Jupe courte
LE RACCOMMODEUR DE CRUCHES
I
En ce temps-là, dans un très grand village où l'on ne comptait pas moins de deux millions d'habitants,—j'espère que vous ne pousserez pas l'indiscrétion jusqu'à me demander en quel pays était situé ce village absolument disparu,—un préjugé, triomphant malgré les murmures de tous les gens pratiques, exigeait que les jeunes filles, en se mariant, offrissent à leurs époux, outre une dot en espèces trébuchantes et en rentes sur l'Etat, une petite et frêle cruche, pas plus grande qu'un calice, absolument intacte; et le mari, à peine offerte, la brisait, d'un coup de poing, impitoyablement. Quel sens avait cette coutume? Se plaisait-on à compter, dans les débris de la faïence, les futures années de bonheur? Pour ce qui est de la cruche elle-même, les peintres et les poètes de l'époque en question ayant tous omis,—par suite d'un autre préjugé non moins triomphant,—de la reproduire sur leurs toiles et de la décrire dans leurs vers, je ne puis vous fournir que des renseignements très incomplets à propos de cette offrande nuptiale; tout porte à croire, cependant, qu'elle était agréable à voir, mignonne, délicate, peinte d'un rose vif sous des feuillaisons d'or ou d'ébène; on peut supposer aussi qu'elle renfermait le plus fréquemment une essence des plus précieuses. Ce qui est certain, c'est que les mariés tenaient infiniment à la recevoir dans un état d'intégrité parfaite; ils se montraient fort mécontents de l'ébréchure la moins grave; pour une fêlure, ils poussaient les hauts cris. L'absurdité de leur exigence éclatait surtout en ceci qu'ils n'avaient d'autre but, eux-mêmes, que de briser la cruche. Puisque, en définitive, sa fonction était d'être cassée, qu'importait, je vous le demande, qu'elle l'eût été hier, ou le fût aujourd'hui? Il semble, au contraire, qu'un nouvel époux aurait dû se réjouir d'avoir à prendre une peine de moins. Mais les hommes de ce temps-là étaient sur ce point d'une obstination sans égale; les meilleurs raisonnements ne les persuadaient guère. Bénissons la Providence d'être nés dans un siècle où l'humanité s'est dégagée enfin de cette préoccupation puérile et de tant d'autres. Plus la faïence était malaisée à casser, plus ils témoignaient de joie, les imbéciles! C'était à sa solidité qu'ils mesuraient leur gloire; et ils ne connaissaient pas d'aussi fier triomphe que de s'y retourner l'ongle, dans l'effort, ou de s'y ensanglanter les doigts.
II
Etant donné cet état des esprits, les jeunes filles, cela va sans dire, prenaient grand soin du précieux objet; lui épargnant autant que possible les heurts, les coups de vent, toutes les chances de mésaventure; et, lorsqu'il fallait l'épousseter, elles avaient la précaution tremblante, la légèreté de main d'un collectionneur qui manie une figurine de Saxe ou un ivoire du Japon. De peur de le briser ou de l'emplir, elles se gardaient bien d'aller à la fontaine! Et elles ne se bornaient pas à l'entourer des plus délicats ménagements; elles le voilaient sous des étoffes, soies, laines, mousselines, non moins propres à décourager les regards indiscrets qu'à amortir les coups; une personne se destinant au mariage,—il y avait alors, déjà, de ces vocations malheureuses,—craignait presque autant de laisser voir sa cruche que de la laisser rompre. Malgré tant de précautions, des incidents fâcheux se produisaient quelquefois; un malheur est si vite arrivé! ainsi qu'on peut le voir dans la célèbre peinture de Greuze. Les jeunes filles qui, à cause d'un faux pas ou par suite de quelque autre étourderie, ne pouvaient plus joindre à leur dot qu'une cruche sensiblement entamée, d'occasion pour ainsi dire, avaient, il est vrai, la possibilité de s'excuser sur sa fragilité, reconnue de tout le monde, et sur les entreprises adroites ou violentes de certains impertinents qui prétendaient jouir, hors du mariage, du privilège des époux. Mais ces excuses n'étaient pas pour innocenter tout à fait les pauvres enfants; on les regardait d'un mauvais œil, en feignant de les plaindre, et il était peu commun qu'elles réussissent à se marier. Celles même qui, à force de mystérieuse hypocrisie, parvenaient à cacher leur mésaventure,—une cruche, cela peut se fêler sans faire de bruit,—ne s'en trouvaient guère mieux, grâce à la discourtoisie furibonde des maris déçus. De sorte que, par pitié pour les ingénues dont le trésor de faïence s'était quelque peu émietté,—et dans l'espoir aussi d'une honnête rétribution,—des gens habiles se demandèrent s'il n'existait pas un moyen de remettre, après accident, les choses en leur premier état, ou à peu près; et, dans le village de deux millions d'âmes, il ne tarda pas d'y avoir des spécialistes fort entendus qui faisaient métier de raccommoder les cruches nuptiales.
III
Aucun de ces spécialistes ne fut aussi illustre que celui dont je veux vous parler. Sa réputation était à ce point répandue qu'on venait de tous les pays du monde lui soumettre les cas de brisure les plus difficultueux. Et, en vérité, il méritait bien cette gloire, féconde en beaux profits, par le grand nombre et la perfection de ses raccommodages. De quels procédés usait-il? Je ne saurais le dire; sans doute il est mort sans livrer le secret de son invention, et les chroniqueurs dont je m'inspire sont muets sur ce point. Mais il est sûr qu'il obtenait des résultats merveilleux. «Ne pleurez plus pour vos objets cassés,» aurait pu être la devise de cet homme utile et célèbre. Maintenant les maris les plus attentifs ignoraient les fâcheuses déceptions naguère trop fréquentes; quelques jours de sa méthode appliquée suffisaient à faire disparaître toutes les craquelures, tous les fendillements de l'objet avarié. C'était sans crainte que les jeunes personnes se hasarderaient désormais à quelque négligence: elles pouvaient compter sur lui; il était le restaurateur, presque providentiel, d'une exquise fragilité! Et sa science ne s'en tenait pas à effacer les traces d'un accident unique, furtif. Non! les cruches même qu'un usage mille fois renouvelé avait ébréchées, défoncées, mises en morceaux, reprenaient, grâce à lui, la solidité et le brillant du neuf. Naturellement de tels succès lui valurent nombre d'envieux. Il se trouva des gens pour dire qu'on exagérait ses mérites, que la bonne apparence de ses soudures ne résistait pas à un examen un peu sérieux, que seuls les sots s'y laissaient prendre. Quel homme de génie n'a pas été bafoué? Quelle grande invention n'a pas été niée? Mais les jaloux se virent bientôt réduits au silence par une aventure absolument extraordinaire, qui fut divulguée on ne sait comment, et qui mit le comble à la gloire du praticien.
IV
Une fois qu'il était dans son cabinet,—ayant déjà reçu ce jour-là deux ou trois cents clientes, car il était fort expéditif,—il vit entrer un jeune homme, grand, brun, et une jeune fille, un peu chétive, timide, qui baissait les yeux.
—Bon, pensa-t-il, une enfant qui n'a pas osé venir seule et que son frère accompagne.
Et, se levant avec politesse:
—Je vois ce dont il s'agit. Mademoiselle, sans penser à mal, aura laissé sa cruche échapper de sa main. Un tout petit accident! Pas de complications! réparation facile.
Mais le jeune homme répondit pendant que la visiteuse, sous sa voilette, rougissait jusqu'aux yeux:
—Hélas! vous vous méprenez, Monsieur. Ce n'est pas pour un raccommodage que nous désirons vous consulter. Bien au contraire! Nous sommes mariés depuis deux semaines, madame et moi; et quoique j'aie le bras singulièrement robuste, malgré la pesanteur de mon poing, il m'a été impossible jusqu'à ce jour de casser la cruche dont ma femme m'a fait présent selon l'usage. Une telle situation, vous le pensez bien, a tout ce qu'il faut pour me déplaire; et je suis venu vous demander, bien que le cas soit justement au rebours de votre spécialité...
L'illustre praticien était confondu d'étonnement! Des cruches qui se rompent trop vite, qui cèdent,—étant de qualité médiocre,—au premier effort, il savait bien qu'il en existait par milliers; mais en aucun temps, non, en aucun temps, il n'avait entendu parler d'une cruche capable de résister pendant deux semaines,—si étrangement dure qu'elle fût,—aux chocs redoublés d'un poing très violent. Il y avait là une anomalie des plus remarquables, partant des plus intéressantes; et ce fut avec un vif empressement qu'il s'offrit à examiner, sur l'heure, l'objet si inconcevablement solide.
Il le considéra, longtemps, à loisir, avec méthode, reconnut qu'il était intact, en effet. Et, tout à coup, il eut peine à retenir un cri de surprise et de triomphe! Car, en levant les yeux vers la jeune femme, dont la voilette était tombée, il venait de reconnaître en elle une de ses clientes: cette cruche,—cette cruche incassable,—c'était lui qui l'avait raccommodée!