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Dictionnaire de la langue verte

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NOTES:

[1] L'argot pur, l'idiome des révoltés, la langue des gens qui vivent volontairement on fatalement en marge de la société, a été baptisé d'autant de noms différents qu'il y a de nations différentes: cant en Angleterre (où, au XVIIe siècle, on l'appelait impertinemment «français des colporteurs», pedlars french), germania en Espagne, gergo en Italie, bargoens en Hollande, calaô en Portugal, rothwalsch ou rothwelsch (italien rouge) en Allemagne, et balaïbalan en Asie.

[2] Pourquoi les littérateurs français ne feraient-ils pas ce que n'ont pas craint de faire les littérateurs anglais, Ben Jonson, Fletcher, Beaumont et autres dramaturges du cycle shakespearien, qui parlaient si correctement «le grec de Saint-Gilles»? Grec de Saint-Gilles ou langue verte, c'est tout un, et pendant que j'y suis, pourquoi donc oublierais-je Richard Brome, John Webster, Thomas Moore et Bulwer qui ont bravement employé le slang: le premier dans A jovial Crew, or the merry Beggars, le second dans The White Devil, or Vittoria Corombona, le troisième dans Tom Crib's Memorial to congress, et le dernier dans son roman de Paul Clifford?

[3] «Le parler que i'ayme, c'est un parler simple et naïf, tel sur le papier qu'à la bouche; un parler succulent et nerveux, court et serré; non tant délicat et peigné, comme vehement et brusque; plustost difficile qu'ennuyeux; esloingné d'affectation; desréglé, descousu et hardy: chasque loppin y face son corps; non pedantesque, non fratesque, non plaideresque, mais plustost soldatesque comme Suetone appelle celuy de Iulius Cesar.» (Essais, liv. Ier, chap. XXV.

«J'apprends tout mon françois des gens du port,» disait Malherbe,—qui mentait un peu.

[4] Il faut voir de quels mots elle enrichit la langue!»

dit Nicolas Boileau de la femme de Jérôme Boileau, son frère aîné, laquelle, au dire de Brossette, «avoit un talent particulier pour inventer des noms ridicules et des injures populaires».

[5] M. B. Jouvin, un lettré dans la bonne acception du mot, et dont la place est marquée depuis longtemps au Journal des Débats, M. B. Jouvin sait cela aussi bien et mieux que moi. Pourquoi donc,—il y a quelque temps,—a-t-il, en plein Figaro, donné si vertement sur les doigts à M. Peyrat, rédacteur en chef de l'Avenir national, pour avoir écrit admonestation au lieu d'admonition, et a-t-il pris occasion de cette prétendue «bévue» pour dire son fait au patois et à l'argot, l'un et l'autre fort dangereux suivant lui,—mais le premier «mille fois plus dangereux encore, parce que c'est un conquérant sournois»?

Je n'ai pas à défendre M. Peyrat, assez grand et assez fort pour se défendre tout seul, ni sa prétendue «bévue» qui se défend d'elle-même. L'Académie veut qu'on dise admonition: c'est pour cela qu'on doit dire: admonestation. Les deux mots sont français; seulement il y a cette différence entre eux que le premier est d'un français moderne et le second d'un français ancien. Les vieux écrivains, l'honneur de notre langue, écrivaient admonestation. De preuves, je fais trop de cas de l'érudition de M. Jouvin pour lui en fournir une seule.

La langue moderne,—celle que le rédacteur en chef du Figaro écrit si bien,—n'est pas faite d'autre chose que de patois étrangers ou autochthones. Parlons-nous grec ou latin, anglais ou suédois, allemand ou italien, celte ou thibétain? Sommes-nous une langue mère ou une langue fille? Hélas! le français contemporain est une langue fille, très fille même,—si fille que les austères grammairiens de Port-Royal se refuseraient aujourd'hui à la comprendre, et surtout, la comprissent-ils, à la parler. C'est une sorte de langue de Corinthe où sont venues se fondre et s'amalgamer une foule d'autres langues plus ou moins précieuses, du nord et du midi, d'oc et d'oil, d'Orient et d'Occident, or et cuivre, fer et argent,—avec beaucoup de scories à la surface.

Mais ce n'est pas dans une Note que l'on peut traiter comme il convient une question de cette importance; d'ailleurs, je reconnais volontiers que, pour m'acquitter de cette tâche, je n'ai pas les reins assez fermes, et qu'il me serait impossible de marcher «front à front» avec les philologues passés, présents,—et même futurs: je ne vais «que de loing après». Je n'ai prétendu ici que constater l'introduction légitime des patois et l'intrusion naturelle de l'argot dans le français moderne, qui n'a pas le droit de faire le dédaigneux, car, en se dépouillant de tous ses mots d'emprunt, il courrait grand risque de rester nu comme un petit saint Jean.

[6] Et comme si ce n'était pas encore assez, comme si la langue française actuelle n'était pas suffisamment éloignée de ses origines, il se produit à Paris, tous les dix ou quinze ans, des cacographes qui, sous prétexte d'en rendre l'étude plus accessible, veulent qu'on l'écrive comme on la prononce, c'est-à-dire en supprimant toutes les lettres aphones. Je renonce aux plaisanteries qu'il me serait facile de faire en objectant précisément la prononciation,—que modifient, dit Pascal, trois degrés d'élévation du pôle,—et les accents du pays; je me contente de demander comment on reconnaîtrait _nuptiæ si on l'écrivait _noss, _cor si _keur, _tempus si _tan, _maïus si _mê, _testa si _tett, _hostia si _osti, _mansio si _mèzon, etc. Refaire en 1865 ce que Marle a fait si inutilement en 1830, et Laurent Joubert si vainement en 1859, quelle misère! Et croire que cette orthographe nouvelle,—ou plutôt cette absence de toute orthographe,—rendrait plus facile l'étude de la langue française, quelle sottise!

[7] Si j'avais quelque plaisir à remuer le bric-à-brac littéraire, je pourrais multiplier à l'infini mes exemples académiques; mais comme, au contraire, il s'exhale de toutes ces expressions une odeur de rance, de moisi qui m'écœure l'esprit, je m'en tiens à ces quelques citations.

Une dernière cependant qui me revient en mémoire: ce sera le bouquet. Je n'aime pas beaucoup les réalistes, mais j'aime la vérité, et je dois dire que je préfère M. Champfleury écrivant: «Je porte perruque et j'ai cinquante-huit ans,» à Boileau écrivant:

«Mais aujourd'hui qu'enfin la vieillesse est venue

Sous mes faux cheveux blonds, déjà toute chenue,

A jeté sur ma tête, avec ses doigts pesants,

Onze lustres complets surchargés de trois ans.»

[8] Nous savons que bibliomanie est un mot de la façon de Guy Patin, par conséquent du XVIIe siècle, époque de cette passion frénétique des livres qui poussait des Hollandais et des Anglais à payer des prix fous des bouquins sans autre valeur que leur rareté. Nous savons que contemptible appartient à Malherbe, épigramme à Baïf, pudeur à Desportes, coq-à-l'âne à Marot, à Ronsard, à Balzac, au cardinal de Richelieu, débrutaliser à la marquise de Rambouillet, burlesque à Sarrazin, désenseigner à Montaigne, esprité à Saint-Simon, prosateur à Ménage, escobartin à Pascal, offenseur à Corneille, impardonnable à Segrais, bravoure à Mazarin, arrangé au père Bouhours, s'acclimater à Raynal, d'autres mots encore à d'autres écrivains; mais le reste?

[9] «Singulière manie de chercher à mille lieues les origines des choses et de faire couler des sources du Nil le ruisseau qui lave votre rue!»

(VICTOR HUGO, Préface du Dernier jour d'un condamné.)

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