Jupe courte
JUPE COURTE
LE PARFUM VOLÉ
I
Madame de Marcellis sonna, carillonna, entra comme une bourrasque—bourrasque de dentelle et de faille dans de la poudre de riz envolée,—et tel fut l'ouragan de son intrusion qu'elle eut l'air d'avoir enfoncé la porte que venait de lui ouvrir une soubrette confondue de cette visite effrénée à neuf heures du matin.
—Ne dis pas un mot! Ne t'étonne de rien!
—Mais, Madame...
—Prends! c'est un billet de banque.
Et la jolie Furie, une Furie qui serait une Grâce, traversa le salon, le boudoir, soulevait déjà la portière de la chambre à coucher.
—Mais, Madame, ma maîtresse est sortie.
—Je le sais!
—Pour longtemps.
—Je le sais!
—Elle est allée au Bois...
—Je le sais!
—Elle ne rentrera pas avant midi.
—Je le sais!
—La chambre est en désordre.
—Grâce à Dieu!
—Le lit n'est pas fait.
—Je l'espère bien!
Elle constata de ses propres yeux que la batiste des draps, les couvertures repoussées par le bâillement du réveil et l'allongement de la jambe qui cherche le tapis, l'oreiller garni d'alençon où s'enfonçait un creux pas plus grand qu'une mignonne tête, n'avaient pas été touchés depuis le lever récent; une chemise de nuit, en surah noir, tombée dans un glissement, encore tiède sans doute, bouffait en rond sur la marche du lit, avec des plis qui se souviennent, près des étroites mules de satin mauve, un peu roses comme du souvenir des pieds menus qui s'y nichèrent.
—Tu n'as pas ouvert les fenêtres, au moins?
—Non, Madame.
—A la bonne heure!
Et alors, dans la chambre imprégnée de l'intime et mystérieux arome que communiquent à l'air, aux étoffes, aux meubles, à toutes les choses, l'épanouissement d'une jeune chair amollie par la chaleur nocturne et l'haleine d'un sommeil aux fraîches lèvres, ce fut un extraordinaire et adorable spectacle. Son chapeau, sa pelisse, sa robe, qui ne tenait guère, le jupon de soie, le jupon de nanzouck, et les voiles plus proches des plus secrètes nudités, et les bas qui eurent en l'air des palpitations d'ailes, madame de Marcellis retira, dénoua, déchira, arracha tout! si bien qu'elle apparut aussi nue que les naïades des peintures, éraillant du bout rosé de l'orteil la nappe des sources au fond des bois. Stupéfaction de la femme de chambre qui poussait des cris, levait les bras au plafond! L'étrange visiteuse ne se laissait pas détourner de son dessein. Elle saisit la chemise en surah noir, s'en vêtit, la serrant contre elle, y prenant des tiédeurs; se fourra dans le lit, mit sa tête dans le creux de l'oreiller, tira plus haut que ses oreilles le désordre des draps et des couvertures. «Mais, Madame... mais, Madame...» Elle n'entendait pas, ou feignait de ne pas entendre. Elle remuait, s'allongeait, se pelotonnait, cessait tout à coup de bouger: ses seins s'enflaient longuement jusqu'à soulever les étoffes, comme si elle eût voulu aspirer tout entier quelque cher et intense parfum; puis elle s'agitait de plus belle, frottait à la batiste ses bras, ses jambes, ses reins, son ventre, toute sa peau, baisait ou mordait la place chaude de l'oreiller, secouait sa chevelure, qui était comme un piège offert à toutes les senteurs éparses. Enfin, après être restée une heure dans le lit usurpé, elle consentit à en sortir, mais elle garda la chemise de surah, sur laquelle elle remit, avec la hâte d'un avare qui referme sa cassette, le jupon, la robe et la pelisse. Rhabillée aussi hermétiquement que possible, emmitouflée jusqu'aux oreilles, la voilette très épaisse baissée jusqu'au menton comme pour emprisonner le souffle, elle s'enfuit aussi vite qu'elle était venue, fut en une minute au bas de l'escalier, se jeta dans sa voiture, se fit conduire chez le vicomte Tristan, l'éveilla d'un baiser, et se glissa près de lui, dans la chemise de surah noir!
Cependant, gardez-vous de croire que madame de Marcellis eût perdu la raison. Une personne très sensée, au contraire; il ne faut pas juger les gens sur de vaines apparences. Amoureuse du vicomte Tristan, amoureuse comme on ne l'est pas, elle souffrait étrangement à cause de l'indifférence de son ami, que dissimulaient mal de caressantes courtoisies. Elle n'était ni désirée ni chérie comme elle eût voulu l'être, et elle devinait bien dans sa tristesse dépitée qu'il se rappelait avec trop de complaisance cette terrible madame de Ruremonde dont on ne se détache jamais tout à fait. Mais de la maîtresse de naguère, que regrettait-il surtout? l'or léger des cheveux, la rougeur des lèvres, la rousseur bistre des paupières lasses,—madame de Ruremonde se teint et se maquille si délicieusement!—le coquillage rosé d'une oreille ou la nacre un peu azurée des dents? Se souvenait-il de quelque perversité délicate, d'un de ces raffinements ineffables, où toute la monstruosité se complique de toute la pudeur, et où l'on dit, hélas! que madame de Ruremonde excelle? La pauvre amoureuse ne savait à quelle pensée s'arrêter, lorsque, un soir, en lui baisant les cheveux, Tristan s'écria, dans une échappée de franchise dont il dut regretter la brutalité: «Eh! ma toute chère, où donc achetez-vous vos odeurs? Si ce parfum n'était le vôtre, je crois, en vérité, qu'il y en aurait de plus exquis.» Ce fut un trait de lumière! Un vague arome, personnel, mystérieux, où se synthétisait toute une chair baisée, l'exhalaison, sans doute avivée à dessein, d'on ne sait quelle intime tiédeur, voilà ce qu'il regrettait de l'amour défunt. Elle n'hésita pas un instant: ce qu'il voulait, elle le lui donnerait! C'est pourquoi elle s'était précipitée de si grand matin dans la chambre en désordre de madame de Ruremonde, s'était fourrée dans le lit plein d'un chaud souvenir de dormeuse; c'est pourquoi, toute imbue de parfums volés, elle avait apporté au vicomte Tristan, sous la chemise de surah noir, les odorantes délices de l'alcôve rivale.
III
Quand elle rentra chez elle,—après la plus douce des matinées,—le bonheur riait dans ses yeux, lui mettait partout, au front, à la joue, aux lèvres, des roses gaies, épanouies. Elle avait réussi! elle avait triomphé! Oui, voulue, adorée, prise, comme elle prétendait l'être, avec toutes les ardeurs, avec toutes les extases. La bonne idée qu'elle avait eue de s'aller coucher dans les draps de son ennemie! comme elle leur avait bien dérobé le secret d'être aimée! Ce qui la ravissait surtout, c'était que Tristan, éperdu, avait juré qu'il la reverrait avant la fin de la journée; il ne pouvait plus vivre sans elle, voulait l'emporter, n'importe où, très loin, être seuls sans cesse, elle et lui. A la vérité, une chose la tourmentait un peu: l'odeur empruntée s'enfuirait, la chemise de surah ne se souviendrait pas longtemps de la chair qu'elle caressa d'abord; mais madame de Marcellis espérait que l'illusion persistante de l'amour enfin venu croirait toujours aspirer la senteur évanouie. Un autre sujet d'inquiétude, c'était que sa conduite ne lui paraissait pas tout à fait irréprochable: elle éprouvait, la voleuse, une espèce de scrupule, à présent; c'était peu, ce qu'elle avait pris, un parfum! n'importe, elle avait pris le bien d'autrui, et rien n'est plus répréhensible. Sa conscience n'était pas tranquille; elle aurait eu beaucoup de remords—si elle n'avait pas eu tant de joie! Ah! comme elle était heureuse, entre les baisers de naguère et les baisers de bientôt! Elle attendait, dans les ravissements d'une impatience alléchée, l'heure où elle devait revoir le vicomte. Hélas! l'heure vint, non l'amant, et voici la lettre qu'elle ouvrit, pressentant un désastre, osant à peine lire: «Me pardonnerez-vous d'avoir repris dans votre amour le goût d'un ancien bonheur? Pour me détacher d'une ingrate, j'avais fait tous les efforts; peu à peu, l'oubli venait; quelques jours encore, et, n'appartenant qu'à vous, je n'aurais plus su le nom de celle qui m'avait appartenu. Par quel fatal change, ce matin, ai-je respiré ses lèvres sur vos lèvres? Par quel miracle le parfum de votre adorable corps m'a-t-il affolé du parfum de son corps, à elle? O vous que j'allais aimer, je vous dois l'irrésistible tentation de n'aimer qu'elle seule; et je vous fuis, parce que je l'ai retrouvée en vous.» Toutes les larmes qu'elle réservait pour le plaisir, madame de Marcellis les pleura de douleur, et de dépit aussi. Mais quoi! elle fut bien obligée de reconnaître qu'elle était justement punie; et c'est une chose avérée que le bien mal acquis ne profite jamais.