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Jupe courte

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LES BRAS NUS DE LA SERVANTE

«Je ne me charge pas d'expliquer ce mystère! dit Valentin. Qui donc serait assez fou d'ailleurs,—étant donné que les âmes modernes souffrent si cruellement de connaître le pourquoi de tant de choses,—qui serait assez fou pour vouloir, en admettant qu'il le pourrait, donner la raison vraie des quelques phénomènes matériels ou psychiques qui nous permettent encore par leur apparente incompréhensibilité de croire à l'extra-humain, à l'hyperphysique, et qui sont les derniers prétextes du Rêve et de la Foi? Conservons précieusement, tristes clairvoyants que nous sommes, le peu qu'il nous reste de cécité; évitons d'introduire la brutalité du réel dans les pénombres au delà desquelles nous imaginons des lumières surnaturelles ou de surnaturelles ténèbres. Si je tenais l'imbécile qui a soulevé le premier le triple voile d'Isis, soyez sûrs que je lui ferais un mauvais parti. Ah! le sacrilège et le sot! il a été bien avancé, pour avoir vu le dessous des vagues transparences, pour avoir tâté la doublure des chimères! N'espérez donc pas que je chercherai la cause du fait qui m'a plongé dans un légitime étonnement. Mais ce fait s'est offert à mes yeux, patent, incontestable; sans doute il s'était déjà produit, et se reproduira, en d'autres cas, avec des différences circonstancielles, pareil à lui-même cependant; et l'on en peut induire cette loi—tout en se gardant de recherches au bout desquelles nous guette certainement la déception de quelque fatalité banale,—que la pensée se transmet d'un être humain à un être humain sans le secours de la parole, du regard ni du geste; qu'elle ne perd rien, dans cette mystérieuse transmission, de sa tendance naturelle à l'accomplissement. Oui, le désir né chez une personne, s'il est suffisamment intense, deviendra le désir d'une autre personne qui d'elle-même eût été incapable de le concevoir; et, pour que cette intrusion d'une âme dans une âme se réalise, il n'est pas nécessaire que le désireur en ait le vouloir précis; il suffit,—combien ceci dépasse les troublantes expériences magnétiques—il suffit de la seule force d'envoûtement du désir lui-même. L'esprit recule, plein d'horreur, devant les conséquences possibles de cette effroyable loi. Point de cœur innocent où ne puissent éclore les plus honteux appétits par le seul fait d'une proximité dangereuse dont rien ne l'avertit! C'est comme une damnation sans tentation. On peut devenir le complice d'un criminel qui n'a pas songé à vous prendre pour complice: il passait près de vous, voilà tout, en pensant à son crime, et de son dessein, qu'il cachait, vous avez fait votre dessein; vous êtes l'innocent voleur des mauvaises pensées d'autrui. Une infâme convoitise de prostitution peut troubler la plus chaste des vierges parce qu'une fille, de l'autre côté des fenêtres closes, va et vient anxieuse d'un réverbère à l'autre; et le plus honnête convive, assis à la table d'un empoisonneur, en face de la future victime, guettera le moment de verser le poison dans un verre, et, qui sait? le versera peut-être! Vous haussez les épaules, vous me jugez fou? écoutez. Il va sans dire que rien n'est imaginaire dans l'histoire que vous allez entendre; elle ne vaudrait pas d'être inventée; et c'est à sa vérité seule qu'elle doit d'être étrange,—et terrible.

Marié depuis un mois, j'adorais ma jeune femme, parce qu'elle était frêle et pâle avec des cheveux d'or léger qui lui mettaient sur le front, sur les paupières, sur le cou, des caresses tremblantes de soleil, mais je l'adorais bien plus encore à cause de sa candeur d'enfant et de la petite rose blanche, presque pas éclose, qui était son âme. Vraiment il fallait croire que son ange gardien naguère avait soin de lui boucher d'un bout d'aile l'oreille ou les yeux, chaque fois qu'une phrase un peu hardie échappait à quelqu'un, ou chaque fois que survenait un mot un peu moins ingénu que les autres dans les naïves lignes du livre qu'elle lisait; car, de tout ce qui est mal ici-bas, elle n'avait rien appris. Si les pâquerettes avaient une voix, elles parleraient comme elle parlait; j'entends les plus ingénues pâquerettes, celles qui ne savent pas pourquoi on les effeuille. Femme, elle avait gardé, si troublée encore de l'hymen, tout l'effarouchement des vierges; timidement consentante à mes ivresses, s'étonnant de ma joie. Ce qui lui aurait plu surtout,—bien qu'elle m'aimât, à sa manière,—ç'eût été que mon baiser, le soir, sur son front, à la porte de la chambre conjugale, n'eût pas été suivi d'autres baisers plus doux, plus effrayants; pendant qu'assis près d'elle devant le miroir, je défaisais ses cheveux, elle détournait la tête pour ne point voir dans la glace la rougeur qu'elle sentait lui monter aux joues. Elle avait honte même de sa pudeur. Moi, retenant mon souffle trop brûlant, osant à peine dire: «je vous aime,» tant j'avais peur qu'à ces mots il lui vînt des ailes et qu'elle s'envolât, m'éloignant parfois de crainte qu'elle ne devinât déjà dans mon approche une menace d'étreinte, je l'entourais de paroles qui rassurent, de caresses qui touchent à peine, d'attentes résignées; et, las des coupables amours de jadis, ce m'était comme une eau pure après le poivre des alcools frelatés, de la serrer enfin dans mes bras, toute svelte, les seins un peu froids, frissonnante, prête à fuir; son amour me rassérénait, ainsi qu'une fraîcheur.

Or, une fois, nous déjeunions sous un arbre devant la petite maison des champs où s'abritait notre bonheur. Je ne m'inquiétais guère des plats que nous présentait une grosse paysanne aux cheveux roux, ébouriffés, sorte de fille d'auberge que nous avions prise à notre service. Je contemplai ma femme, extasié. Vêtue de mousseline neigeuse parmi des vols de papillons, sa tête dorée riant dans le soleil, on eût dit que les papillons blancs étaient un peu de sa robe, envolée, et que les rayons étaient ses cheveux épars; j'admirais surtout ses yeux, où pas un mauvais songe n'avait laissé son ombre, ses yeux plus purs, plus transparents que l'azur des petits lacs où se mire le bleu du matin! Je tendais mes mains vers ses petites mains frêles..... Le bras nu de la servante qui changeait les assiettes,—un bras lourd, gras, ferme, où la peau rougissait par places,—passa près de mes lèvres les touchant presque, et je me sentis une chaleur aux joues, aux paupières, aux tempes! Cette chair, près de ma bouche, avec sa plénitude résistante et son odeur de viande saine, m'avait affamé, tout à coup; j'avais aux dents ce besoin de mordre des boulimies exaspérées. Que m'arrivait-il donc? Étais-je fou? Notre servante, avec ses bras nus, je l'avais vue vingt fois, cent fois, sans y prendre garde; belle fille? pas même; la face hâlée sous une tignasse de crins roux, le cou gros et court, des seins énormes remuant dans une chemise de toile écrue. Et une abjecte convoitise m'empoignait à cette heure, sans raison? Quoi! bête brute, je pensais à cette fille, près de cet ange? Plein de honte, je fermai les yeux, pour ne pas voir,—pour ne pas avoir vu; puis, les rouvrant, je saisis les mains de ma chère femme, je me mis à lui parler, très vite, disant que je l'aimais comme un fou, que jamais elle n'avait été aussi jolie que ce matin; et je la considérais de tout près, de plus près encore, par un instinct de laver mes regards dans ses yeux. Elle me répondait en son doux langage enfantin; ses petites mains fraîches étaient douces à la fièvre de mes doigts. Eh bien! non, je mens, je ne sentais pas cette fraîcheur, je n'entendais pas ces paroles, je ne voyais pas ces yeux. Malgré moi, le cœur débordant du mépris de moi-même, je songeais à la servante allant et venant derrière moi, à elle seule. Je ne la regardais pas, certes! Pour rien au monde je ne l'aurais regardée! Mais j'avais sous les paupières, toujours, la vision de ses bras nus, et, maintenant, de sa face hâlée sous la rousseur des crins, de son large cou, de ses seins énormes ballottant dans la toile. C'était stupide, et c'était infâme. N'importe, je la voulais! Oui, cette fille. Il me semblait que je râlerais de joie, si, me penchant en arrière, je heurtais le rebondissement de sa gorge. Des hallucinations me venaient: une lutte corps à corps, elle et moi, dans la paille d'une étable, non loin de la vache qui meugle, sous les poutres du toit où pendent des toiles d'araignées; une poursuite à travers des blés foulés, et notre chute sur des tas d'épis cassés, et la rage de ma morsure à ses bras, et mes mains pleines de sa gorge. Ma femme ne pouvait s'apercevoir de rien, tant je redoublais d'aimables paroles, tant j'avais, maître de moi en apparence, l'air souriant d'un mari charmé, les menus soins aussi d'un hôte empressé qui offre à boire, demande si l'on veut reprendre d'un plat. Mais le désir, le brutal et imbécile désir s'exacerbait en moi avec une violence éperdue, et enfin il devint si furieux, si irrésistible... que ma femme,—ma pure et douce femme,—se leva brusquement, se jeta vers la servante, à mains pleines lui saisit les bras et lui mordit de baisers la gorge, comme je l'eusse fait! comme je l'eusse fait! Puis elle recula dans un cri d'épouvante, après mon désir accompli; et accouru près d'elle, aussi effrayé qu'elle-même, je vis dans ses chers yeux, plus purs que l'azur du matin, l'étonnement hagard des somnambules réveillées.»

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