Jupe courte
LE TROISIÈME OREILLER
Quand il entra pour la première fois dans le grand lit de Luce Luciol, l'heureux enfant ne perdit pas une minute à considérer les malines qui bordent les draps, les vaines couvertures en soie grège du Japon, il n'accorda pas la moindre attention aux satins d'or ruisselant sur les trois marches de la couche, à la chute lente des rideaux de peluche qui, du violet sombre, se dégradent au rose tendre. Car il n'avait rien en lui, ni le cœur, ni l'esprit, ni le reste, qui fût disposé à se laisser distraire par des dentelles ou des étoffes! Son unique désir, c'était de serrer contre lui,—ah! bien oui, des étoffes! quel préjugé, même les mousselines!—la chère femme si longtemps cruelle, qui l'avait élu enfin, et il connut, dans l'éperdu oubli de tout ce qui n'était pas elle seule, l'hymen chaleureux des lèvres, l'étreinte à pleins bras, la tiédissante fraîcheur de la peau sous la peau. Mais, lorsqu'elle se fut endormie, délicieusement lasse, avec le sourire épanoui où étincellent les dents baisées, il regarda autour de lui, comparant à sa chambre d'étudiant, carrelée, presque vide, aux murs nus, cette chambre de soie, encombrée de jolis bibelots, admira le sommeil de Luce, rose et doré, sous la peluche, dans des fouillis blancs; et, charmé de la belle femme, il était flatté du beau lit.
Une seule chose le fâcha. Près de la ruelle, au delà des deux oreillers fripés par l'emportement des caresses, il y avait un oreiller encore.
Pourquoi l'avait-on placé là? A quoi pouvait-il servir! Intact, il se gonflait, l'air d'attendre une tête, faisant aux duos d'amour une menace de trio. Il avait l'importunité d'un couvert inutile, qui, en rappelant l'arrivée possible d'un convive, trouble l'intimité des repas. L'enfant le regardait avec un étonnement où se mêlait de la colère; bien qu'il fût certain d'être aimé, la pensée lui venait, si cruelle aux jeunes cœurs, de celui qui, connu ou inconnu, s'appelle toujours «l'autre»! et, d'un geste violent, qui eût bien serré la gorge d'un rival, il saisit l'oreiller vide, le secoua, voulut le jeter au loin.
Mais Luce, réveillée dans un petit cri d'épouvante, vit le geste et l'arrêta.
—Que faites-vous? voulez-vous bien laisser cet oreiller tranquille!
—Pourquoi? il ne sert à personne.
—A aucun être réel, c'est certain; mais, à personne, qu'en sais-tu?
Il ne comprenait pas, elle riait.
—Il sert aux amants... qui n'existent pas, dit-elle.
Elle s'accouda dans des bouillons de dentelles.
—Je l'ai toujours eu près de moi, la nuit, cet oreiller vide, où tous les amoureux chimériques ont posé leurs têtes à côté de la mienne. A seize ans, je voyais s'y endormir, après les baisers rêvés, le héros du roman lu en cachette, les poètes des chers poèmes; Paul, en y fermant les yeux, m'appelait Virginie, et des mains illustres y déroulèrent mes cheveux d'Elvire ou de Graziella. Mon lit de jeune fille avait deux oreillers, mon lit de jeune femme en a trois. Ni la jalousie de mon mari, ni le dépit exigeant de quelques jeunes hommes ne m'a fait renoncer au voisinage des douces visions. Là, sur la blancheur de la batiste bordée de malines, les don Juans et les Lovelaces me tendent le piège de leurs baisers, les Almavivas murmurent pour moi seule la ritournelle de leurs sérénades, les Chérubins me préfèrent à leurs marraines, et, pendant que l'époux ou l'amant me serre entre ses bras, Faublas me dit à l'oreille: «Si je me cachais sous le lit?» Chaque fois qu'un chapitre de livre d'amour, lu entre deux visites ou relu dans ma mémoire, me trouble l'âme doucement, je lui donne rendez-vous, pour le soir, sur le troisième oreiller! Il ne manque pas de venir; quoique je ne sois point seule, il me parle, tout bas, et c'est à lui que je fais la réponse qu'un autre entend. Mais les personnages, tendres ou libertins, évoqués d'entre les pages, ne sont pas seuls à me rendre visite; j'accueille les souvenirs qui furent des réalités, l'avenir qui sera le présent; celui que j'aime a souvent pour compagnon de lit—près de la ruelle—celui que j'ai aimé ou celui que j'aimerai; mon amour nouveau s'aide de l'amour passé ou de l'amour futur; je baise, sur les lèvres de ce soir, le baiser d'hier ou le baiser de demain. Il m'arrive,—oh! le joli raffinement!—de penser que j'excite à plus de désir, par le bonheur de celui qui est là, la tendresse de celui que j'y crois être; ou bien, plus simplement, grâce à une parole en apparence échappée, qui avoue une mystérieuse présence, j'inspire au réel amant une émulation féconde en de plus subtiles délices. Cela m'amuse, et m'extasie aussi, ce duel de la bouche qui me mord avec la bouche dont je voudrais être mordue, du vrai avec l'idéal; je me jette entre eux, comme une Sabine éplorée; je m'imagine sentir, si je laisse s'exaspérer leur querelle, la fureur des coups qu'ils se portent à travers moi; et, si je les réconcilie, ils m'enlacent en s'embrassant. Quelquefois, c'est d'une ressemblance avec celui qui se croit seul, que surgit l'apparition du chimérique partageur; d'autres fois, d'une dissemblance; mon caprice s'autorise de la similitude, ou de l'antithèse. Ta jeunesse, cette nuit, t'a peut-être donné pour rival,—rival qui t'a servi,—un frêle adolescent pareil à toi, entrevu, l'an dernier, à une fenêtre de Stockholm, la tête vers son livre; à moins que je ne t'aie préféré, en t'adorant, quelque robuste montagnard basque, la poitrine poilue, courant sus au taureau et lui empoignant les cornes d'une vigueur qui ne lâche pas prise. Sous les rideaux de mon alcôve, où triomphent également la vérité et le songe, j'ai confronté tantôt des ménechmes, tantôt des fils étonnés de races différentes! Mais enfin, en aucun cas, en aucun temps, je n'ai accepté, satisfaite ou déçue, une étreinte que d'autres bras n'aient resserrée ou dénouée, et nul homme n'a dormi seul avec moi dans ce lit où j'ai goûté plus entier, à cause de ton innocence, le bonheur de la trahison.
Comme il la regardait, épouvanté:
—Hélas! dit-elle d'une voix plus lente, ignorais-tu qu'à cette heure la complication des âmes leur interdit l'absorption dans un vouloir unique, la simplicité du désir? Qui donc, aujourd'hui, pensant à une chose, ne pense qu'à cette chose, et, la faisant, ne mêle pas à l'accomplissement le regret ou l'envie d'une autre action? Où est-elle, l'amoureuse ingénue qui baise, seulement, les lèvres qu'elle baise? Ce que je proclame, d'autres, rougissantes, n'auraient point le courage de l'avouer. Mais, enfant, ô pauvre enfant! sache-le: aucune femme ne se donne, qui ne se partage, en rêve du moins, et dans le lit de toutes les épouses et de toutes les maîtresses, triomphe, invisible, le troisième oreiller!