçon m’aidèrent à terminer mes paquets. Aucun accroc. Tout était prêt, je n’avais rien oublié. Le portefaix pour les bagages était là, Issa attendait mes ordres et une voiture stationnait sur la route de Bab-el-Khalil. Tout à coup, j’éprouvai une de ces secousses intérieures, un de ces avertissements imprécis, mais profonds, qui vous troublent : j’avais oublié quelque chose. Je procédai à une inspection sérieuse de tous les meubles, je comptai mes paquets, je fouillai dans mes poches. Rien d’anormal. Mais l’impression persistait, augmentait même. Je cherchai dans ma mémoire si toutes les formalités étaient accomplies. Le passeport était visé, les télégrammes envoyés à Naples, les lettres mises à la poste. Le bureau du Lloyd avait bien été prévenu, ma cabine était bien retenue. Tout avait été fait, mais plus vivante encore la voix intérieure répétait : Tu as oublié quelque chose. Souviens-toi ! Souviens-toi ! Très tourmentée, je descends lentement l’escalier, saluée par les patrons, les secrétaires, les domestiques et les portiers de l’hôtel. J’étais déjà sur le seuil et je m’apprêtais à monter en voiture, me demandant si j’avais bien dit adieu à tout le monde, lorsque la vérité éclata dans mon âme et je compris… J’avais oublié de saluer Notre-Seigneur ! Je retournai en hâte au Saint-Sépulcre, et, cette fois, lorsque je me prosternai et que j’étendis les bras sur le marbre, un désespoir immense m’étreignit : jamais plus, dans ma courte existence, je ne retournerais à Jérusalem ! Jamais plus, je ne me sentirais si près de Jésus, de sa vie, de sa passion et de sa mort. Jamais plus mes lèvres fiévreuses ne toucheraient cette froide pierre si souvent arrosée de mes larmes. Jamais plus je ne pourrais me permettre une si longue absence. On ne va qu’une fois à Jérusalem, et je pouvais dire adieu à ses portes fatales, que je ne traverserais plus dans l’avenir. C’était fini. J’éprouvai une aussi grande douleur que le soir terrible où je m’étais jetée, seule, sur le cadavre de ma mère, et je sanglotais sur le tombeau du Christ, sans pouvoir obtenir de consolation. Je ne voyais plus rien, je ne pensais plus qu’à une chose : c’est qu’il fallait partir, abandonner pour toujours ces lieux sacrés qui furent témoins du passage de Jésus sur la terre. Trois fois je revins, en pleurant, dans la petite salle et j’embrassai la Tombe, les parois et le seuil, avec le désespoir d’un fils baisant les restes mortels d’une mère chérie ! Trois fois, je me prosternai. Je ne sais si quelqu’un me vit et si ma douleur l’émut, en ce moment je ne me rendais compte de rien. D’autres que moi connaissent peut-être cette angoisse supérieure. Je ne sais pas. J’embrassai encore les colonnes et les gradins de chaque autel, comme si je me séparais d’un être vivant. Avant de sortir, je jetai un dernier regard dans l’intérieur du temple, je pensai que je mourrais un jour et que la grande église et l’auguste Tombeau resteraient vivants, pour veiller éternellement sur les chrétiens. Je n’ai jamais su quelles rues je parcourus à pied, absorbée dans ma douleur. Je ne puis comprendre comment j’arrivai jusqu’à ma voiture. Je me laissai, sans doute, conduite à la gare, sans dire un mot, cachant mes larmes solitaires, que personne ne venait sécher. Ma souffrance avait ses profondes racines dans mon âme et rien ne pouvait arrêter mes sanglots convulsifs, ni tarir les pleurs qui coulaient sur mes joues brûlantes.
Lorsque je montai dans le compartiment du petit chemin de fer, qui allait m’éloigner de Jérusalem, mon cœur se brisa. Les yeux fixes, je contemplai avidement la Ville Sainte et ses collines ; je lui dis adieu, comme à un ami qu’on ne doit plus revoir. Personne n’était venu m’accompagner et nul ne vint troubler mon désespoir. Seuls, des Anglais placés à côté de moi me regardaient avec étonnement et échangeaient entre eux des opinions peu favorables pour moi, dont je me souvins plus tard. En ce moment, je ne quittais pas la portière, et j’essayais de fixer dans ma mémoire tous les détails du tableau que j’avais sous les yeux, afin de pouvoir l’évoquer sans cesse dans l’exil. J’entendais à peine les bruits extérieurs ; il me semblait que j’étais entourée de fantômes, et cependant le soleil brillait de tout son éclat, l’air était pur et parfumé. Un coup de sifflet strident interrompit ma rêverie douloureuse, le train s’ébranlait avec lenteur. Déjà Jérusalem disparaissait et la vitesse du convoi augmentait rapidement. Tout était bien fini : je pouvais maintenant vivre ou mourir, être heureuse ou malheureuse, je ne ressentirais plus de semblables émotions. Alors, tandis que la Tour de David paraissait se fondre dans le lointain, je fis un serment et un vœu. Je jurai d’écrire, au nom de Jésus et de la foi, en faveur des pays qu’il a bénis, un livre, sinon le meilleur et le plus artistique, du moins le plus humain et le plus sincère de mon œuvre. Je promis de le faire avec toute l’humilité d’une vraie chrétienne, qui doit être lue par des chrétiens, humbles aussi et pleins d’espoir.
J’ai tenu mon serment, et j’accomplis aujourd’hui mon vœu. Je dépose cet ouvrage au pied de la Croix et, tendant les bras vers elle, je répète, pour mes fils et pour moi, les paroles des premiers chrétiens : Ave, spes unica.